Jazz live
Publié le 26 Août 2018

Jazz Campus en Clunisois, un sacré festival (18 au 25 août )

Retrouvailles cette année, après un an d'absence avec Cluny, son terroir généreux, son abbaye millénaire et ce festival convivial, des derniers feux de l'été, où règnent diversité, ouverture, apprentissages pendant une semaine. Certes, le site, l'abbaye, autrefois la plus imposante de toute la chrétienté, ne me sont plus inconnus depuis ma découverte en 2003, mais le dépaysement est assuré et le plaisir intact, quand je retrouve l'équipe soudée organisatrice, les amis bénévoles, les concerts de qualité sélectionnés avec un goût très sûr par Didier Levallet, entre compagnonnage et découvertes. Sans compter les stages qui sont l'une des forces vives de cette manifestation.

Passage de témoin avec l’ami Xavier Prévost qui vient d’évoquer son escale clunisienne et que j’ai croisé mercredi soir.

Le festival Jazz Campus en Clunisois (ex Jazz à Cluny, fondé en 1977 par le contrebassiste Didier Levallet) a réussi à prendre ses marques depuis 2008, après une séparation compliquée (passage brutal de la gestion communale de Cluny à une gestion associative) et à regagner la confiance du public, qui semble acquis aujourd’hui. Mais l’équilibre des structures festivalières de taille humaine est toujours fragile. Même si les stages restent sur la commune de Matour qui accueille depuis 2008 l’organisation et la logistique, on peut espérer de nouvelles initiatives à Cluny même, dans les années qui viennent pour étoffer encore le festival.

Mercredi 22 Août : Marlène à Cluny

Letters to Marlene
Guillaume de Chassy (piano), Christophe Marguet (batterie), Andy Sheppard (saxophone ténor et soprano).
Théâtre de Cluny, 21h.

En ce 22 août, un seul concert au théâtre, celui du trio De Chassy Marguet Sheppard in Letters to Marlene.
Trois musiciens qui ont appris à se connaître depuis 5 ans, un trio équilatéral qui s’enracine dans sa pratique du jazz et prend de plus en plus de plaisir à jouer collectif.

Après leurs Shakespeare songs,  ce programme est écrit en hommage à Marlene Dietrich, combattante de la liberté (3 pièces du pianiste et 5 du batteur). Ou le parcours sans faute d’une femme moderne avant l’heure, qui n’hésita jamais à s’engager, à payer de sa personne, à accueillir les réfugiés chez elle à Hollywood. Triste résonance avec la période troublée que nous connaissons.

Elle était très différente de l’image glamour façonnée par son Pygmalion, Joseph von Sternberg, avec qui elle était venue en Amérique.

Fascinante Marlène, dont la beauté sculpturale ne la détourna  jamais de sa lutte contre le nazisme ou pour la libération sexuelle ou des moeurs (elle fut une des premières à s’afficher en pantalon, à Hollywood quand ça ne rigolait pas avec l’image). Idéale et terre à terre, présente et distanciée, virile dans la séduction, féminine dans l’abnégation », c’est ainsi que la décrit Jean Pavans dans une excellente biographie folio chez Gallimard. Impressionnée par le processus créatif, elle tenta toute sa vie de s’en approcher au plus près et travailla sans relâche.
Le trio connaît bien son histoire. Si, dans L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford, il est dit « When the legend becomes fact, print the legend »(quand la légende est plus belle que les faits, imprimez la légende), ils s’attachent à son parcours de résistante, à une réalité sans fard. Guillaume de Chassy présente le programme conçu autour de plusieurs épisodes : l’engagement, la décision de suivre le front en dépit des difficultés de la vie quotidienne, l’amour pour Jean Gabin, la relation plus que douloureuse avec son pays d’origine qu’elle quitta en 1930, pour Hollywood et le star system.
Des fragments de voix et de discours s’intercalent, se glissent au coeur de la partition. Pas besoin de photo ou d’extraits de films. L’imagination fait son travail : Christophe Marguet me confie qu’il apprécie que ne figurent pas sur l’album ces archives sonores. Elles ne prennent toute leur valeur que dans l’émotion du live, dans une mise en scène sobre et efficace, sans aucun retour pour les musiciens : le pianiste se place côté cour pour mieux entendre le batteur derrière lui, le saxophoniste occupant le devant de la scène, créant une véritable tension dramatique, au ténor comme au soprano.

@Alain Michalowicz

En introduction, dès le premier morceau, il s’élance avec ardeur, sur la voix rauque de Marlene, en fond, sur son Lily Marlene. Soutenu par les balais qui dansent sur les peaux et le piano délicat qui joue le thème comme plus tard, dans « Seule ». Etonnante destinée de cette chanson créée en 1915 pendant l’autre guerre, d’abord adoptée par les nazis avant de devenir un chant de victoire pour les alliés.
L’arrivée en fanfare de Marlène, sur le front, impose un évident « América », triomphant marching band martelé de roulements de caisse drus et rageurs. Suit un curieux « In terra pax hominibus bonae voluntatis », fugue aux trois voix enlacées, écho aux vociférations d’Hitler contrées par le Churchill de « Blood, toil, tears and sweat » de mai 40, et de Gaulle célébrant « Paris! Paris outragée! Paris brisée! Paris martyrisée, mais Paris libérée, libérée par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ». Des phrases qui résonnent de façon terrible, aujourd’hui encore.

 

War : if you haven’t been in it, don’t talk about it  » disait Marlene avec son franc parler. Investie dans le service des USO, soit United Service Organization, elle fit partie des artistes engagés sur le front pour distraire les soldats. Marlène leur offrait, en robe brodée (qui ne se chiffonnait pas et qu’elle pouvait donc garder dans son sac, d’où le nom de l’un des titres « The Dress »), des chansons nostalgiques ou sensuelles, selon l’humeur et le moral des troupes. Elle était capitaine, portait l’uniforme de terrain d’où la photo de la pochette du CD du trio, sorti en mai dernier sur NoMadMusic, avec un amusant photomontage.


Dans « Les Ardennes », Marlène se rappelle des conditions très dures dans le froid et la peur, les convois sans cesse mitraillés. Bon petit soldat toujours aux ordres, elle suit pendant de longs mois à partir de 44, les armées en campagne (Jean Gabin, son grand amour, est en Afrique du Nord, il ira jusqu’à Berlin). Ce qui ne diminue en rien son courage car elle risquait gros si les nazis l’avaient capturée. Elle se contentera de dire : « A Aix-la-Chapelle, nous avons attrapé des morpions. »
Le « climax » de ce concert est l’accompagnement, en contrepoint de la voix rauque, voilée et râpeuse (rien à voir avec la crooneuse Julie London) sur « Falling in love again », adaptation en anglais avec les paroles de Marlène du tube de Friedrich Holländer « Ich bin von kopf bis Füsse auf Liebe eingestellt » pour la Lola Lola de l’Ange Bleu (1930) où elle avoue une disposition naturelle à l’amour. La version en anglais donne un autre sens, moins grivois, et on peut penser au « Je suis comme je suis, je suis faite comme ça » du Paroles de Prévert (1946). Authenticité de quelqu’un qui ne triche pas avec la vie et les sentiments.

Ce sont assurément de bien belles love letters, adressées aujourd’hui à Marlène, une musique créée en pensant à elle, inspirée par elle mais qui suit son propre itinéraire. Une musique grave, exaltée, sombre et lyrique, servie par un véritable trio.

 

Jeudi 23 Août: une journée bien remplie dont on se souviendra

CONTINUUM, Abbaye de CLUNY, Tour du farinier, 19h.
Yves Rousseau (contrebasse), Jean Marc Larché (saxophone).

Comme le souligne dans sa présentation Didier LEVALLET, ce sont des instrumentistes délicats et précieux. Continuum est le titre tout indiqué, évocateur de la longue association entre ces musiciens qui introduisent l’écriture baroque, contemporaine ou classique dans leurs formes ouvertes à l’improvisation. De la musique de chambre spirituelle, écrite, recyclée pour un échange intime et poétique dans le cadre enchanteur de la Tour du Farinier. On savoure le moment, profitant de l’acoustique exceptionnelle, sans sonorisation, dans la nef carénée, avec le merveilleux décor de chapiteaux romans en marbre historiés (inscriptions et instruments de musique) des quatre premiers et derniers tons du chant grégorien (ou Modes du chant grégorien). Le public écoute recueilli, cette musique d’envol.

On retrouve Bach, Variations Goldberg et autres pièces évidemment arrangées, au cours de ce concert, en écho à une soirée précédente (D.Patrois/R.Masunaga).
Yves Rousseau et Jean Marc Larché se partagent les compositions, certaines dédiées à des peintres comme Miro, Hundertwasser. Envol encore de ces thèmes qui s’arrachent à la gravité. Figures qui basculent jusqu’au rappel plus terre à terre, « les stances galantes » d’après Molière, une ritournelle à la Brassens.

 

BUTTER in my BRAIN
Claudia Solal (voix), Benjamin Moussay ( piano, clavier)

Voilà des musiciens que l’on aime retrouver à Cluny, Claudia Solal avait animé un stage mémorable sur la voix et l’improvisation libre, en 2011, ainsi qu’un concert Room Service avec sa boîte à cuillère, Spoonbox. Si elle ne joue pas avec sa voix comme une diva, elle se classe dans les musiciennes de la voix. A partir d’une idée de départ souvent farfelue et pourtant très concrète (« Nightcap for skylark », « Trees are green, anyway aren’t they? » ), de confessions prétextes, de petites scènes ( « I’m a multi-track girl »), le duo avance avec élégance et cohérence, jubilation même : l’exécution est précise, la mélodie toujours accessible, le rythme intense.
Avec le temps, ce couple de scène (quinze ans déjà) a su créer une relation forte et immédiate avec le public. Si la voix chaude et souple a gagné en assurance, Claudia a gardé cette timidité dont elle joue avec humour. Cette maladresse dans les gestes, comme si elle se heurtait et se cognait partout, elle sait la mettre en scène, en mots choisis. Elle sait capter l’éternel malentendu des relations humaines. Elle a assurément le sens du titre et ses chansons parlent pour elle autant que pour nous, la sonorité des mots se fondant naturellement dans la mélodie. Comment ne pas être en empathie avec son univers insolite, de « nursery rhymes » (The house that Jack built »), de petites chansons pop, avec ce « non sense » très britannique qu’elle chérit et partage? Benjamin Moussay qu’elle prend à témoin et qu’elle aimerait voir chanter à son tour, ajoute-t-elle, avec espièglerie, maîtrise à merveille tous les claviers, doux et lyrique ou violent et emporté selon le mood que lui inspire le jeu de la chanteuse. Un timbre et une élocution distincts, une énonciation parfaite en anglais pour une musique ludique et maligne. Et puis, elle finit avec « Si vous insistez », clin d’œil malin, souvenir d’une phrase fétiche de son papa, à qui elle dédie, en ce jour anniversaire (il a, en ce 23 août, 91 ans) une curieuse chanson sur un « pawnbroker » (prêteur sur gage) dans son fumoir (Smokehouse on the beach). On ne manque pas de malice dans la famille Solal!

 

Un Poco Loco (Feeling pretty)
Fidel Fourneyron (trombone), Geoffroy Gesser (saxophone ténor et clarinette), Sébastien Beliah (contrebasse).

Fidel Fourneyron, l’actuel tromboniste de l’ONJ, est très présent sur la scène jazz hexagonale. Habitué du festival, il s’est déja produit dans Radiation X, dans diverses formations avec Eve Risser, Papanosh. Il anime depuis deux ans un stage dont le thème, cette année, est le blues « On y revient toujours quand on cherche à ancrer plus profond notre chant intérieur ».
Emanation de l’ONJ fabric, dispositif qui met en avant le travail de certains instrumentistes, le projet du jeune tromboniste avec son trio Un poco loco a rencontré un succès mérité dès sa création en 2014. Il reprenait le répertoire du bop (Bud Powell, Dizzy Gillespie) ainsi que des compositions de Lee Morgan, Kenny Dorham (Minor’s Holiday) redécouvrant « ces airs du passé qui ont fait en leur temps la folie du jazz »

On a fêté le débarquement en Provence ces jours-ci, Marlène était à l’honneur hier soir. Si la libération de Paris remonte à la nuit du 24 au 25 août, la St Louis marque l’anniversaire de la naissance de Lenny, Leonard Bernstein, il y a tout juste cent ans. Fidel Fourneyron et son trio d’ Un poco loco se sont emparés de son oeuvre culte West Side Story.
Est-ce vraiment un hasard, mais le 23 août 1957, il y a donc 61 ans aujourd’hui même, le grand Bernstein, le « radical chic », finissait l’écriture de sa « partition « amphibie » à mi-chemin entre comédie musicale et opéra » (Renaud Machart in Léonard Bernstein, Actes sud, Classica)  la version pour Broadway, exultant à deux jours de son 39ème anniversaire.
La relecture absolument impeccable de West Side Story dans ces petites pièces qui se suivent sans transition,  ces compositions réarrangées assez subtilement pour que l’on en reconnaisse la mélodie, dans une autre orchestration, est prodigieuse. Ça démarre sur les chapeaux de roue dès le « Prologue », vif et enlevé: avec « Jet Song », ça vrombit et bourdonne au trombone, la clarinette donne le thème sur « Something’s coming » et casse net l’élan. C’est qu’ils ne sont que 3 pour rendre un ensemble fort en cuivres, avec une flopée impressionnante de cordes. Ainsi dans le « quintet », avant la bataille, ils font du contrepoint à cinq voix,  celles de tous les protagonistes qui s’élancent vers leur destin ( c’est le dernier tableau avant l’entracte ou ‘intermission’ , véritable « cliffhanger » du film de Robert Wise et Jérôme Robbins pour la MGM en 1961).


Broder de très fines variations, déstructurer les thèmes, surtout quand ils sont ardus, ces jeunes talentueux en sont tout à fait capables. Ils font passer leurs instruments respectifs par tous les états: du son le plus gouleyant à l’attaque la plus vibrante, sans oublier glissando, vibrato, feulement, hoquètement, chuintements. Le contrebassiste à l’archet, en pizz, fait claquer les cordes tendues de sa basse qui n’en peut mais, elle doit assurer à elle seule le rôle d’une vingtaine d’instruments du symphonique original, y compris les percussions, dont le chef était friand dans ses « Danses Symphoniques », si latines.

 

C’est encore Sébastien Beliah qui assure, lors du dernier morceau avant le rappel, « Cool, de sa ligne de basse, la structure du ballet des Jets, sur un thème qui n’a rien assurément de lénifiant. Il est important de rester calme dans une situation aussi dramatique…

Fidel Fourneyron sait se lover dans la chair musicale de ces pièces sur mesure et Geoffroy Gesser n’est jamais en reste au saxophone et à la clarinette. La formule du trio, collectif et petit orchestre de chambre, est idéale pour l’improvisation: ils montrent leur créativité propre sur 3 thèmes de leur cru, plus âpres et moins lyriques, déstructurés plus follement sur « Jet » (Geoffroy Gesser), sur « Somewhere » qui devient « Nowhere » avec le contrebassiste Sébastien Beliah alors que le tube « Tonight » est raccourci en « To » par le tromboniste.
Tout est réussi dans cette version rajeunie et resserrée, on aime bien évidemment le « mambo » que les plus grands orchestres aiment à reprendre actuellement, comme celui des jeunes Vénézuéliens menés par l’intrépide Gustavo Dudamel. Quand au « I feel pretty » si joyeux et insouciant de Maria avec ses copines de l’atelier de couture, il devient drôlement dissonnant avec comme des ratés au trombone, des raclements de l’archet. Les contrastes énergiques, les contrepieds fréquents autorisent des moment de grâce lorsque surgissent des unissons sax trombone, comme dans ce chant d’amour presque religieux de « One hand, one heart ». Poignant! C’est que ces gaillards peuvent souffler le feu de la forge et caresser en douceur, nous enchanter comme dans ce premier rappel avant le final prévu (« Tin, Tin Deo » du grand Gillespie), où le trio transcende littéralement ce qui est devenu un incontournable « I like to be in America ». La plus belle variation de ce thème pourtant passé dans la mémoire collective.
Le public est sous le charme, et Didier Levallet épaté de cette relève assurée, sourit, heureux. Il le peut, sa programmation est un « sans faute ». Plus de nuage dans le ciel clunisois. Les commerçants eux même attendaient le festival et s’y sont préparés.

 

Sophie Chambon