Jazz live
Publié le 26 Août 2018

Jazz Campus en Clunisois (suite et fin)

Suite et fin de mon séjour à Cluny pour ce qui sera mon dernier festival de l'été. Un chic festival qui a su raison garder… Convivialité et partage dans cette campagne généreuse où l'on déguste bons vins et jazz vifs.

VENDREDI 24 Août

Duo Christophe MONNIOT (sopranino et alto) / Didier ITHURSARRY (accordéon)
Concert champêtre 12h30 Pique nique gratuit.

C’est l’un des rituels du festival, moment toujours attendu, le concert gratuit et le pique-nique, aux haras nationaux avec l’un des duos les plus attachants que je connaisse, dans Hymnes à l’amour (à sortir sur le label ONJ records, en octobre prochain).
Fantaisie assurée avec ce clown lunaire de Monniot qui présente le concert avec humour dès le premier titre « Biguine pour Sushi »; de l’émotion aussi. Certains morceaux sinuent autour d’images, d’obsessions clair obscur, tout un monde que le duo explore en funambules du sentiment, en affranchis de la rigidité des genres et des catégories.Quand ils reprennent ce paso doble « España cañi »que tout le monde connaît, même sans fréquenter les arènes, entonnent une valse ou une biguine, c’est pour mieux l’arranger ou la déranger. Ils ont tous les deux animé des bals, voire commencé par là comme Michel Portal, ils reprennent d’ailleurs en le dépoussiérant « Passion », ce tube de l’accordéoniste-bandonéoniste Tony Murena, très tôt attiré par le jazz, avec lequel le clarinettiste tourna à ses débuts. Ce n’est pas du musette pour autant que jouent ce Normand et ce Basque, c’est de la musique populaire savante : ils créent des miniatures que l’énergie du live rehausse encore, des bibelots sonores exquis. Une musicalité savamment construite, dont le fond populaire est détourné avec une sophistication assumée. L’accordéoniste qui peut user de plusieurs registres sait s’adapter, canaliser certaines envolées de son comparse. Le deuxième titre « Nadir’s » lui a donné du fil à retordre, avouera-t-il ensuite, ravi cependant de travailler cette écriture complexe qui paraît simple et lumineuse à l’écoute.

 

 

Le public du pique-nique, plutôt bon enfant, se laisse charmer. Et pourtant quelle mélancolie dans certains passages portés par le souffle du sopranino que contrebalancent vite des pirouettes vertigineuses et ludiques. On entend tellement des nuances dans cette musique qui résonne en profondeur et réveille les sens, et toujours des échos insolites et nostalgiques au jazz des « pères » (Ellington, Gershwin même). Une musique étrangement familière, vite irrésistible de deux musiciens virtuoses qui se complètent avec générosité.

Roberto NEGRO trio :  DaDaDa avec Emile PARISIEN (Saxophones), Michele RABBIA(Batterie)

Un concert qui sort de l’ordinaire et dont je garderai des morceaux choisis, extraits de la débauche de formes et de sons.
Dès le démarrage du percussionniste romain Michele Rabbia, comme dans un film de Duras, la musique ne suit pas l’image : les effets électroniques ne correspondent pas aux frottements sur les peaux. Sur une très lente introduction, répétitive du piano, doublé bientôt par le saxophone soprano, la tension monte et éclate en un crescendo puissant. On plonge très vite dans un univers onirique, nocturne, un rêve éveillé, un monde inventé par le pianiste turinois, inspiré par le peintre catalan Miro, qui, à partir des années 40, a représenté sa version des  « Constellations », une série de 29 toiles peuplées d’étoiles, de comètes, de lunes. Comment décrire cette écriture musicale, rythmée de traits fins comme des fils qui passent, repassent et se recroisent? Un happening contemporain pour des artistes dadaïstes? Lyrisme véhément, presque violent, force rageuse et jeu hypnotique. Silences électrisants et résonances stridentes, piano percussif mais pas que.

Habitué des duos avec Théo Ceccaldi, des quatuors La Scala ou Kimono,  auteur de la Loving suite pour Birdy so, Roberto Negro est un porteur de projets nombreux, à la confluence de musiques improvisées et contemporaines. Il vient au trio avec deux complices  capables de transe, de frénésie spectaculaire, d’un emportement sonore qui n’a rien à voir avec la rage ou la colère. On connaît le saxophoniste Emile Parisien qui se déchaîne dès que la machine est lancée et il ne lui faut pas longtemps. Pourtant, de certains de ses longs solos étrangement introspectifs se dégage  une douce vibration. Un blues qui surgit d’un coup de la nuit, scandé par les simples claquements de doigt de Michele Rabbia qui a bien saisi ce qu’il fallait faire là, un geste simple, d’une cohésion rythmique sans faille. On connaît moins ce percussionniste coloriste, toujours frémissant, qui, ajoute à son attirail d’objets sonores, toute une palette d’effets électroniques, une trame sur laquelle s’élance la plainte du saxophone.


Une dizaine de pièces musicales plus ou moins longues nous sont offertes : elles vont par deux, cohérentes dans leur écriture même, une succession de tableaux sonores orchestrés par un pianiste souriant

     

qui présente avec humour « Gloria e la poetessa » et un extrait de Ligeti, issu de Musica ricercata (utilisé d’ailleurs par Stanley Kubrick dans son dernier film Eyes Wide Shut). Le saxophoniste et le pianiste se sont « trouvés » en adaptant les Métamorphoses nocturnes de Ligeti. La connexion est claire, plus visible qu’avec les toiles de Miro. Le pianiste compose avec une réelle économie de moyens, contrairement à ce que l’on pourrait penser, en jouant de contraintes qu’il se fixe. La dramaturgie organise la structure de chaque pièce ou couple de pièces, variant éclats soudains, arrêts tout aussi cassants, passages lents, hypnotiques et doux. Toutes ces brusques explosions,  si elles ne sont pas déstabilisantes, tracent un parcours non balisé en apparence, une provocation dadaïste sans doute, dans l’esprit. D’où ce titre léger et enfantin, DaDaDa ( après tout, ils sont trois, et la répétition bégayante de la première syllabe se moque d’une certaine érudition musicale) : « Autant lalala peut paraître mou, autant dadada résonne de façon plus incisive » glissait d’ailleurs le pianiste. Pas faux.
« Nano » suivi de « Shampoo », « Brimborion » sont d’autres pièces jouées toujours avec ce sens théâtral mais c’est sur le final que je m’attarde, ce « Sangu » sicilien ( Roberto Negro revient de Palerme), une mélodie qui me touche, car s’il y a virtuosité, elle est au service de la musique. Est-ce un effet d’accoutumance? Il me semble que nos histrions se calment, la musique gagne, ils sont dedans et nous avec.

Samedi 25 août : journée de clôture
Concert des stagiaires et repas champêtre à MATOUR

Xavier Prévost a choisi de vous présenter un des ateliers, celui de Guillaume Orti, de rendre compte des échanges, de l’avancement et des impressions des stagiaires. Idée judicieuse…

Quant à moi, j’assiste à la restitution des concerts, à cette invitation à rendre compte d’un travail sur seulement quelques jours, où l’essentiel est de faire de la musique ensemble. Sans oublier la fanfare (plus de 70 musiciens descendus jouer une première fois à Cluny vendredi soir, avant leur concert final à Matour, en fin de matinée), qui interprète brillamment des thèmes splendides comme l’ « Egyptian fantasy » de Sidney Bechet, le « Jelly Roll » de Mingus, un chant « Echo du bayou »). Les six ateliers constituent un atout majeur de ce festival si original, à taille simplement humaine. Autant qu’ils révèlent la personnalité des stagiaires, ces ateliers trahissent celles de leurs « profs », intervenants qui changent au bout de trois ans. Ce qui encourage les stagiaires à revenir, à changer d’approche et de pédagogie. Passionnant regard sur la pratique d’ensemble, les objectifs fixés, le sens attaché à la restitution, avec des problématiques souvent déterminantes. Jean-Philippe Viret avait intitulé son atelier Silence, çà tourne et… ça tournait vraiment sur tempo lent, autour de la respiration, du silence. Avec l’un de ses arrangements délicats du « Silence » de Charlie Haden et l’une de ses compositions en clin d’œil au thème « Saturne ».

Océan Indien, quand tu nous tiens!
Une seule suite « caliente », épicée évidemment, sur la rythmique, inspirée de l’univers de la saxophoniste Céline Bonacina.
Denis Badault entraînait ses élèves dans un audacieux Improvisations singulières et libres.
Géraldine Keller , c’était Vox Vox : Laboratoire vocal (voix chantée, voix parlée, voix bruitée) où les participantes, uniquement des femmes, comme souvent quand il s’agit de se mettre à nu, en exposant sa voix.
Fidel Fourneyron avec La vie en bleu (Duke Ellington « Red carter » et d’autres fantaisies en collage), un blues de charme, un swing solaire, presque joyeux pour terminer la journée.

Partage, rires et émotions des stagiaires quand il faut se quitter. Mais on se promet de revenir l’an prochain.

Re-focus Sylvain RIFFLET

Théâtre de CLUNY, 21h.

C’est le dernier concert du festival, Didier Levallet présente le projet un peu fou du saxophoniste Sylvain Rifflet qui rend hommage à Stan Getz en refaisant à sa façon le Focus qui réunissait jazz et classique sur le label Verve, en 1961, avec le concours d’Eddie Sauter. Un album impressionnant, l’un des disques de l' »île déserte » assurément.

La version concert est plus légère que celle du disque, sorti en septembre dernier sur le même label : un quatuor de cordes, membres de l’ensemble Appassionato de Mathieu Herzog entoure le saxophoniste, le vibraphoniste/batteur Guillaume Lantonnet et le contrebassiste Florent Nisse.
Un jazz orchestral où Rifflet se mesure aux cordes, rejouant le pari audacieux de Getz, sans pour autant reprendre ses thèmes, pour en donner sa vision. Il adopte la même démarche sur des compositions originales, occupe la scène face aux classiques à qui il ne demande plus de fournir un tapis mélodique suave qui noyait quelque peu le chant de Charlie Parker ou enveloppait la voix de Sarah Vaughan.
Le quatuor, à grands traits d’archet ou en pizz, intervient en une joute amicale, ripostant aux slaps et jeux de langue du ténor qui adopte un phrasé plus lent et voluptueux, d’une grande fluidité, sans chercher à imiter-ce qui est impossible au demeurant, The Sound »,  le grand Stan Getz. Les mélodies de Rifflet qui prennent leur temps pour mieux rebondir, son timbre profond, tendent à unifier les cordes et la rythmique vraiment  épatante. Ce qui frappe, c’est l’engagement et la vitalité de tous les instants, dans une parfaite écoute mutuelle.

    

Si les deux premières compositions s’inspirent plus directement de celles de Getz, ( « Her » dans « Rue Breguet » et la cavalcade effrénée qui suit, « Night run »de « I’m late »), la suite s’affranchit du modèle, un peu écrasant tout de même. On quitte ainsi une narration presque cinématographique où, par moments, les cordes évoquent l’univers hitchcockien de Bernard Hermann (et pas seulement Vertigo que l’on cite toujours). « Echoplex » que démarre le vibraphoniste avec finesse,  « Hymn », « Une de perdue, une de perdue », composition de l’ami arrangeur Fred Pallem, « Harlequin on a string » font retour à un jazz « essentiel », car le saxophoniste vient du jazz et peut y retourner en empruntant la machine à remonter le temps sans la nostalgie. Pour le rappel de « The Peacocks » (Jimmy Rowles) il est seul, avec à ses côtés un curieux instrument, cartable à soufflets/cornemuse, signe patent de l’amour du musicien de Mechanics pour ces instruments bizarres, ces objets en bois, en métaux, bricolés-maison,  toute une panoplie rétro-futuriste.

Succès assuré pour ce final enlevé de l’édition 2018, un régal sans la moindre faute. L’aventure continue l’an prochain…Qu’on se le dise!

Sophie Chambon