Jazz live
Publié le 8 Nov 2016

D’jazz Nevers : Gary Peacock, Marc Copland, Louis Sclavis, Dominique Pifarély et autres oiseaux

Hier, 7 novembre, pour le 3ème journée du festival, beaucoup de sonorités boisées, un quatuor à cordes, un trio qui a perdu son violoncelle, le vrai trio jazz d’un contrebassiste légendaire et la prunella motanella.

Dans le programme distribué à l’entrée de la Maison de la Culture, on pouvait lire : Un jeudi soir, lassés d’invention et gavés d’exigence, les fins spécialistes firent la moue. Puis la guerre. On disait que dans “le” Trio, ça ne tournait pas rond. On prêtait à Gary Peacock d’inouïs ennuis d’ouïe. »

L’affaire n’est pas neuve. Déjà, en décembre 1977 dans sa chronique du premier album “Tales Of Another” du fameux Trio, en un temps où il ne s’appelait pas encore le Standard Trio et où son leader, le temps d’une séance, était Gary Peacock, Francis Marmande, fin spécialiste, lui-même contrebassiste lorsqu’il n’est pas en chaire, s’était indigné du manque de justesse et de la mise en place du contrebassiste. Problème d’ouïe déjà ? Comment faut-il l’entendre ? À vrai dire, il y deux façons de jouer faux : on peut jouer approximativement avec les doigts et penser approximativement ou jouer faux avec les doigts et penser juste, auquel cas l’oreille corrige et ça peut faire partie du “jeu”. J’ai à plusieurs reprises entendu des musiciens, également “fins spécialistes”, débattre de la question avec une perplexité pleine d’admiration qui allait au-delà d’un simple problème de justesse sur l’instrument. Où l’on se demandait quelle logique harmonique les autoriserait à affirmer que Gary Peacock pense juste. Et lui-même comment l’entendait-il ? Ainsi, tel doigté, tel choix de note leur paraissait aberrant et pourtant irremplaçable par toute autre solution dans le chef d’œuvre qu’ils considéraient. Voilà le mystère Peacock !

Il aurait fallu interroger Keith Jarrett – c’est lui qui a fait savoir qu’il se séparait de Gary Peacock à cause de ses problèmes d’audition (1). Il répondrait probablement à la question en d’autres termes, ou à côté, ou plus sûrement nous enverrait balader.

Si le mystère a ses limites, atteintes parfois pendant le concert donné hier à la Maison de la Culture de Nevers par Gary Peacock, Marc Copland et Mark Ferber, il opère toutefois encore, d’une façon toute différente auprès de Copland qui ne pratique pas ce spectacle de l’extase propre à Jarrett et qui ne pratique même aucun spectacle, totalement centré sur le matériau du morceau qu’il est en train d’interpréter –hier Gershwin, Michel Legrand, Wayne Shorter ou le “tube” de “Tales Of Another” Vignette –, restant au centre du piano, les deux mains jamais éloignées l’une de l’autre, la droite rarement en cavalcade dans l’aigu, faisant miroiter les harmonies qui se superposent en couches entremêlées et parfois contradictoires, comme on peu voir, sur le Mississippi qui occupe mes lectures en ce moment « la surface lente et indifférente, la crue proprement dite et enfin, tout en dessous, le cours d’eau, le filet d’eau originel coulant en murmurant dans la direction opposée. » (Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem, mais j’aurais pu tout aussi bien citer les ingénieurs hydrauliques cités par Mario Maffi dans Mississippi, voyage aux sources de l’Amérique). Et dans ce mouvant appareil, Gary Peacock se déplace en toute indépendance et liberté, avec cette justesse évidemment plus problématique lorsqu’il fait face au piano de Jarrett ou Copland que lorsqu’il poursuivait les fantômes, les saints et les anges d’Albert Ayler. Problématique au point de nous faire parfois perdre le fil de son discours. Et de ces remous, Mark Ferber, batteur-commentateur discret, s’empara très admirablement dans le tournaround final de l’Estate d’ouverture. Triomphe pour un bon petit concert avec quelques belles émotions (celle tout simple de revoir et réentendre Gary Peacock n’étant pas des moindres), que complète un bon petit rappel emprunté à Sony Rollins, le débonnaire Doxy.

Dans Le Monde des sciences du mardi 1er novembre on apprenait que près de 900 ornithologues s’étaient pressés dans l’East Yorkshire, au bord de la Mer du Nord, dans la petite ville d’Easington, pour lorgner un individu de l’espèce accenteur montanelle (prunella montanella), égaré en cette région où il n’avait rien à faire alors qu’il a ses habitudes entre la Sibérie orientale l’été et la Chine l’hiver. Ainsi, des espèces de plus en plus nombreuses, s’égarent de nos jours au cours de leurs déplacements migratoires, trompés par le réchauffement climatique et les courants d’air nouveaux qui en sont la conséquence, tel la calliope sibérienne ou le pipit de Richard.

Le jazz qui traverse des changements climatiques guère à l’échelle ce que subit la planète, connaît également de ces égarement d’espèces où l’on vit le festival de Nevers accueillir hier à midi, la danseuse Héla Fatoumi (qui, lors d’une rencontre avec le public animée par Xavier Prévost nous fit part d’expériences analogues avec Laurent Dehors) et le violoncelliste Gapar Claus, improvisateur non idiomatique avouant sa perplexité lorsqu’il est sollicité par ses confrères du jazz dont le langage lui est, non pas indifférent, mais étranger. C’était leur première en duo, et tous deux improvisèrent avec l’Espace de la salle Lauberty de la Maison de la Culture pour toute grille harmonique et pour tout standard.

Le violoncelle de Claus ouvrait une journée qui allait oublier la forge habituelle du jazz (sa soufflerie, les embrasements de son foyer, ses métaux rougis au feu, ses tôles, ses enclumes, ses marteaux-pilons et ses laminoirs) au profit du bois, l’épicéa, l’érable, le palissandre, le pernambouc, le roseau tel qu’il se combine à l’ébène, essences qui semblent égarées “dans ce jazz de brutes” tel prunella montanella en bordure de Mer du Nord. Certes lorsque Dominique Pifarély et Louis Sclavis se présentent sur la scène de la Maison de la Culture – sans Vincent Courtois, qu’ils ont attendu vainement jusqu’en cette seconde partie qu’ils auraient dû précéder et qui lui aussi s’est laissé dérouter en cours de migration, par quelque dérèglement climatique sur l’aéroport de Sarajevo –, leurs doigts ont encore en mémoire les tempos et les flux du jazz dont on regrette parfois que Courtois ne soit pas là pour tempérer leur boulimie. C’est que l’on a commencé la soirée à l’auditorium du conservatoire avec le Quatuor IXI, avec qui l’accenteur montanelle, la calliope sibérienne, le pouillot à grand sourci et le pouillot du Caucase ont trouvé à nicher sur les territoires du jazz. Mais que font-ils là ? Je m’en suis déjà expliqué dans ces pages et celles en papier de Jazz Magzine. Mais la vérité, c’est qu’il nous ont transportés comme nul autre quatuor à cordes ne sauraient le faire dans un festival de jazz.

J’aurais aimé retrouver ce soir à Nevers Régis Huby et son Equal Crossing 4tet, entendre les rêveries autour de Miles Davis et Jimi Hendrix de Philippe Gordiani et son Voodoo 5tet, m’attarder jusqu’au samedi 12 pour le concert de clôture avec John Scofield. Mais déjà, la gare de Paris-Bercy approche alors que j’écris ces lignes et bientôt je m’engouffrerai dans le métro afin de rejoindre le bureau de Jazz Magazine d’où partira dans une semaine pour l’imprimerie notre double numéro décembre-janvier. • Franck Bergerot

(1) « Oui, c’est vrai, Gary avait des problèmes d’audition de plus en plus handicapants. On n’a pas véritablement décidé d’arrêter notre collaboration, ça s’est juste imposé à nous. Ça faisait un petit bout de temps que ça couvait, on avait déjà fait un break il y a deux ans pour les mêmes raisons. Cette fois, l’arrêt est définitif. Jack avait un peu pris les devants en commençant des collaborations avec d’autres musiciens, maintenant les choses sont claires. Mais bien évidemment nous restons amis. » (propos recueillis par Stéphane Ollivier, Jazz Magazine mai 2015)|Hier, 7 novembre, pour le 3ème journée du festival, beaucoup de sonorités boisées, un quatuor à cordes, un trio qui a perdu son violoncelle, le vrai trio jazz d’un contrebassiste légendaire et la prunella motanella.

Dans le programme distribué à l’entrée de la Maison de la Culture, on pouvait lire : Un jeudi soir, lassés d’invention et gavés d’exigence, les fins spécialistes firent la moue. Puis la guerre. On disait que dans “le” Trio, ça ne tournait pas rond. On prêtait à Gary Peacock d’inouïs ennuis d’ouïe. »

L’affaire n’est pas neuve. Déjà, en décembre 1977 dans sa chronique du premier album “Tales Of Another” du fameux Trio, en un temps où il ne s’appelait pas encore le Standard Trio et où son leader, le temps d’une séance, était Gary Peacock, Francis Marmande, fin spécialiste, lui-même contrebassiste lorsqu’il n’est pas en chaire, s’était indigné du manque de justesse et de la mise en place du contrebassiste. Problème d’ouïe déjà ? Comment faut-il l’entendre ? À vrai dire, il y deux façons de jouer faux : on peut jouer approximativement avec les doigts et penser approximativement ou jouer faux avec les doigts et penser juste, auquel cas l’oreille corrige et ça peut faire partie du “jeu”. J’ai à plusieurs reprises entendu des musiciens, également “fins spécialistes”, débattre de la question avec une perplexité pleine d’admiration qui allait au-delà d’un simple problème de justesse sur l’instrument. Où l’on se demandait quelle logique harmonique les autoriserait à affirmer que Gary Peacock pense juste. Et lui-même comment l’entendait-il ? Ainsi, tel doigté, tel choix de note leur paraissait aberrant et pourtant irremplaçable par toute autre solution dans le chef d’œuvre qu’ils considéraient. Voilà le mystère Peacock !

Il aurait fallu interroger Keith Jarrett – c’est lui qui a fait savoir qu’il se séparait de Gary Peacock à cause de ses problèmes d’audition (1). Il répondrait probablement à la question en d’autres termes, ou à côté, ou plus sûrement nous enverrait balader.

Si le mystère a ses limites, atteintes parfois pendant le concert donné hier à la Maison de la Culture de Nevers par Gary Peacock, Marc Copland et Mark Ferber, il opère toutefois encore, d’une façon toute différente auprès de Copland qui ne pratique pas ce spectacle de l’extase propre à Jarrett et qui ne pratique même aucun spectacle, totalement centré sur le matériau du morceau qu’il est en train d’interpréter –hier Gershwin, Michel Legrand, Wayne Shorter ou le “tube” de “Tales Of Another” Vignette –, restant au centre du piano, les deux mains jamais éloignées l’une de l’autre, la droite rarement en cavalcade dans l’aigu, faisant miroiter les harmonies qui se superposent en couches entremêlées et parfois contradictoires, comme on peu voir, sur le Mississippi qui occupe mes lectures en ce moment « la surface lente et indifférente, la crue proprement dite et enfin, tout en dessous, le cours d’eau, le filet d’eau originel coulant en murmurant dans la direction opposée. » (Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem, mais j’aurais pu tout aussi bien citer les ingénieurs hydrauliques cités par Mario Maffi dans Mississippi, voyage aux sources de l’Amérique). Et dans ce mouvant appareil, Gary Peacock se déplace en toute indépendance et liberté, avec cette justesse évidemment plus problématique lorsqu’il fait face au piano de Jarrett ou Copland que lorsqu’il poursuivait les fantômes, les saints et les anges d’Albert Ayler. Problématique au point de nous faire parfois perdre le fil de son discours. Et de ces remous, Mark Ferber, batteur-commentateur discret, s’empara très admirablement dans le tournaround final de l’Estate d’ouverture. Triomphe pour un bon petit concert avec quelques belles émotions (celle tout simple de revoir et réentendre Gary Peacock n’étant pas des moindres), que complète un bon petit rappel emprunté à Sony Rollins, le débonnaire Doxy.

Dans Le Monde des sciences du mardi 1er novembre on apprenait que près de 900 ornithologues s’étaient pressés dans l’East Yorkshire, au bord de la Mer du Nord, dans la petite ville d’Easington, pour lorgner un individu de l’espèce accenteur montanelle (prunella montanella), égaré en cette région où il n’avait rien à faire alors qu’il a ses habitudes entre la Sibérie orientale l’été et la Chine l’hiver. Ainsi, des espèces de plus en plus nombreuses, s’égarent de nos jours au cours de leurs déplacements migratoires, trompés par le réchauffement climatique et les courants d’air nouveaux qui en sont la conséquence, tel la calliope sibérienne ou le pipit de Richard.

Le jazz qui traverse des changements climatiques guère à l’échelle ce que subit la planète, connaît également de ces égarement d’espèces où l’on vit le festival de Nevers accueillir hier à midi, la danseuse Héla Fatoumi (qui, lors d’une rencontre avec le public animée par Xavier Prévost nous fit part d’expériences analogues avec Laurent Dehors) et le violoncelliste Gapar Claus, improvisateur non idiomatique avouant sa perplexité lorsqu’il est sollicité par ses confrères du jazz dont le langage lui est, non pas indifférent, mais étranger. C’était leur première en duo, et tous deux improvisèrent avec l’Espace de la salle Lauberty de la Maison de la Culture pour toute grille harmonique et pour tout standard.

Le violoncelle de Claus ouvrait une journée qui allait oublier la forge habituelle du jazz (sa soufflerie, les embrasements de son foyer, ses métaux rougis au feu, ses tôles, ses enclumes, ses marteaux-pilons et ses laminoirs) au profit du bois, l’épicéa, l’érable, le palissandre, le pernambouc, le roseau tel qu’il se combine à l’ébène, essences qui semblent égarées “dans ce jazz de brutes” tel prunella montanella en bordure de Mer du Nord. Certes lorsque Dominique Pifarély et Louis Sclavis se présentent sur la scène de la Maison de la Culture – sans Vincent Courtois, qu’ils ont attendu vainement jusqu’en cette seconde partie qu’ils auraient dû précéder et qui lui aussi s’est laissé dérouter en cours de migration, par quelque dérèglement climatique sur l’aéroport de Sarajevo –, leurs doigts ont encore en mémoire les tempos et les flux du jazz dont on regrette parfois que Courtois ne soit pas là pour tempérer leur boulimie. C’est que l’on a commencé la soirée à l’auditorium du conservatoire avec le Quatuor IXI, avec qui l’accenteur montanelle, la calliope sibérienne, le pouillot à grand sourci et le pouillot du Caucase ont trouvé à nicher sur les territoires du jazz. Mais que font-ils là ? Je m’en suis déjà expliqué dans ces pages et celles en papier de Jazz Magzine. Mais la vérité, c’est qu’il nous ont transportés comme nul autre quatuor à cordes ne sauraient le faire dans un festival de jazz.

J’aurais aimé retrouver ce soir à Nevers Régis Huby et son Equal Crossing 4tet, entendre les rêveries autour de Miles Davis et Jimi Hendrix de Philippe Gordiani et son Voodoo 5tet, m’attarder jusqu’au samedi 12 pour le concert de clôture avec John Scofield. Mais déjà, la gare de Paris-Bercy approche alors que j’écris ces lignes et bientôt je m’engouffrerai dans le métro afin de rejoindre le bureau de Jazz Magazine d’où partira dans une semaine pour l’imprimerie notre double numéro décembre-janvier. • Franck Bergerot

(1) « Oui, c’est vrai, Gary avait des problèmes d’audition de plus en plus handicapants. On n’a pas véritablement décidé d’arrêter notre collaboration, ça s’est juste imposé à nous. Ça faisait un petit bout de temps que ça couvait, on avait déjà fait un break il y a deux ans pour les mêmes raisons. Cette fois, l’arrêt est définitif. Jack avait un peu pris les devants en commençant des collaborations avec d’autres musiciens, maintenant les choses sont claires. Mais bien évidemment nous restons amis. » (propos recueillis par Stéphane Ollivier, Jazz Magazine mai 2015)|Hier, 7 novembre, pour le 3ème journée du festival, beaucoup de sonorités boisées, un quatuor à cordes, un trio qui a perdu son violoncelle, le vrai trio jazz d’un contrebassiste légendaire et la prunella motanella.

Dans le programme distribué à l’entrée de la Maison de la Culture, on pouvait lire : Un jeudi soir, lassés d’invention et gavés d’exigence, les fins spécialistes firent la moue. Puis la guerre. On disait que dans “le” Trio, ça ne tournait pas rond. On prêtait à Gary Peacock d’inouïs ennuis d’ouïe. »

L’affaire n’est pas neuve. Déjà, en décembre 1977 dans sa chronique du premier album “Tales Of Another” du fameux Trio, en un temps où il ne s’appelait pas encore le Standard Trio et où son leader, le temps d’une séance, était Gary Peacock, Francis Marmande, fin spécialiste, lui-même contrebassiste lorsqu’il n’est pas en chaire, s’était indigné du manque de justesse et de la mise en place du contrebassiste. Problème d’ouïe déjà ? Comment faut-il l’entendre ? À vrai dire, il y deux façons de jouer faux : on peut jouer approximativement avec les doigts et penser approximativement ou jouer faux avec les doigts et penser juste, auquel cas l’oreille corrige et ça peut faire partie du “jeu”. J’ai à plusieurs reprises entendu des musiciens, également “fins spécialistes”, débattre de la question avec une perplexité pleine d’admiration qui allait au-delà d’un simple problème de justesse sur l’instrument. Où l’on se demandait quelle logique harmonique les autoriserait à affirmer que Gary Peacock pense juste. Et lui-même comment l’entendait-il ? Ainsi, tel doigté, tel choix de note leur paraissait aberrant et pourtant irremplaçable par toute autre solution dans le chef d’œuvre qu’ils considéraient. Voilà le mystère Peacock !

Il aurait fallu interroger Keith Jarrett – c’est lui qui a fait savoir qu’il se séparait de Gary Peacock à cause de ses problèmes d’audition (1). Il répondrait probablement à la question en d’autres termes, ou à côté, ou plus sûrement nous enverrait balader.

Si le mystère a ses limites, atteintes parfois pendant le concert donné hier à la Maison de la Culture de Nevers par Gary Peacock, Marc Copland et Mark Ferber, il opère toutefois encore, d’une façon toute différente auprès de Copland qui ne pratique pas ce spectacle de l’extase propre à Jarrett et qui ne pratique même aucun spectacle, totalement centré sur le matériau du morceau qu’il est en train d’interpréter –hier Gershwin, Michel Legrand, Wayne Shorter ou le “tube” de “Tales Of Another” Vignette –, restant au centre du piano, les deux mains jamais éloignées l’une de l’autre, la droite rarement en cavalcade dans l’aigu, faisant miroiter les harmonies qui se superposent en couches entremêlées et parfois contradictoires, comme on peu voir, sur le Mississippi qui occupe mes lectures en ce moment « la surface lente et indifférente, la crue proprement dite et enfin, tout en dessous, le cours d’eau, le filet d’eau originel coulant en murmurant dans la direction opposée. » (Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem, mais j’aurais pu tout aussi bien citer les ingénieurs hydrauliques cités par Mario Maffi dans Mississippi, voyage aux sources de l’Amérique). Et dans ce mouvant appareil, Gary Peacock se déplace en toute indépendance et liberté, avec cette justesse évidemment plus problématique lorsqu’il fait face au piano de Jarrett ou Copland que lorsqu’il poursuivait les fantômes, les saints et les anges d’Albert Ayler. Problématique au point de nous faire parfois perdre le fil de son discours. Et de ces remous, Mark Ferber, batteur-commentateur discret, s’empara très admirablement dans le tournaround final de l’Estate d’ouverture. Triomphe pour un bon petit concert avec quelques belles émotions (celle tout simple de revoir et réentendre Gary Peacock n’étant pas des moindres), que complète un bon petit rappel emprunté à Sony Rollins, le débonnaire Doxy.

Dans Le Monde des sciences du mardi 1er novembre on apprenait que près de 900 ornithologues s’étaient pressés dans l’East Yorkshire, au bord de la Mer du Nord, dans la petite ville d’Easington, pour lorgner un individu de l’espèce accenteur montanelle (prunella montanella), égaré en cette région où il n’avait rien à faire alors qu’il a ses habitudes entre la Sibérie orientale l’été et la Chine l’hiver. Ainsi, des espèces de plus en plus nombreuses, s’égarent de nos jours au cours de leurs déplacements migratoires, trompés par le réchauffement climatique et les courants d’air nouveaux qui en sont la conséquence, tel la calliope sibérienne ou le pipit de Richard.

Le jazz qui traverse des changements climatiques guère à l’échelle ce que subit la planète, connaît également de ces égarement d’espèces où l’on vit le festival de Nevers accueillir hier à midi, la danseuse Héla Fatoumi (qui, lors d’une rencontre avec le public animée par Xavier Prévost nous fit part d’expériences analogues avec Laurent Dehors) et le violoncelliste Gapar Claus, improvisateur non idiomatique avouant sa perplexité lorsqu’il est sollicité par ses confrères du jazz dont le langage lui est, non pas indifférent, mais étranger. C’était leur première en duo, et tous deux improvisèrent avec l’Espace de la salle Lauberty de la Maison de la Culture pour toute grille harmonique et pour tout standard.

Le violoncelle de Claus ouvrait une journée qui allait oublier la forge habituelle du jazz (sa soufflerie, les embrasements de son foyer, ses métaux rougis au feu, ses tôles, ses enclumes, ses marteaux-pilons et ses laminoirs) au profit du bois, l’épicéa, l’érable, le palissandre, le pernambouc, le roseau tel qu’il se combine à l’ébène, essences qui semblent égarées “dans ce jazz de brutes” tel prunella montanella en bordure de Mer du Nord. Certes lorsque Dominique Pifarély et Louis Sclavis se présentent sur la scène de la Maison de la Culture – sans Vincent Courtois, qu’ils ont attendu vainement jusqu’en cette seconde partie qu’ils auraient dû précéder et qui lui aussi s’est laissé dérouter en cours de migration, par quelque dérèglement climatique sur l’aéroport de Sarajevo –, leurs doigts ont encore en mémoire les tempos et les flux du jazz dont on regrette parfois que Courtois ne soit pas là pour tempérer leur boulimie. C’est que l’on a commencé la soirée à l’auditorium du conservatoire avec le Quatuor IXI, avec qui l’accenteur montanelle, la calliope sibérienne, le pouillot à grand sourci et le pouillot du Caucase ont trouvé à nicher sur les territoires du jazz. Mais que font-ils là ? Je m’en suis déjà expliqué dans ces pages et celles en papier de Jazz Magzine. Mais la vérité, c’est qu’il nous ont transportés comme nul autre quatuor à cordes ne sauraient le faire dans un festival de jazz.

J’aurais aimé retrouver ce soir à Nevers Régis Huby et son Equal Crossing 4tet, entendre les rêveries autour de Miles Davis et Jimi Hendrix de Philippe Gordiani et son Voodoo 5tet, m’attarder jusqu’au samedi 12 pour le concert de clôture avec John Scofield. Mais déjà, la gare de Paris-Bercy approche alors que j’écris ces lignes et bientôt je m’engouffrerai dans le métro afin de rejoindre le bureau de Jazz Magazine d’où partira dans une semaine pour l’imprimerie notre double numéro décembre-janvier. • Franck Bergerot

(1) « Oui, c’est vrai, Gary avait des problèmes d’audition de plus en plus handicapants. On n’a pas véritablement décidé d’arrêter notre collaboration, ça s’est juste imposé à nous. Ça faisait un petit bout de temps que ça couvait, on avait déjà fait un break il y a deux ans pour les mêmes raisons. Cette fois, l’arrêt est définitif. Jack avait un peu pris les devants en commençant des collaborations avec d’autres musiciens, maintenant les choses sont claires. Mais bien évidemment nous restons amis. » (propos recueillis par Stéphane Ollivier, Jazz Magazine mai 2015)|Hier, 7 novembre, pour le 3ème journée du festival, beaucoup de sonorités boisées, un quatuor à cordes, un trio qui a perdu son violoncelle, le vrai trio jazz d’un contrebassiste légendaire et la prunella motanella.

Dans le programme distribué à l’entrée de la Maison de la Culture, on pouvait lire : Un jeudi soir, lassés d’invention et gavés d’exigence, les fins spécialistes firent la moue. Puis la guerre. On disait que dans “le” Trio, ça ne tournait pas rond. On prêtait à Gary Peacock d’inouïs ennuis d’ouïe. »

L’affaire n’est pas neuve. Déjà, en décembre 1977 dans sa chronique du premier album “Tales Of Another” du fameux Trio, en un temps où il ne s’appelait pas encore le Standard Trio et où son leader, le temps d’une séance, était Gary Peacock, Francis Marmande, fin spécialiste, lui-même contrebassiste lorsqu’il n’est pas en chaire, s’était indigné du manque de justesse et de la mise en place du contrebassiste. Problème d’ouïe déjà ? Comment faut-il l’entendre ? À vrai dire, il y deux façons de jouer faux : on peut jouer approximativement avec les doigts et penser approximativement ou jouer faux avec les doigts et penser juste, auquel cas l’oreille corrige et ça peut faire partie du “jeu”. J’ai à plusieurs reprises entendu des musiciens, également “fins spécialistes”, débattre de la question avec une perplexité pleine d’admiration qui allait au-delà d’un simple problème de justesse sur l’instrument. Où l’on se demandait quelle logique harmonique les autoriserait à affirmer que Gary Peacock pense juste. Et lui-même comment l’entendait-il ? Ainsi, tel doigté, tel choix de note leur paraissait aberrant et pourtant irremplaçable par toute autre solution dans le chef d’œuvre qu’ils considéraient. Voilà le mystère Peacock !

Il aurait fallu interroger Keith Jarrett – c’est lui qui a fait savoir qu’il se séparait de Gary Peacock à cause de ses problèmes d’audition (1). Il répondrait probablement à la question en d’autres termes, ou à côté, ou plus sûrement nous enverrait balader.

Si le mystère a ses limites, atteintes parfois pendant le concert donné hier à la Maison de la Culture de Nevers par Gary Peacock, Marc Copland et Mark Ferber, il opère toutefois encore, d’une façon toute différente auprès de Copland qui ne pratique pas ce spectacle de l’extase propre à Jarrett et qui ne pratique même aucun spectacle, totalement centré sur le matériau du morceau qu’il est en train d’interpréter –hier Gershwin, Michel Legrand, Wayne Shorter ou le “tube” de “Tales Of Another” Vignette –, restant au centre du piano, les deux mains jamais éloignées l’une de l’autre, la droite rarement en cavalcade dans l’aigu, faisant miroiter les harmonies qui se superposent en couches entremêlées et parfois contradictoires, comme on peu voir, sur le Mississippi qui occupe mes lectures en ce moment « la surface lente et indifférente, la crue proprement dite et enfin, tout en dessous, le cours d’eau, le filet d’eau originel coulant en murmurant dans la direction opposée. » (Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem, mais j’aurais pu tout aussi bien citer les ingénieurs hydrauliques cités par Mario Maffi dans Mississippi, voyage aux sources de l’Amérique). Et dans ce mouvant appareil, Gary Peacock se déplace en toute indépendance et liberté, avec cette justesse évidemment plus problématique lorsqu’il fait face au piano de Jarrett ou Copland que lorsqu’il poursuivait les fantômes, les saints et les anges d’Albert Ayler. Problématique au point de nous faire parfois perdre le fil de son discours. Et de ces remous, Mark Ferber, batteur-commentateur discret, s’empara très admirablement dans le tournaround final de l’Estate d’ouverture. Triomphe pour un bon petit concert avec quelques belles émotions (celle tout simple de revoir et réentendre Gary Peacock n’étant pas des moindres), que complète un bon petit rappel emprunté à Sony Rollins, le débonnaire Doxy.

Dans Le Monde des sciences du mardi 1er novembre on apprenait que près de 900 ornithologues s’étaient pressés dans l’East Yorkshire, au bord de la Mer du Nord, dans la petite ville d’Easington, pour lorgner un individu de l’espèce accenteur montanelle (prunella montanella), égaré en cette région où il n’avait rien à faire alors qu’il a ses habitudes entre la Sibérie orientale l’été et la Chine l’hiver. Ainsi, des espèces de plus en plus nombreuses, s’égarent de nos jours au cours de leurs déplacements migratoires, trompés par le réchauffement climatique et les courants d’air nouveaux qui en sont la conséquence, tel la calliope sibérienne ou le pipit de Richard.

Le jazz qui traverse des changements climatiques guère à l’échelle ce que subit la planète, connaît également de ces égarement d’espèces où l’on vit le festival de Nevers accueillir hier à midi, la danseuse Héla Fatoumi (qui, lors d’une rencontre avec le public animée par Xavier Prévost nous fit part d’expériences analogues avec Laurent Dehors) et le violoncelliste Gapar Claus, improvisateur non idiomatique avouant sa perplexité lorsqu’il est sollicité par ses confrères du jazz dont le langage lui est, non pas indifférent, mais étranger. C’était leur première en duo, et tous deux improvisèrent avec l’Espace de la salle Lauberty de la Maison de la Culture pour toute grille harmonique et pour tout standard.

Le violoncelle de Claus ouvrait une journée qui allait oublier la forge habituelle du jazz (sa soufflerie, les embrasements de son foyer, ses métaux rougis au feu, ses tôles, ses enclumes, ses marteaux-pilons et ses laminoirs) au profit du bois, l’épicéa, l’érable, le palissandre, le pernambouc, le roseau tel qu’il se combine à l’ébène, essences qui semblent égarées “dans ce jazz de brutes” tel prunella montanella en bordure de Mer du Nord. Certes lorsque Dominique Pifarély et Louis Sclavis se présentent sur la scène de la Maison de la Culture – sans Vincent Courtois, qu’ils ont attendu vainement jusqu’en cette seconde partie qu’ils auraient dû précéder et qui lui aussi s’est laissé dérouter en cours de migration, par quelque dérèglement climatique sur l’aéroport de Sarajevo –, leurs doigts ont encore en mémoire les tempos et les flux du jazz dont on regrette parfois que Courtois ne soit pas là pour tempérer leur boulimie. C’est que l’on a commencé la soirée à l’auditorium du conservatoire avec le Quatuor IXI, avec qui l’accenteur montanelle, la calliope sibérienne, le pouillot à grand sourci et le pouillot du Caucase ont trouvé à nicher sur les territoires du jazz. Mais que font-ils là ? Je m’en suis déjà expliqué dans ces pages et celles en papier de Jazz Magzine. Mais la vérité, c’est qu’il nous ont transportés comme nul autre quatuor à cordes ne sauraient le faire dans un festival de jazz.

J’aurais aimé retrouver ce soir à Nevers Régis Huby et son Equal Crossing 4tet, entendre les rêveries autour de Miles Davis et Jimi Hendrix de Philippe Gordiani et son Voodoo 5tet, m’attarder jusqu’au samedi 12 pour le concert de clôture avec John Scofield. Mais déjà, la gare de Paris-Bercy approche alors que j’écris ces lignes et bientôt je m’engouffrerai dans le métro afin de rejoindre le bureau de Jazz Magazine d’où partira dans une semaine pour l’imprimerie notre double numéro décembre-janvier. • Franck Bergerot

(1) « Oui, c’est vrai, Gary avait des problèmes d’audition de plus en plus handicapants. On n’a pas véritablement décidé d’arrêter notre collaboration, ça s’est juste imposé à nous. Ça faisait un petit bout de temps que ça couvait, on avait déjà fait un break il y a deux ans pour les mêmes raisons. Cette fois, l’arrêt est définitif. Jack avait un peu pris les devants en commençant des collaborations avec d’autres musiciens, maintenant les choses sont claires. Mais bien évidemment nous restons amis. » (propos recueillis par Stéphane Ollivier, Jazz Magazine mai 2015)