Jazz live
Publié le 2 Déc 2018

COURTOIS/ERDMANN/FINCKER LOVE OF LIFE AJMI, AVIGNON

Avignon, jeudi soir. Retour à l'AJMI pour l'un des derniers concerts de l'événement Jazz sur la ville. J'arrive à la toute fin de la balance du trio MEDIUMS de Vincent Courtois, Robin Fincker et Daniel Erdmann qui se préparent à donner leur version de Love of Life, d'après leurs partages de lectures de Jack LONDON.

Vincent Courtois, Robin Fincker et Daniel Erdmann  se préparent à donner leur version de Love of Life, leurs impressions colorées de la vie et de l’œuvre de l’écrivain américain.

On a l’impression de faire partie des « happy few » car le projet, s’il s’est concrétisé au printemps dernier, lors de l’Europa Jazz du Mans, festival particulièrement innovant, en est encore à ses débuts. Pour nous, sudistes, à une semaine de la fête anniversaire des 40 ans de l’AJMI, à Avignon, au théâtre du Chêne noir, il s’agit d’une vision inédite. D’ailleurs la musique du trio MEDIUM n’est pas encore enregistrée, mais la venue en voisin, de Pernes, du patron du studio La Buissonne, Gérard de Haro, est de bon augure. D’autant que les albums précédents de ce formidable trio (qui a ouvert la voie aux formations « graves ») ont été réalisés à la Buissonne, à savoir West, Medium, Bandes Originales. Love of Life ne saurait tarder.

Une vie singulière, émouvante en bien des aspects, qui a encore de quoi fasciner grands et petits, toutes générations confondues. Puisqu’il s’agit de la vie de Jack LONDON (1876-1916), de son énorme travail d’écriture, à savoir 50 volumes sous forme de nouvelles, pièces, romans, reportages, deux tomes dans la Pleïade.
« Il a mené sa vie comme le galop furieux de quarante chevaux de front ». Chacun a sa porte d’entrée. Michel Le Bris, passionné de jazz, un temps critique à Jazz Hot, écrivain de la celtitude, créateur d’Etonnants voyageurs, formidable festival malouin, conseille de commencer par The Call of The Wild (qu’il a retraduit récemment par L’appel de la violence) en reconsidérant l’ adjectif « wild » comme ce qui est sauvage en nous, « l’être sombre dans le mystère de la fureur ». Ce qui souligne les contradictions et ambiguïtés de celui qui ne pouvait choisir entre ses appétits, révoltes, ambitions et désirs. London écrivait en résonance avec ce qu’il avait vécu: marin, chasseur de phoques, boxeur, mineur, chauffeur, repasseur, mineur, correspondant de guerre, « vagabond et « brûleur de dur »…. Autodidacte génial, il fit son apprentissage d’écrivain en réunissant ses expériences: « Travailleur de la plume », ouvrier dans l’âme, il a vécu le rêve américain sous toutes ses formes, dans les glaces, a connu la ruée de l’or dans le Klondike, la mer

les discours engagés sur le socialisme en partageant le quotidien des ouvriers à Londres (People of the Abyss en 1903 et the Iron Heel en 1908, première dystopie moderne).
L’aventure est l’un des thèmes favoris de Jack London qui en vécut de multiples lors de toutes ses vies. Il joue en virtuose pour accrocher et tenir le lecteur, avec la mort, le temps, les dystopies, l’espace et l’au delà. Pour nombre d’entre nous, évoquer Jack LONDON, c’est s’acquitter d’un devoir d’enfance. C’est mon père qui m’a mis entre les mains Martin Eden, le roman quasi-autobiographique de l’écrivain, annonçant The Great Gatsby où un homme du peuple part à la conquête de la bonne société, paraît y réussir avant de finir laminé par ceux qui ont feint de l’accueillir.  Marseille accueillait l’an dernier à la Vieille Charité une exposition sur ses aventures dans les mers du sud sur son schooner, la Snark avec sa femme Charmian, sur les traces entre autres de Robert Louis Stevenson, expédition qui faillit d’ailleurs lui être fatale.

Ce long préambule peut expliquer les raisons de l’intérêt manifeste pour ce nouveau projet du violoncelliste Vincent Courtois, choix partagé par le directeur artistique de l’AJMI, Jean Paul Ricard, qui, sans hésiter, a choisi ce programme JACK pour la saison automnale 2018 de l’Ajmi. Je suis aussi depuis près de vingt ans le travail et les aventures multiples, les voyages de Vincent Courtois, l’un des premiers musiciens rencontrés.

Bruno RUMEN

Ce trio particulier Mediums a de quoi attirer toute notre attention car la musique qui en résulte est accessible en dépit d’une réelle exigence. Les deux saxophonistes ténor, Daniel Erdmann et Robin Fincker, partagent souvent les choix du violoncelliste, ses aspirations musicales et se plongent alors intensément dans les projets. Ainsi pour Love of life, ils ont lu pendant près d’un an différentes nouvelles de London, partagé leur ressenti, écrit chacun quelques compositions, visionné aussi des documents rares, comme les films produits par London lui même, peu avant sa mort, car ce visionnaire avait le projet de faire du cinéma de son oeuvre!

Mais plus que d’illustrer façon ciné-concert, ils ont préféré se concentrer, dans un premier temps, sur les images musicales qui allaient naître de cet univers, en véritables compositeurs et traducteurs musicaux  de cette matière vivante. Mots, images, sons alors fusionnés. Ils ont réussi à faire remonter en eux au cours de leurs improvisations et dans leur écriture leur ressenti, en tirant parti avec leurs instruments de ce matériau exceptionnel.

Bruno RUMEN

Avec ces thèmes traversés, retournés, souterrains qui affleurent et se déversent devant nous comme une lave en fusion, on s’abandonne à cette nouvelle aventure musicale qui nous est contée. Dans ce concert, les diverses compositions vont s’enchaîner, créant une nouvelle B.O, celle d’un film imaginaire, miroir de Jack.
Un art savant de la construction, avec des pièces obsédantes qui deviennent vite des tourneries, magnifiées par ces instruments des timbres du milieu, le saxophone ténor, rappelons-le, étant proche du registre du violoncelle. Mon goût personnel  m’a toujours portée vers ces sonorités, mais le public nombreux en ce jeudi soir, adhère complètement à la vision du trio. Ces trois là savent s’ajuster, par la disposition même des deux ténors, gaillards complices, debout, élégants et stylés, qui entourent le violoncelliste assis, qui se tourne alternativement vers chacun. Ce qui inspire mon voisin photographe, Bruno Rumen, de l’AJMI, qui remarque que, si Erdmann se balance d’avant en arrière en jetant un oeil sur les partitions, Fincker lui tourne de droite à gauche, le nez en l’air.

Le son du trio conjugue élégance et rudesse, sophistication et rythmes carrés. Adroitement, ils dosent les effets, capables du dépouillement le plus humble aux élans les plus violents, entre cris et chuchotements, sifflements, chuintements, hoquètements, le registre profond et grave unifiant le tout, ouvrant des passages entre les genres. Car on passe vraiment d’un trio chambriste à une musique pop, voire folk : aucun genre musical ne semble résister à leur curiosité et dextérité. Laissant la confidence s’installer sur fond de cordes, jouant une tension tourmentée illustrant le climat des nouvelles. Les notes remplacent les mots, retenue et intensité sont bien dosées, le jeu osmotique et pourtant complémentaire des ténors produit un effet si complet que le trio se transformerait presqu’en orchestre de chambre.

On écoute sous emprise cette musique qui engage corps et esprit. Courtois sait utiliser son instrument dont il explore tous les possibles, les ramifications sonores  jusqu’aux terminaisons pour en extraire des sons insolites, sans greffe électronique. Violoncelle appareillé, au son magnifique travaillé par l’autre Bruno de l’Ajmi, Bruno Levée : bien dans ses cordes, quand il est privé d’archet, il s’exprime par tapotements et pizzicati revendicatifs. Grattant, pinçant, frottant ses cordes, il en tire les meilleurs effets, vous attire dans leurs rêts. Il trace aussi de grands traits rageurs à l’archet, quand il pourrait craindre d’être submergé par la masse sonore des deux ténors en transe, d’être dépassé par les rauques exclamations de ses compagnons. Mais on comprend vite qu’il y a un arrangement entre eux, ils ne se gênent jamais : ostinatos vibrants ou longs crescendos enflés, interventions plus dégagées, leur ensemble est émaillé de surprise, la plus marrante est quand Courtois s’empare du violoncelle comme d’une gratte, transformant avec un mediator arrangé son violoncelle.

Bruno RUMEN

Bruno RUMEN

Le répertoire?  Le concert  commence avec « Love of Life » (1907), pièce assez enjouée, mais sans vision béate pour autant, avec ce sous-titre qui en dit long « Where’s there’s hope, there’s life ». On est dans le mood mais très vite, la suite chambriste, en trois parties, inspirée de Martin Eden, exacerbée par les sons de clarinette de Robin Fincker nous en dissuaderait. Puis « The Road », « the Dream of Debs » (Grève générale) avant mon souvenir le plus fort de ce gig, la pièce sublime, la pépite (pour une fois, ce n’est pas un cliché d’utiliser ce mot, quand il s’agit de London) tirée pour moi du standard de Billie Holiday « Am I blue? »(Colombia records 1941 avec Roy Eldridge). En fait, c’est la version  chantée au piano,  swinguante, par Hoagy Carmichael, accompagné de Lauren Bacall, qui déclencha chez Vincent Courtois le désir de reprendre cette composition. Il s’agit de la scène de séduction immédiate où Bogart entend la voix rauque si singulière de Lauren Bacall dans Le Port de l’angoisse d’Howard Hawks, d’après Hemingway ( To Have And Have not), en 1944. Coup de foudre réel puisqu’ils allaient à partir de ce film former un couple mythique, à la ville comme à la scène. Sur ce long titre, plus de six minutes, le trio nous emporte ailleurs, loin du jazz qui remue, avec des accents poignants, désespérants, une plainte déchirante où saxophones et violoncelle unissent leurs voix avant de se séparer pour emprunter des voies séparées qui s’achèvent en rauques bruits de bouche de Fincker et souffles. Je retiens aussi « To build a fire », nouvelle particulièrement glaçante qui donne au trio clarinette, sax et violoncelle l’opportunité de ménager le suspens, de moduler ses rebonds jusqu’à la note finale, car on s’enfonce dans le grave d’un engourdissement mortel. Le fait de connaître la nouvelle permet de mieux imaginer cette fin tragique comme la fin de Martin Eden qui préfigure celle de l’écrivain lui même.

Fincker a composé aussi « The Sea Wolf » (Le Loup des mers), d’après ce récit qui explore deux visions de la vie radicalement opposées, devenu film d’aventures par le maître du genre Michael Curtiz en 1941 (avec Edward G. Robinson, Ida Lupino et John Garfield).
Pour finir ce programme à partir de nouvelles diverses, ressenties pourtant dans une continuité musicale, « Goliath », la composition de Daniel Erdmann illustre une anticipation politique de 1904, avant  « The South of the Spot » 1909 (Au sud de la fente) que le trio  transforme en une gigue irlandaise survoltée. Métaphore de la fracture sociale, matérialisée par une faille d’acier, séparant les beaux quartiers au Nord de San Francisco des taudis du sud. San Francisco, London y revient toujours. Car si le voyage est envoûtant de bout en bout, ce que vous ne savez pas encore, c’est que Vincent Courtois, jamais à court d’envies et de rêves, envisage de partir sur les traces californiennes de London, d’explorer son port d’attache et point d’ancrage, la baie de San Francisco, la ville d’Oakland et de jouer là-bas un spectacle complet, avec des texte lus et interprétés par des comédiens amis avec inserts de photos, montages de films des diverses expéditions de l’écrivain.

Une impression étrange résulte de ce concert, comme un apaisement qui ne laisserait pourtant pas en repos. Eloquence et liberté. Un portrait textuel, cinématographique et musical sous-tendu de réminiscences et de vibrations croisées, des affinités électives cultivées avec élégance et passion.

En rappel, « Mission de confiance », autre aventure dans le Grand Nord-(ouest du Canada), la fièvre de l’or, à la merci de prospecteurs cruels, de chiens indisciplinés et de loups, nouvelle que je ne connaissais pas. Quoi de plus merveilleux que cette transversalité artistique qui donne envie de voir au cinéma l’adaptation d’un texte, ou de se replonger dans un livre après un concert enthousiasmant!

Sophie Chambon