Jazz live
Publié le 16 Avr 2015

Claudia Solal et Benjamin Moussay : Butter in My Brain

 Hier soir, 16 avril, la chanteuse Claudia Solal et le pianiste Benjamin Moussay créaient leur nouveau programme, Butter in My Brain, dans le cadre du festival d’art vocal Les Enchanteuses proposé par le Triton à chaque nouveau printemps, inauguré le 27 mars cette année par Laurence Malherbe et qui s’achève après-demain, samedi 18 avril, par un double plateau que se partageront Lou Tavano et Clotilde Rullaud, précédées la veille par la chanteuse de flamenco Paloma Pradal et le saxophoniste Jean-Marc Padovani. Un programme éclectique, d’un éclectisme qui m’invite, en prologue à ce compte rendu, à me pencher sur une question qui ressemble au sparadrap du Capitaine Haddock dans l’autocar pour la Bordurie de l’Affaire Tournesol.

 

 

Prologue

 

N’étant pas certain d’être capable de dire ce que j’ai entendu tout à l’heure, je commencerai par parler d’autre chose. Ou déjà de cette difficulté à nommer… Etait-ce du jazz ? Question toujours un peu ridicule, que je ne me suis d’ailleurs pas posé pendant le concert, mais que certains lecteurs habitués de ce blog ne manqueront pas de poser et sur la base de laquelle j’ai retoqué cette après-midi même un disque qui ne me paraissait pas avoir sa place dans nos pages. Question ridicule, comme le serait celle d’un gastronome qui, n’aimant que les plats de résistance, hésiterait à décider de son goût pour un met inconnu parce qu’il ne saurait déterminer s’il s’agit d’une entrée ou d’un plat de résistance. Question ridicule donc, mais récurrente sous ma casquette de jazz-critic que je revendique, même si la figure du spécialiste est aujourd’hui fort décriée par les généralistes qui, souvent sans même en avoir conscience, le pille, le réduise, le simplifie et le déforme. Question sans laquelle Jazzmag serait depuis longtemps envahi par un mélange de musiques du monde, soul, funk, rock, ce bouillon clairet des musiques actuelles où ne surnage que le consensuel dégraissé des identités fortes qu’il n’aurait pas su dissoudre. Tel Ibrahim Maalouf qui parvient à dissoudre dans sa musique le grand saxophoniste Mark Turner au point de l’y rendre totalement invisible (qui des fans d’Ibrahim Maalouf connaissent Mark Turner ? Où et quand leur en a-t-il parlé ?)


Il faudrait donc des frontières, ne serait-ce que pour les pouvoir transgresser. Dans un journal qui reçoit 120 à 200 CD par mois (de musiciens désormais toujours tous plus compétents-performants les uns que les autres) et qui n’a la capacité d’en faire chroniquer qu’une cinquantaine, cette frontière participe de la douloureuse décision de chroniquer tel disque et pas tel autre. Et notamment tel disque qui ne trouvera sa place que dans Jazzmag et tel autre qui relève d’un autre domaine (pop, rock, musiques du monde, etc.) même si, comme disent les attachés de presse, c’est aussi “un peu jazz”. Tâche difficile, en un temps où les frontières se brouillent, tant parce que le marketing aspire à s’en affranchir (souvenez vous de l’agressive politique de promotion du jazz-rock lancée en 1968 par le nouveau patron de Columbia, Clive Davis, dont il résulta que Thelonious Monk ayant refusé d’enregistrer avec Blood, Sweat & Tears, fut viré purement et simplement… et voyez les programmes des festivals de jazz où l’ouverture incarnée par le jazz signifie de plus en plus son exclusion), tant donc sous l’effet du marketin que du fait de l’aspiration naturelle des styles, voire des disciplines artistiques à se métisser. Métissage qui consubstanciel à l’humanité, mais se fait désormais à vitesse “dramatique”. Il m’arrive à moi-même sur ce blog, parce qu’il a des capacités d’accueil sans rapport avec la pagination de notre édition papier, de pratiquer le grand écart au-delà des frontières du jazz, mais quelles sont-elles ? Plus que jamais mobiles et floues, tout particulièrement chez ces “Enchanteuses” qui ont en ce moment leur festival au Triton, qui dans leur majorité n’ont pas leur place dans nos pages mais qui ont pour trait commun,  d’y avoir souvent quelque connexion, voire d’en être partie prenante tout en contournant l’académisme du jazz vocal qui n’est trop souvent que vulgarité et forfaiture.


Qu’est-ce donc qui attire l’attention de Jazzmag sur Elise Caron, Youn Sun Nah, Jeanne Added, ce soir Claudia Solal, voire Violaine Schwartz ? Cette dernière, “diseuse” de chansons réalistes, n’aurait jamais lu son nom dans nos pages (ce qui ne retire rien à son merveilleux talent) s’il elle n’était, non pas accompagnée, mais contredite (ou contrepointer si vous préférez) par Hélène Labarrière qui lui oppose tout son vocabulaire d’improvisatrice. Elise Caron n’est manifestement pas une jazzwoman, mais sa technique vocale et son art de l’improvisation l’a conduite à échanger avec le cœur du métier du jazz, jusque parmi les sections de l’ONJ de Denis Badault. Pour Youn Sun Nah, Jeanne Added et Claudia Solal, elles sont toutes passées par “l’école du jazz” la plus triviale : tempo, harmonie, scat, improvisation et standards. Parce qu’elles n’ont pas voulu singer ce qu’elles n’étaient pas, elles ont évolué vers une forme de cabaret qui a pris la dimension du music-hall chez Youn Sun Nah, a dérivé récemment vers une sorte de techno-pop chez Jeanne Added (qui mène désormais une double carrière en continuant à se produire avec le trio Yes Is a Pleasant Country) et a inspiré à Claudia Solal une sorte de cabaret littéraire. Venons-y (« Bon voyage, petit sparadrap ! »).


Le Triton, Les Lilas (93), le 16 avril 2015.

Butter in My Brain : Claudia Solal (chant), Benjamin Moussay (piano, Rhodes, électronique).

 

C’est à une première que l’on assiste, d’un spectacle sur lequel Claudia Solal et Benjamin Moussay on travaillé pendant un an. Un an d’écriture pour quelques heures de répétition. C’est donc peut-être plus d’une répétition générale, peut-être même à peine d’une couturière, qu’il s’agit, où l’on verra Claudia Solal garder l’œil sur le pupitre qu’elle désigne comme indésirable mais encore indispensable, hésiter sans façon, ou pouffer lorsque le jeune fils de Benjamin Moussay au premier rang demande à haute voix : « Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? » J’aurais pu dire la même chose et Martial Solal, venu écouter sa fille, m’avoua partager mon handicap à la sortie du concert. Car si j’ai appris à lire l’anglais utilitaire, à apprécier la musicalité de l’anglais parlé et sa concision, j’ai encore bien du mal à le comprendre à l’oral et je ne suis pas sûr d’être le seul et je regrette et m’étonne que l’on contourne ainsi sa langue maternelle, d’autant plus lorsque l’on s’est affranchi des impératifs du swing.  Ce qui méritera peut-être, comme à l’opéra, lorsque les scènes nationales ouvriront leurs beaux équipements à ce programme
(rêvons de directeurs de salle qui soudain seraient doués de culture musicale…), la projection de sous-titres.


Si les textes semblent le mériter, la musique, qui ne se réduit pas au format couplet-refrain, se suffit presque à elle-même… presque, justement parce que l’on devine qu’il s’agit d’une générale et que ce programme aujourd’hui écrit à 99% est appelé à s’assouplir, à se dégrafer, à prendre la clé des champs… soudain, Claudia s’éloigne vers le fond de la scène, et dos au public émet d’hallucinantes notes suraigües incroyablement flûtées qui laissent à penser que ,sur ce programme elle a encore de la réserve sous le pied.

Que lui reste-t-il de son apprentissage du jazz ? On serait bien en mal de le dire, sinon “l’essentiel après avoir tout oublié”, un métier vocal, harmonique, rythmique dont “l’essentialité” ferait certes sourire ces artistes qui on reçu le baptême musical dans les églises sanctifiées d’Outre-Atlantique. Mais est-ce faire injure au jazz que de lui faire crédit de cet ensemencement des sensibilités européennes au profit de floraisons inédites ?


Quand à Benjamin Moussay, il est incontestablement jazzman. Et si je hais cordialement les options esthétiques prises par son trio, je n’en admire pas moins et plus cordialement encore le musicien, le pianiste, l’homme de culture (voir ses brillantes interventions dans le Matin des musiciens d’Arnaud Merlin du temps où la vulgarisation de qualité n’était pas interdite sur France Musique). La musique qui réunit le pianiste et la chanteuse – et comme personne d’autre qu’un jazzman ne saurait ainsi en produire, bien qu’elle soit totalement écrite et affranchie du swing… mais peut-être est-ce sa pratique en amont qui fait la différence – est d’une syntaxe appartenant au domaine du minimalisme, avec un vocabulaire très large des musiques du XXème siècle, de Webern à Cecil Taylor, en passant par la pop, en remontant momentanément jusqu’à Bach, avec un usage non dogmatique de la tonalité et de l’atonal, de la consonance et de la dissonance où le “tension-détente” me semble être non plus un phénomène temporel d’alternance, mais un phénomène spatial, un état. De même que l’on passe sans hiatus du piano au Rhodes et à ses effets électroniques susceptibles mêmes d’être joués simultanément…  dans une parfaite empathie avec les textes de Claudia Solal. On se souvient qu’il y a douze ans, lors de la création de leur duo au défunt club de la rue des Rosiers, Les 7 Lézards, la poétesse Emily Dickinson était au cœur du répertoire. Il n’en reste qu’une phrase qui sert de titre à l’un des morceaux, mais il en reste l’essentiel, un souffle qui porte Claudia Solal, et qui chez elle prend la forme d’un art poétique où le drame de l’existence ne prend jamais le ton ni de la tragédie, ni de l’épopée, ni de la lamentation, pas plus de la comédie, mais nous entraîne au-delà des apparences, là où les lapins blancs portent montre à gousset, à ce juste endroit qui sépare le rêve du cauchemar, la douceur et de l’amer et d’où l’on peut observer the butter in the brain avec distance et narquoiserie. Les quelques larmes qui soudain perlent au coin d’une “chanson” n’en ont que plus de poids.

Franck Bergerot

 

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 Hier soir, 16 avril, la chanteuse Claudia Solal et le pianiste Benjamin Moussay créaient leur nouveau programme, Butter in My Brain, dans le cadre du festival d’art vocal Les Enchanteuses proposé par le Triton à chaque nouveau printemps, inauguré le 27 mars cette année par Laurence Malherbe et qui s’achève après-demain, samedi 18 avril, par un double plateau que se partageront Lou Tavano et Clotilde Rullaud, précédées la veille par la chanteuse de flamenco Paloma Pradal et le saxophoniste Jean-Marc Padovani. Un programme éclectique, d’un éclectisme qui m’invite, en prologue à ce compte rendu, à me pencher sur une question qui ressemble au sparadrap du Capitaine Haddock dans l’autocar pour la Bordurie de l’Affaire Tournesol.

 

 

Prologue

 

N’étant pas certain d’être capable de dire ce que j’ai entendu tout à l’heure, je commencerai par parler d’autre chose. Ou déjà de cette difficulté à nommer… Etait-ce du jazz ? Question toujours un peu ridicule, que je ne me suis d’ailleurs pas posé pendant le concert, mais que certains lecteurs habitués de ce blog ne manqueront pas de poser et sur la base de laquelle j’ai retoqué cette après-midi même un disque qui ne me paraissait pas avoir sa place dans nos pages. Question ridicule, comme le serait celle d’un gastronome qui, n’aimant que les plats de résistance, hésiterait à décider de son goût pour un met inconnu parce qu’il ne saurait déterminer s’il s’agit d’une entrée ou d’un plat de résistance. Question ridicule donc, mais récurrente sous ma casquette de jazz-critic que je revendique, même si la figure du spécialiste est aujourd’hui fort décriée par les généralistes qui, souvent sans même en avoir conscience, le pille, le réduise, le simplifie et le déforme. Question sans laquelle Jazzmag serait depuis longtemps envahi par un mélange de musiques du monde, soul, funk, rock, ce bouillon clairet des musiques actuelles où ne surnage que le consensuel dégraissé des identités fortes qu’il n’aurait pas su dissoudre. Tel Ibrahim Maalouf qui parvient à dissoudre dans sa musique le grand saxophoniste Mark Turner au point de l’y rendre totalement invisible (qui des fans d’Ibrahim Maalouf connaissent Mark Turner ? Où et quand leur en a-t-il parlé ?)


Il faudrait donc des frontières, ne serait-ce que pour les pouvoir transgresser. Dans un journal qui reçoit 120 à 200 CD par mois (de musiciens désormais toujours tous plus compétents-performants les uns que les autres) et qui n’a la capacité d’en faire chroniquer qu’une cinquantaine, cette frontière participe de la douloureuse décision de chroniquer tel disque et pas tel autre. Et notamment tel disque qui ne trouvera sa place que dans Jazzmag et tel autre qui relève d’un autre domaine (pop, rock, musiques du monde, etc.) même si, comme disent les attachés de presse, c’est aussi “un peu jazz”. Tâche difficile, en un temps où les frontières se brouillent, tant parce que le marketing aspire à s’en affranchir (souvenez vous de l’agressive politique de promotion du jazz-rock lancée en 1968 par le nouveau patron de Columbia, Clive Davis, dont il résulta que Thelonious Monk ayant refusé d’enregistrer avec Blood, Sweat & Tears, fut viré purement et simplement… et voyez les programmes des festivals de jazz où l’ouverture incarnée par le jazz signifie de plus en plus son exclusion), tant donc sous l’effet du marketin que du fait de l’aspiration naturelle des styles, voire des disciplines artistiques à se métisser. Métissage qui consubstanciel à l’humanité, mais se fait désormais à vitesse “dramatique”. Il m’arrive à moi-même sur ce blog, parce qu’il a des capacités d’accueil sans rapport avec la pagination de notre édition papier, de pratiquer le grand écart au-delà des frontières du jazz, mais quelles sont-elles ? Plus que jamais mobiles et floues, tout particulièrement chez ces “Enchanteuses” qui ont en ce moment leur festival au Triton, qui dans leur majorité n’ont pas leur place dans nos pages mais qui ont pour trait commun,  d’y avoir souvent quelque connexion, voire d’en être partie prenante tout en contournant l’académisme du jazz vocal qui n’est trop souvent que vulgarité et forfaiture.


Qu’est-ce donc qui attire l’attention de Jazzmag sur Elise Caron, Youn Sun Nah, Jeanne Added, ce soir Claudia Solal, voire Violaine Schwartz ? Cette dernière, “diseuse” de chansons réalistes, n’aurait jamais lu son nom dans nos pages (ce qui ne retire rien à son merveilleux talent) s’il elle n’était, non pas accompagnée, mais contredite (ou contrepointer si vous préférez) par Hélène Labarrière qui lui oppose tout son vocabulaire d’improvisatrice. Elise Caron n’est manifestement pas une jazzwoman, mais sa technique vocale et son art de l’improvisation l’a conduite à échanger avec le cœur du métier du jazz, jusque parmi les sections de l’ONJ de Denis Badault. Pour Youn Sun Nah, Jeanne Added et Claudia Solal, elles sont toutes passées par “l’école du jazz” la plus triviale : tempo, harmonie, scat, improvisation et standards. Parce qu’elles n’ont pas voulu singer ce qu’elles n’étaient pas, elles ont évolué vers une forme de cabaret qui a pris la dimension du music-hall chez Youn Sun Nah, a dérivé récemment vers une sorte de techno-pop chez Jeanne Added (qui mène désormais une double carrière en continuant à se produire avec le trio Yes Is a Pleasant Country) et a inspiré à Claudia Solal une sorte de cabaret littéraire. Venons-y (« Bon voyage, petit sparadrap ! »).


Le Triton, Les Lilas (93), le 16 avril 2015.

Butter in My Brain : Claudia Solal (chant), Benjamin Moussay (piano, Rhodes, électronique).

 

C’est à une première que l’on assiste, d’un spectacle sur lequel Claudia Solal et Benjamin Moussay on travaillé pendant un an. Un an d’écriture pour quelques heures de répétition. C’est donc peut-être plus d’une répétition générale, peut-être même à peine d’une couturière, qu’il s’agit, où l’on verra Claudia Solal garder l’œil sur le pupitre qu’elle désigne comme indésirable mais encore indispensable, hésiter sans façon, ou pouffer lorsque le jeune fils de Benjamin Moussay au premier rang demande à haute voix : « Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? » J’aurais pu dire la même chose et Martial Solal, venu écouter sa fille, m’avoua partager mon handicap à la sortie du concert. Car si j’ai appris à lire l’anglais utilitaire, à apprécier la musicalité de l’anglais parlé et sa concision, j’ai encore bien du mal à le comprendre à l’oral et je ne suis pas sûr d’être le seul et je regrette et m’étonne que l’on contourne ainsi sa langue maternelle, d’autant plus lorsque l’on s’est affranchi des impératifs du swing.  Ce qui méritera peut-être, comme à l’opéra, lorsque les scènes nationales ouvriront leurs beaux équipements à ce programme
(rêvons de directeurs de salle qui soudain seraient doués de culture musicale…), la projection de sous-titres.


Si les textes semblent le mériter, la musique, qui ne se réduit pas au format couplet-refrain, se suffit presque à elle-même… presque, justement parce que l’on devine qu’il s’agit d’une générale et que ce programme aujourd’hui écrit à 99% est appelé à s’assouplir, à se dégrafer, à prendre la clé des champs… soudain, Claudia s’éloigne vers le fond de la scène, et dos au public émet d’hallucinantes notes suraigües incroyablement flûtées qui laissent à penser que ,sur ce programme elle a encore de la réserve sous le pied.

Que lui reste-t-il de son apprentissage du jazz ? On serait bien en mal de le dire, sinon “l’essentiel après avoir tout oublié”, un métier vocal, harmonique, rythmique dont “l’essentialité” ferait certes sourire ces artistes qui on reçu le baptême musical dans les églises sanctifiées d’Outre-Atlantique. Mais est-ce faire injure au jazz que de lui faire crédit de cet ensemencement des sensibilités européennes au profit de floraisons inédites ?


Quand à Benjamin Moussay, il est incontestablement jazzman. Et si je hais cordialement les options esthétiques prises par son trio, je n’en admire pas moins et plus cordialement encore le musicien, le pianiste, l’homme de culture (voir ses brillantes interventions dans le Matin des musiciens d’Arnaud Merlin du temps où la vulgarisation de qualité n’était pas interdite sur France Musique). La musique qui réunit le pianiste et la chanteuse – et comme personne d’autre qu’un jazzman ne saurait ainsi en produire, bien qu’elle soit totalement écrite et affranchie du swing… mais peut-être est-ce sa pratique en amont qui fait la différence – est d’une syntaxe appartenant au domaine du minimalisme, avec un vocabulaire très large des musiques du XXème siècle, de Webern à Cecil Taylor, en passant par la pop, en remontant momentanément jusqu’à Bach, avec un usage non dogmatique de la tonalité et de l’atonal, de la consonance et de la dissonance où le “tension-détente” me semble être non plus un phénomène temporel d’alternance, mais un phénomène spatial, un état. De même que l’on passe sans hiatus du piano au Rhodes et à ses effets électroniques susceptibles mêmes d’être joués simultanément…  dans une parfaite empathie avec les textes de Claudia Solal. On se souvient qu’il y a douze ans, lors de la création de leur duo au défunt club de la rue des Rosiers, Les 7 Lézards, la poétesse Emily Dickinson était au cœur du répertoire. Il n’en reste qu’une phrase qui sert de titre à l’un des morceaux, mais il en reste l’essentiel, un souffle qui porte Claudia Solal, et qui chez elle prend la forme d’un art poétique où le drame de l’existence ne prend jamais le ton ni de la tragédie, ni de l’épopée, ni de la lamentation, pas plus de la comédie, mais nous entraîne au-delà des apparences, là où les lapins blancs portent montre à gousset, à ce juste endroit qui sépare le rêve du cauchemar, la douceur et de l’amer et d’où l’on peut observer the butter in the brain avec distance et narquoiserie. Les quelques larmes qui soudain perlent au coin d’une “chanson” n’en ont que plus de poids.

Franck Bergerot

 

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 Hier soir, 16 avril, la chanteuse Claudia Solal et le pianiste Benjamin Moussay créaient leur nouveau programme, Butter in My Brain, dans le cadre du festival d’art vocal Les Enchanteuses proposé par le Triton à chaque nouveau printemps, inauguré le 27 mars cette année par Laurence Malherbe et qui s’achève après-demain, samedi 18 avril, par un double plateau que se partageront Lou Tavano et Clotilde Rullaud, précédées la veille par la chanteuse de flamenco Paloma Pradal et le saxophoniste Jean-Marc Padovani. Un programme éclectique, d’un éclectisme qui m’invite, en prologue à ce compte rendu, à me pencher sur une question qui ressemble au sparadrap du Capitaine Haddock dans l’autocar pour la Bordurie de l’Affaire Tournesol.

 

 

Prologue

 

N’étant pas certain d’être capable de dire ce que j’ai entendu tout à l’heure, je commencerai par parler d’autre chose. Ou déjà de cette difficulté à nommer… Etait-ce du jazz ? Question toujours un peu ridicule, que je ne me suis d’ailleurs pas posé pendant le concert, mais que certains lecteurs habitués de ce blog ne manqueront pas de poser et sur la base de laquelle j’ai retoqué cette après-midi même un disque qui ne me paraissait pas avoir sa place dans nos pages. Question ridicule, comme le serait celle d’un gastronome qui, n’aimant que les plats de résistance, hésiterait à décider de son goût pour un met inconnu parce qu’il ne saurait déterminer s’il s’agit d’une entrée ou d’un plat de résistance. Question ridicule donc, mais récurrente sous ma casquette de jazz-critic que je revendique, même si la figure du spécialiste est aujourd’hui fort décriée par les généralistes qui, souvent sans même en avoir conscience, le pille, le réduise, le simplifie et le déforme. Question sans laquelle Jazzmag serait depuis longtemps envahi par un mélange de musiques du monde, soul, funk, rock, ce bouillon clairet des musiques actuelles où ne surnage que le consensuel dégraissé des identités fortes qu’il n’aurait pas su dissoudre. Tel Ibrahim Maalouf qui parvient à dissoudre dans sa musique le grand saxophoniste Mark Turner au point de l’y rendre totalement invisible (qui des fans d’Ibrahim Maalouf connaissent Mark Turner ? Où et quand leur en a-t-il parlé ?)


Il faudrait donc des frontières, ne serait-ce que pour les pouvoir transgresser. Dans un journal qui reçoit 120 à 200 CD par mois (de musiciens désormais toujours tous plus compétents-performants les uns que les autres) et qui n’a la capacité d’en faire chroniquer qu’une cinquantaine, cette frontière participe de la douloureuse décision de chroniquer tel disque et pas tel autre. Et notamment tel disque qui ne trouvera sa place que dans Jazzmag et tel autre qui relève d’un autre domaine (pop, rock, musiques du monde, etc.) même si, comme disent les attachés de presse, c’est aussi “un peu jazz”. Tâche difficile, en un temps où les frontières se brouillent, tant parce que le marketing aspire à s’en affranchir (souvenez vous de l’agressive politique de promotion du jazz-rock lancée en 1968 par le nouveau patron de Columbia, Clive Davis, dont il résulta que Thelonious Monk ayant refusé d’enregistrer avec Blood, Sweat & Tears, fut viré purement et simplement… et voyez les programmes des festivals de jazz où l’ouverture incarnée par le jazz signifie de plus en plus son exclusion), tant donc sous l’effet du marketin que du fait de l’aspiration naturelle des styles, voire des disciplines artistiques à se métisser. Métissage qui consubstanciel à l’humanité, mais se fait désormais à vitesse “dramatique”. Il m’arrive à moi-même sur ce blog, parce qu’il a des capacités d’accueil sans rapport avec la pagination de notre édition papier, de pratiquer le grand écart au-delà des frontières du jazz, mais quelles sont-elles ? Plus que jamais mobiles et floues, tout particulièrement chez ces “Enchanteuses” qui ont en ce moment leur festival au Triton, qui dans leur majorité n’ont pas leur place dans nos pages mais qui ont pour trait commun,  d’y avoir souvent quelque connexion, voire d’en être partie prenante tout en contournant l’académisme du jazz vocal qui n’est trop souvent que vulgarité et forfaiture.


Qu’est-ce donc qui attire l’attention de Jazzmag sur Elise Caron, Youn Sun Nah, Jeanne Added, ce soir Claudia Solal, voire Violaine Schwartz ? Cette dernière, “diseuse” de chansons réalistes, n’aurait jamais lu son nom dans nos pages (ce qui ne retire rien à son merveilleux talent) s’il elle n’était, non pas accompagnée, mais contredite (ou contrepointer si vous préférez) par Hélène Labarrière qui lui oppose tout son vocabulaire d’improvisatrice. Elise Caron n’est manifestement pas une jazzwoman, mais sa technique vocale et son art de l’improvisation l’a conduite à échanger avec le cœur du métier du jazz, jusque parmi les sections de l’ONJ de Denis Badault. Pour Youn Sun Nah, Jeanne Added et Claudia Solal, elles sont toutes passées par “l’école du jazz” la plus triviale : tempo, harmonie, scat, improvisation et standards. Parce qu’elles n’ont pas voulu singer ce qu’elles n’étaient pas, elles ont évolué vers une forme de cabaret qui a pris la dimension du music-hall chez Youn Sun Nah, a dérivé récemment vers une sorte de techno-pop chez Jeanne Added (qui mène désormais une double carrière en continuant à se produire avec le trio Yes Is a Pleasant Country) et a inspiré à Claudia Solal une sorte de cabaret littéraire. Venons-y (« Bon voyage, petit sparadrap ! »).


Le Triton, Les Lilas (93), le 16 avril 2015.

Butter in My Brain : Claudia Solal (chant), Benjamin Moussay (piano, Rhodes, électronique).

 

C’est à une première que l’on assiste, d’un spectacle sur lequel Claudia Solal et Benjamin Moussay on travaillé pendant un an. Un an d’écriture pour quelques heures de répétition. C’est donc peut-être plus d’une répétition générale, peut-être même à peine d’une couturière, qu’il s’agit, où l’on verra Claudia Solal garder l’œil sur le pupitre qu’elle désigne comme indésirable mais encore indispensable, hésiter sans façon, ou pouffer lorsque le jeune fils de Benjamin Moussay au premier rang demande à haute voix : « Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? » J’aurais pu dire la même chose et Martial Solal, venu écouter sa fille, m’avoua partager mon handicap à la sortie du concert. Car si j’ai appris à lire l’anglais utilitaire, à apprécier la musicalité de l’anglais parlé et sa concision, j’ai encore bien du mal à le comprendre à l’oral et je ne suis pas sûr d’être le seul et je regrette et m’étonne que l’on contourne ainsi sa langue maternelle, d’autant plus lorsque l’on s’est affranchi des impératifs du swing.  Ce qui méritera peut-être, comme à l’opéra, lorsque les scènes nationales ouvriront leurs beaux équipements à ce programme
(rêvons de directeurs de salle qui soudain seraient doués de culture musicale…), la projection de sous-titres.


Si les textes semblent le mériter, la musique, qui ne se réduit pas au format couplet-refrain, se suffit presque à elle-même… presque, justement parce que l’on devine qu’il s’agit d’une générale et que ce programme aujourd’hui écrit à 99% est appelé à s’assouplir, à se dégrafer, à prendre la clé des champs… soudain, Claudia s’éloigne vers le fond de la scène, et dos au public émet d’hallucinantes notes suraigües incroyablement flûtées qui laissent à penser que ,sur ce programme elle a encore de la réserve sous le pied.

Que lui reste-t-il de son apprentissage du jazz ? On serait bien en mal de le dire, sinon “l’essentiel après avoir tout oublié”, un métier vocal, harmonique, rythmique dont “l’essentialité” ferait certes sourire ces artistes qui on reçu le baptême musical dans les églises sanctifiées d’Outre-Atlantique. Mais est-ce faire injure au jazz que de lui faire crédit de cet ensemencement des sensibilités européennes au profit de floraisons inédites ?


Quand à Benjamin Moussay, il est incontestablement jazzman. Et si je hais cordialement les options esthétiques prises par son trio, je n’en admire pas moins et plus cordialement encore le musicien, le pianiste, l’homme de culture (voir ses brillantes interventions dans le Matin des musiciens d’Arnaud Merlin du temps où la vulgarisation de qualité n’était pas interdite sur France Musique). La musique qui réunit le pianiste et la chanteuse – et comme personne d’autre qu’un jazzman ne saurait ainsi en produire, bien qu’elle soit totalement écrite et affranchie du swing… mais peut-être est-ce sa pratique en amont qui fait la différence – est d’une syntaxe appartenant au domaine du minimalisme, avec un vocabulaire très large des musiques du XXème siècle, de Webern à Cecil Taylor, en passant par la pop, en remontant momentanément jusqu’à Bach, avec un usage non dogmatique de la tonalité et de l’atonal, de la consonance et de la dissonance où le “tension-détente” me semble être non plus un phénomène temporel d’alternance, mais un phénomène spatial, un état. De même que l’on passe sans hiatus du piano au Rhodes et à ses effets électroniques susceptibles mêmes d’être joués simultanément…  dans une parfaite empathie avec les textes de Claudia Solal. On se souvient qu’il y a douze ans, lors de la création de leur duo au défunt club de la rue des Rosiers, Les 7 Lézards, la poétesse Emily Dickinson était au cœur du répertoire. Il n’en reste qu’une phrase qui sert de titre à l’un des morceaux, mais il en reste l’essentiel, un souffle qui porte Claudia Solal, et qui chez elle prend la forme d’un art poétique où le drame de l’existence ne prend jamais le ton ni de la tragédie, ni de l’épopée, ni de la lamentation, pas plus de la comédie, mais nous entraîne au-delà des apparences, là où les lapins blancs portent montre à gousset, à ce juste endroit qui sépare le rêve du cauchemar, la douceur et de l’amer et d’où l’on peut observer the butter in the brain avec distance et narquoiserie. Les quelques larmes qui soudain perlent au coin d’une “chanson” n’en ont que plus de poids.

Franck Bergerot

 

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 Hier soir, 16 avril, la chanteuse Claudia Solal et le pianiste Benjamin Moussay créaient leur nouveau programme, Butter in My Brain, dans le cadre du festival d’art vocal Les Enchanteuses proposé par le Triton à chaque nouveau printemps, inauguré le 27 mars cette année par Laurence Malherbe et qui s’achève après-demain, samedi 18 avril, par un double plateau que se partageront Lou Tavano et Clotilde Rullaud, précédées la veille par la chanteuse de flamenco Paloma Pradal et le saxophoniste Jean-Marc Padovani. Un programme éclectique, d’un éclectisme qui m’invite, en prologue à ce compte rendu, à me pencher sur une question qui ressemble au sparadrap du Capitaine Haddock dans l’autocar pour la Bordurie de l’Affaire Tournesol.

 

 

Prologue

 

N’étant pas certain d’être capable de dire ce que j’ai entendu tout à l’heure, je commencerai par parler d’autre chose. Ou déjà de cette difficulté à nommer… Etait-ce du jazz ? Question toujours un peu ridicule, que je ne me suis d’ailleurs pas posé pendant le concert, mais que certains lecteurs habitués de ce blog ne manqueront pas de poser et sur la base de laquelle j’ai retoqué cette après-midi même un disque qui ne me paraissait pas avoir sa place dans nos pages. Question ridicule, comme le serait celle d’un gastronome qui, n’aimant que les plats de résistance, hésiterait à décider de son goût pour un met inconnu parce qu’il ne saurait déterminer s’il s’agit d’une entrée ou d’un plat de résistance. Question ridicule donc, mais récurrente sous ma casquette de jazz-critic que je revendique, même si la figure du spécialiste est aujourd’hui fort décriée par les généralistes qui, souvent sans même en avoir conscience, le pille, le réduise, le simplifie et le déforme. Question sans laquelle Jazzmag serait depuis longtemps envahi par un mélange de musiques du monde, soul, funk, rock, ce bouillon clairet des musiques actuelles où ne surnage que le consensuel dégraissé des identités fortes qu’il n’aurait pas su dissoudre. Tel Ibrahim Maalouf qui parvient à dissoudre dans sa musique le grand saxophoniste Mark Turner au point de l’y rendre totalement invisible (qui des fans d’Ibrahim Maalouf connaissent Mark Turner ? Où et quand leur en a-t-il parlé ?)


Il faudrait donc des frontières, ne serait-ce que pour les pouvoir transgresser. Dans un journal qui reçoit 120 à 200 CD par mois (de musiciens désormais toujours tous plus compétents-performants les uns que les autres) et qui n’a la capacité d’en faire chroniquer qu’une cinquantaine, cette frontière participe de la douloureuse décision de chroniquer tel disque et pas tel autre. Et notamment tel disque qui ne trouvera sa place que dans Jazzmag et tel autre qui relève d’un autre domaine (pop, rock, musiques du monde, etc.) même si, comme disent les attachés de presse, c’est aussi “un peu jazz”. Tâche difficile, en un temps où les frontières se brouillent, tant parce que le marketing aspire à s’en affranchir (souvenez vous de l’agressive politique de promotion du jazz-rock lancée en 1968 par le nouveau patron de Columbia, Clive Davis, dont il résulta que Thelonious Monk ayant refusé d’enregistrer avec Blood, Sweat & Tears, fut viré purement et simplement… et voyez les programmes des festivals de jazz où l’ouverture incarnée par le jazz signifie de plus en plus son exclusion), tant donc sous l’effet du marketin que du fait de l’aspiration naturelle des styles, voire des disciplines artistiques à se métisser. Métissage qui consubstanciel à l’humanité, mais se fait désormais à vitesse “dramatique”. Il m’arrive à moi-même sur ce blog, parce qu’il a des capacités d’accueil sans rapport avec la pagination de notre édition papier, de pratiquer le grand écart au-delà des frontières du jazz, mais quelles sont-elles ? Plus que jamais mobiles et floues, tout particulièrement chez ces “Enchanteuses” qui ont en ce moment leur festival au Triton, qui dans leur majorité n’ont pas leur place dans nos pages mais qui ont pour trait commun,  d’y avoir souvent quelque connexion, voire d’en être partie prenante tout en contournant l’académisme du jazz vocal qui n’est trop souvent que vulgarité et forfaiture.


Qu’est-ce donc qui attire l’attention de Jazzmag sur Elise Caron, Youn Sun Nah, Jeanne Added, ce soir Claudia Solal, voire Violaine Schwartz ? Cette dernière, “diseuse” de chansons réalistes, n’aurait jamais lu son nom dans nos pages (ce qui ne retire rien à son merveilleux talent) s’il elle n’était, non pas accompagnée, mais contredite (ou contrepointer si vous préférez) par Hélène Labarrière qui lui oppose tout son vocabulaire d’improvisatrice. Elise Caron n’est manifestement pas une jazzwoman, mais sa technique vocale et son art de l’improvisation l’a conduite à échanger avec le cœur du métier du jazz, jusque parmi les sections de l’ONJ de Denis Badault. Pour Youn Sun Nah, Jeanne Added et Claudia Solal, elles sont toutes passées par “l’école du jazz” la plus triviale : tempo, harmonie, scat, improvisation et standards. Parce qu’elles n’ont pas voulu singer ce qu’elles n’étaient pas, elles ont évolué vers une forme de cabaret qui a pris la dimension du music-hall chez Youn Sun Nah, a dérivé récemment vers une sorte de techno-pop chez Jeanne Added (qui mène désormais une double carrière en continuant à se produire avec le trio Yes Is a Pleasant Country) et a inspiré à Claudia Solal une sorte de cabaret littéraire. Venons-y (« Bon voyage, petit sparadrap ! »).


Le Triton, Les Lilas (93), le 16 avril 2015.

Butter in My Brain : Claudia Solal (chant), Benjamin Moussay (piano, Rhodes, électronique).

 

C’est à une première que l’on assiste, d’un spectacle sur lequel Claudia Solal et Benjamin Moussay on travaillé pendant un an. Un an d’écriture pour quelques heures de répétition. C’est donc peut-être plus d’une répétition générale, peut-être même à peine d’une couturière, qu’il s’agit, où l’on verra Claudia Solal garder l’œil sur le pupitre qu’elle désigne comme indésirable mais encore indispensable, hésiter sans façon, ou pouffer lorsque le jeune fils de Benjamin Moussay au premier rang demande à haute voix : « Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? » J’aurais pu dire la même chose et Martial Solal, venu écouter sa fille, m’avoua partager mon handicap à la sortie du concert. Car si j’ai appris à lire l’anglais utilitaire, à apprécier la musicalité de l’anglais parlé et sa concision, j’ai encore bien du mal à le comprendre à l’oral et je ne suis pas sûr d’être le seul et je regrette et m’étonne que l’on contourne ainsi sa langue maternelle, d’autant plus lorsque l’on s’est affranchi des impératifs du swing.  Ce qui méritera peut-être, comme à l’opéra, lorsque les scènes nationales ouvriront leurs beaux équipements à ce programme
(rêvons de directeurs de salle qui soudain seraient doués de culture musicale…), la projection de sous-titres.


Si les textes semblent le mériter, la musique, qui ne se réduit pas au format couplet-refrain, se suffit presque à elle-même… presque, justement parce que l’on devine qu’il s’agit d’une générale et que ce programme aujourd’hui écrit à 99% est appelé à s’assouplir, à se dégrafer, à prendre la clé des champs… soudain, Claudia s’éloigne vers le fond de la scène, et dos au public émet d’hallucinantes notes suraigües incroyablement flûtées qui laissent à penser que ,sur ce programme elle a encore de la réserve sous le pied.

Que lui reste-t-il de son apprentissage du jazz ? On serait bien en mal de le dire, sinon “l’essentiel après avoir tout oublié”, un métier vocal, harmonique, rythmique dont “l’essentialité” ferait certes sourire ces artistes qui on reçu le baptême musical dans les églises sanctifiées d’Outre-Atlantique. Mais est-ce faire injure au jazz que de lui faire crédit de cet ensemencement des sensibilités européennes au profit de floraisons inédites ?


Quand à Benjamin Moussay, il est incontestablement jazzman. Et si je hais cordialement les options esthétiques prises par son trio, je n’en admire pas moins et plus cordialement encore le musicien, le pianiste, l’homme de culture (voir ses brillantes interventions dans le Matin des musiciens d’Arnaud Merlin du temps où la vulgarisation de qualité n’était pas interdite sur France Musique). La musique qui réunit le pianiste et la chanteuse – et comme personne d’autre qu’un jazzman ne saurait ainsi en produire, bien qu’elle soit totalement écrite et affranchie du swing… mais peut-être est-ce sa pratique en amont qui fait la différence – est d’une syntaxe appartenant au domaine du minimalisme, avec un vocabulaire très large des musiques du XXème siècle, de Webern à Cecil Taylor, en passant par la pop, en remontant momentanément jusqu’à Bach, avec un usage non dogmatique de la tonalité et de l’atonal, de la consonance et de la dissonance où le “tension-détente” me semble être non plus un phénomène temporel d’alternance, mais un phénomène spatial, un état. De même que l’on passe sans hiatus du piano au Rhodes et à ses effets électroniques susceptibles mêmes d’être joués simultanément…  dans une parfaite empathie avec les textes de Claudia Solal. On se souvient qu’il y a douze ans, lors de la création de leur duo au défunt club de la rue des Rosiers, Les 7 Lézards, la poétesse Emily Dickinson était au cœur du répertoire. Il n’en reste qu’une phrase qui sert de titre à l’un des morceaux, mais il en reste l’essentiel, un souffle qui porte Claudia Solal, et qui chez elle prend la forme d’un art poétique où le drame de l’existence ne prend jamais le ton ni de la tragédie, ni de l’épopée, ni de la lamentation, pas plus de la comédie, mais nous entraîne au-delà des apparences, là où les lapins blancs portent montre à gousset, à ce juste endroit qui sépare le rêve du cauchemar, la douceur et de l’amer et d’où l’on peut observer the butter in the brain avec distance et narquoiserie. Les quelques larmes qui soudain perlent au coin d’une “chanson” n’en ont que plus de poids.

Franck Bergerot