Jazz live
Publié le 21 Fév 2019

Claude Tchamitchian, explorateur de contrebasse, en solo au Triton

Dessin: Annie-Claire Alvoët

 

Ce concert en solo du bassiste Claude Tchamitchian  fut un moment unique, captivant, magnifique. Et pourtant  je ne suis pas bassiste, ni très familier avec de cet instrument (il faut m’expliquer  à chaque fois comment ça marche, j’oublie toujours si on le gratte où si l’on doit souffler dedans)

Claude Tchamitchian, basse, vendredi 1er février au Triton, 75 020 Paris

Dessin: Annie-Claire Alvoët

En général quand on propose à quelqu’un d’aller écouter un solo de basse, il fait à peu près la même tête que si on lui disait : « Je t’emmène à la cinémathèque, il y a un film hongrois un peu expérimental des années cinquante, c’est l’histoire d’un type qui revient dans son village natal, il doit reprendre la cimenterie de son père mais en fait il hésite, il aimerait mieux suivre ses aspirations personnelles et créer une plâtrerie, du coup il s’interroge en regardant les murs pendant toute la première partie du film, tu verras, l’image n’est pas toujours  très nette, les trois premières heures sont un peu répétitives, mais le dernier quart d’heure est sublime et je t’assure: après tout ça, tu ne verras plus jamais un mur de la même façon! ».

Ok , j’exagère un peu. C’est pour faire comprendre le poids des préjugés qui pèsent encore sur ce noble instrument, la contrebasse. Il existe d’ailleurs de multiples plaisanteries de musiciens à ce sujet. On pourrait donc penser qu’un solo de contrebasse est destiné aux geeks de cette musique. Alors soyons clair : ce solo de basse de Claude Tchamitchian fut magnifique, captivant, lyrique, inoubliable.  Et pour enfoncer encore plus le clou : il m’est arrivé parfois de m’emmerder à des concerts de piano solo. Mais à concert de Claude Tchamitchian, jamais, pas même une demi-seconde.

La soirée était particulière. D’abord par l’instrument joué par Claude Tchamitchian ce soir-là. Ce n’était pas sa basse habituelle, mais un instrument mythique ayant appartenu à « JF », c’est-à-dire  Jean-François Jenny-Clark (cet homme semble avoir laissé à tous les musiciens qui l’ont connu un souvenir si délicieux que les jazzmen prononcent tous les deux syllabes de son prénom avec le même air attendri).

Et donc, avant de jouer, Claude Tchamitchian explique qu’il a changé d’accordage pour ce solo, et  par la même occasion de contrebasse. La musique qu’il voulait jouer (nous y reviendrons) nécessitait des techniques nouvelles et un autre instrument. C’est alors que tout s’est enchaîné comme si Dieu, qui sait tout et voit tout, avait une petite tendresse pour les contrebassistes. Felipe Canales,  dépositaire d’une des deux contrebasses de « JF », est parti en Allemagne. Il a remis l’instrument à Anne, ex-femme de Jenny-Clark. Avec son accord, son compagnon, le pianiste Andy Emler, a prévenu Claude Tchamitchian que la basse était disponible. Et voilà comment celui-ci se retrouve avec cet instrument mythique dans la petite salle du Triton, avec une émotion non dissimulée, devant Anne, Andy Emler, Henri Texier. Bien plus impressionnant qu’un jury d’agrégation…

Peinture : Annie-Claire Alvoët

Très ému, Claude Tchamitchian a donc expliqué tout cela en quelques mots, puis a respiré un grand coup et plongé dans la musique. Il a placé ses premières notes avec beaucoup de précaution, et une certaine solennité. Il leur a laissé beaucoup d’espace pour qu’elles résonnent. Puis il s’est lancé dans une mélodie lyrique, dont il a répété certaines phrases comme un chanteur qui redit son refrain.  Il y a eu des questions, des réponses, des commentaires. Une voix, deux voix, trois voix, quatre voix. Avec  les résonances, la musique prenait tout à coup un volume extraordinaire.

Au bout d’un moment, Tchamitchian a dégainé son archet. A la différence de certains contrebassistes qui en jouent simplement pour montrer qu’ils en sont capables ou pour impressionner les filles (et qui ont moins l’air de faire de la musique que de scier du bois, comme le relevait Franck Bergerot), Claude Tchamitchian chante avec son archet. Il en obtient une variété de sons et de timbres prodigieuse : des graves, et même des sur-graves, des sons plus ou moins râclés, ou filés dans l’aigu, presque un sifflement. Et toujours ce jeu avec la résonance, qui est encore plus flagrant quand il prend un deuxième archet. Mais oui, c’est une véritable invention, une technique inédite et personnelle qu’il a développée pour ce solo. Explorateur de contrebasse, il a élaboré ce type de jeu qui permet donc de jouer à deux archets (l’une pour faire la basse, si l’on peut dire, l’autre pour chanter). Avec deux archets, on multiplie encore plus les voix, les résonances, les harmoniques.

 

Peinture : Annie-Claire Alvoët

De fait, la musique prend alors un volume incroyable. Le solo devient polyphonique, Claude Tchamitchian se transforme en chorale. Les ambiances sonores forment un spectre très large : on entend passer Stravinski, Maessien, Bartok, Ligeti …et de la musique traditionnelle arménienne ou orientale. Tout est d’une profondeur et d’un lyrisme extraordinaires. A la fin du concert, Tchamitchian joue Amir, qu’il dédie à son auteur, Henri Texier, présent dans la salle.  Il finit à l’archet par une autre pièce dédiée à Andy Emler. Je m’aperçois alors que chacun des morceaux joués ce soir était un hommage, puisque le premier morceau, était dédié, bien sûr, à JF Jenny-Clark.

Après le concert, désireux d’en savoir plus sur les différences d’accordage évoqués par le soliste dans son introduction, je l’appelle et prend mon premier cours de contrebasse par téléphone. Homme pudique et réservé dans la vie, Tchamitchian est intarissable sur la vie organique de son instrument : « L’accordage traditionnel, c’est mi-la-ré-sol, c’est-à-dire en quarte. Mais il ne me permettait pas d’arriver à la musique que je voulais jouer pour ce solo. J’ai réfléchi, tâtonné, et je suis finalement arrivé à un nouvel accordage, en quintes diminuées : mi bémol-la -mi bémol –la. Personne n’utilise ça, parce que ça fout le bordel dans les doigtés, tous les repères changent, il faut presque repartir de zéro, mais ça me permet d’arriver à ce que je voulais jouer, à cette musique que j’entendais dans ma tête, à base de gammes par ton, et de gammes diminuées, toutes ces gammes symétriques que l’on trouve notamment chez Maessien… ».

 

Quant à la pratique du double archet (le « double arco », comme dit Tchamitchian) elle lui permet d’avoir la basse et le chant : « Tu opposes les mèches, et tu as un archet qui frotte les cordes de la et sol, et un autre celles de ré et mi ». Il finit en me parlant de la basse de « JF », utilisée pour ce concert, « Une Mirecourt du début du XXe » : « Henri (Texier) la connaît bien…C’est la basse de Voyage avec Paul Motian et Don Cherry ! » (nous sommes au téléphone, mais je devine à sa voix son air émerveillé). Et je comprends mieux son geste à la fin du concert, au moment du salut : Claude Tchamitchian a désigné la contrebasse pour signifier que de toute cette musique jouée ce soir, le mérite revenait à elle plus qu’à lui. C’était faux, mais c’était beau.

 

Texte : JF Mondot

Dessins : Annie-Claire Alvoët

(autres dessins, peintures, gravures, à découvrir sur son site: www.annie-claire.com)