Jazz live
Publié le 20 Nov 2018

John Zorn, Bill Laswell & William Claxton à Milan

C’était la seule occurrence du duo new-yorkais en Europe. Le livret mentionne leurs « carrières d’ampleur Shakespearienne », et le directeur artistique Luciano Linzi parle en amorce du « concert le plus important de cette édition ».

John Zorn (as), Bill Laswell (elb)

Teatro dal Verme

Milan, 6 novembre 2018

Quand on sait que le festival Jazzmi reçoit treize jours durant Bill Frisell, Ron Carter, Chick Corea (autour de Mozart et Monk), Antonio Sanchez, Paolo Conte, John Scofield, Enrico Rava et Abdullah Ibrahim, on se cale obligeamment dans son fauteuil et on tâche d’ouvrir ses chakras. Dans le vaste Teatro, 1300 spectateurs retiennent leur souffle. Au même moment, en divers clubs de la ville, les formations de Steve Kuhn et Jason Moran débutent leurs sets. C’est un soir parmi d’autres dans la métropole au Dôme, la programmation incluant aussi des projections de films, rencontres et conférences sur des thématiques et albums spécifiques, avec des intitulés tels que « Filles de Kilimandjaro – et le jazz devint électrique », « Eternal Rhythm – le free mondialisé » et « John Coltrane – Both Directions at once ». Ashley Kahn disserte sur « Kind of Blue », Reza Ackbaraly sur Qwest TV tandis que Stefano Bollani se livre à un blindfold test en public.

Pour ceux qui ne les connaîtraient pas déjà, de vastes horizons esthétiques et des milliers d’heures d’écoute vous attendent. Zorn et Laswell s’associent dès la fin des années 70 au gré de nombreuses aventures studio et live, notamment dans des projets de rock radical (Painkiller, Blade Runner – ce dernier trio n’ayant fait l’objet d’aucune publication, contrairement aux albums-cultes du précédent). Selon le cas, Laswell est co-leader, bassiste et/ou responsable du mixage d’albums estampillés Tzadik (on le retrouve par exemple aux manettes d’« Astronome », sur lequel aucun des deux ne jouent, mais que l’un a écrit et l’autre enregistré). Parmi leurs collaborations comme instrumentistes, citons le trio avec Milford Graves (lui aussi inédit au disque), et une foule d’autres points de convergence, parmi lesquels l’album « The Dream Membrane » permet d’entendre le duo flanqué d’un narrateur.

Attaquant en solo, le bassiste fait initialement vibrer les matériaux de la salle. Le son est imposant mais parfaitement découpé. Il nous enveloppe littéralement. Le concert est placé sous le patronage d’Aleister Crowley, personnage aux doux surnoms tels que « le mage noir » et « The Great Beast 666 », écrivain, voyageur, astrologue et occultiste britannique dont la biographie et la quête mystique ont passionné de nombreux musiciens depuis un demi-siècle. On voit notamment son visage sur la pochette de « Sergeant Pepper’s » des Beatles. Konx Om Pax était déjà un titre d’ « Axiom Ambient – Lost in the Translation », double-CD paru en 1994. L’expression ne semble pas réductible à un seul sens. Quelque chose de l’ordre de l’illumination.

De fait, la musique sera moins menaçante que prévu, plutôt cordiale voire extatique. Laswell change d’effets et Zorn entre en scène. L’alto s’inscrit d’emblée dans les traces d’Ornette Coleman, avec des notes longues inhabituelles chez le saxophoniste qui se fend pour une fois d’un jeu nettement redevable au jazz, et qui le restera globalement, sur des exsudations de basse, tantôt rythmiques tantôt abstraites, minérales, nacrées, semblables à des coulées de lave, imperturbable métal brûlant. Rendant coup pour coup aux flèches de l’alto, et lui-même versé dans la question harmolodique, Laswell cite des riffs de Prime Time. Avec vivacité, Zorn sort de l’harmonie pour y revenir tout à trac, enchaînant les trouvailles sans s’attarder sur aucune.

Si le set-up est minimaliste pour Zorn (un micro et une chaise, sur laquelle il prend appui d’un pied, posture désormais traditionnelle), Laswell dispose d’un équipement conséquent. La scène est spacieuse et les comparses, débout face au public et ouvrant rarement les yeux, sont éloignés l’un de l’autre, chacun ayant besoin d’espace pour projeter ses ondes sonores. Hasardons quelques conjectures… Il y a diverses façons de concevoir et de produire de la musique. On est ici hors des schémas traditionnels, y compris dans le domaine du duo. Le jazz n’est qu’un des points de référence parmi plusieurs influences musicales et extra-musicales. L’art, la littérature, le monde des idées, et une expérience gigantesque pour chacun des deux hommes, nourrit leur geste musical. Coexistence ou confrontation de deux champs magnétiques? Chacun arrive avec son bagage respectif, mais s’investit aussi complètement dans l’écoute. Deux générateurs de courant(s) alternatif(s) dont le rapprochement produit des étincelles, des monstres et leurs antidotes. La dimension spectaculaire est évitée, en faveur d’un sens de la mesure et de l’équilibre, lors de sculptures sonores ajustées dans l’instant. Les pièces et improvisations sont volontairement brèves, bornées par quelques points de repères décidés au préalable.

Sur un tapis des basses félines, souples, aux staccatos hypnotiques, Zorn projette vers le ciel des volutes dans les aigus, recourant au souffle continu. Les musiciens affichent un calme impérial, et on assiste à une succession de tours de force, d’accession à de nouveaux « plateaux ». Après des trilles aviaires dans les suraigus et autres lacérations nous décollant la chair des os, Zorn favorise pour l’essentiel les médiums de l’instrument, frayant un moment du côté de modes judéo-arabisants, sertis de magnifiques phrasés jazz, genre avec lequel il entretient une relation ambiguë mais dont il est une figure irremplaçable.

Laswell profite de la clameur des applaudissements pour passer à un rythme dub. Un sommet est atteint par le mariage des contraires : infra-basses vs. hurlements à l’alto. Le déroulé mute continûment, cadres et textures changent, le soufflant adoptant et redéfinissant au passage les propositions du bassiste. On repère le riff de The Creator has a Masterplan, d’un Pharoah Sanders cher à Bill Laswell. Si John Coltrane prenait 25 à 58 minutes pour « partir d’un point et aller le plus loin possible », Zorn fait la même chose en une minute chrono. Cette configuration lui sert de laboratoire à idées, met son jeu d’alto en valeur dans une autre situation que le solo, format dans lequel il livre des œuvres à la radicalité austère, tandis qu’il se montre ici sous un jour plus accessible.

Laswell c’est le socle, la profondeur de champ, l’Orson Welles des basses fréquences. Zorn ce sont les envols, sans entraves mais sous contrôle, une réactivité maximale et des zigzags limpides. L’association de ces défricheurs cultivés produit de merveilleux instants d’agrégation, qu’ils ne cherchent pas à faire durer, préférant explorer d’autres voies sitôt qu’une idée a été exprimée. Parmi les techniques utilisées par Zorn, on retient le micro dans le pavillon doucement choqué pour obtenir un effet de percussion; le désormais classique pavillon placé contre le genou pour occulter la projection sonore; et plus étonnant, un jeu sur les seules touches du saxophone (sans contact avec l’embouchure) provoquant des harmoniques via un larsen dompté. Prodigieux! Une pièce s’apparente à un blues, Zorn prenant le contre-pied de l’humeur initiale en s’y montrant à son plus lyrique, ce qui n’est pas peu dire. En rappel, comme aurait pu dire le sieur Crowley également alpiniste, c’est une décharge express de rock acéré, en forme de clin d’œil aux exploits de Painkiller. Et c’est déjà fini. Cette quarantaine de minutes finement structurée semble mûre pour une édition en CD. D’autant que l’ingénieur du son d’Orange Studio, New Jersey, a veillé aux réglages.

Deux dynamiteurs des conventions pour un concert rare, dont il a émané une magie à la fois crépusculaire et psychotonique, l’atmosphère de la nuit milanaise se trouvant modifiée par l’expérience.

Le lendemain, Bill Laswell participait à une séance de questions avec Gianni Morelenbaum Gualberto, à la Galerie Vittorio Emanuele II.

William Claxton Jazz Life

Triennale di Milano 1er novembre-9 décembre

En marge du concert, on aura jeté un œil à l’exposition consacrée au photographe américain. Y resplendissent des instantanés de Charlie Parker, Duke Ellington, Thelonious Monk, Stan Getz, Miles Davis, Earl Hines, Ornette Coleman, et surtout Chet Baker, ce dernier ayant particulièrement inspiré Claxton (1927-2008) selon lequel « la photographie est du jazz pour les yeux ». Certaines photos sont célèbres et historiques, car devenues pochettes : « Chet Baker and Crew », « The Shape of Jazz to come » d’Ornette Coleman, mais d’autres, et pas des moindres, sont nettement moins connues, que ce soit en studio, en répétitions, dans les rues de New York, ou prenant la pose, mais non moins éclairantes sur la scène jazz au tournant des années 50 et 60… Les images sont présentées dans leur format original, de taille moyenne, invitant à partager le regard intimiste du preneur de vues. A quelques exceptions près – quelques clichés diurnes, colorés au soleil de Californie – la plupart des photos font la part belle à un noir et blanc plein de relief, qui donne paradoxalement une impression de réalisme et de modernité, quoique de son temps. De précieux témoignages car, si la musique demeure l’essentiel, que serait-elle sans la dimension visuelle donnant à voir les femmes et hommes qui l’ont façonnée? Des portraits insécables de notre imaginaire.

David Cristol

Peinture : « La Cène », Leonard de Vinci, Santa Maria delle Grazie (Milan)

Dessins : Rita Draper Frazão (http://www.innertour.blogspot.com)