Jazz live
Publié le 30 Sep 2018

Lê Quan Ninh “Autour de John Cage” ou l’enfance de l’Art

Illustration: Mon petit pan de mur (détail) © X . Deher (Fictional Cover)

Hier, 29 septembre, dernier jour du festival Les Emouvantes, avant-dernier concert, Lê Quan Ninh paraît sur la scène du Théâtre des Bernardines de Marseille occupée par une grosse caisse, un triangle (seul instrument devant lequel est disposé un couple stéréo de microphones) et une caisse claire, plus différents objets répartis sur sol (cymbales, baguettes et autres percuteurs, pommes des pin, cailloux…). Nous sommes “Autour de John Cage”.

Illustration: Mon petit pan de mur (détail) © X . Deher (Fictional Cover)

L’évocation de John Cage, qui condamnait sévèrement l’improvisation, dans un festival où celle-ci tient un grand rôle, n’est pas sans faire lever un sourcil. Il est vrai que de l’improvisation, au cours de ce festival, nous aurons vu toutes les variations, de l’improvisation la plus libre (avec Barre Phillips et Julyen Halmilton, ou la seule limite à la liberté de l’un est celle de l’autre) à toutes sortes dialogues entre écriture et improvisation. Et que reste-t-il au jazz pour se préserver comme musique du présent que cette exploration infinie des frontières qui bordent ces deux domaines, et de leur perméabilité ? Le récital du percussionniste est l’un de ces dialogues possibles qu’un échange avec l’artiste à l’issue du concert (et ce matin dans la salle du petit déjeuner où nous nous sommes croisés) aura contribué à éclairer. Tel est l’art conceptuel où le discours qu’il suscite est souvent plus passionnant que le résultat… à ceci près qu’ici, il y à là la beauté du geste et du son qui en résulte.

De ces cinq œuvres, trois furent improvisées et deux interprétées. Au mépris de la chronologie du concert, commençons par les “partitions” et par celle du dédicataire de ce concert, John Cage. Cette pièce solo pour caisse claire de 1990 intitulée c ¢omposed improvisation est donc une improvisation, mais telle que la conçoit John Cage, l’ego et la mémoire mis entre parenthèses, la conscience de l’artiste comme une page blanche prête à accueillir les hasards sonores résultant d’un ensemble de consignes ne faisant pas appel à une notation musicale et portant sur la durée (8 minutes, le nombre et la longeur des mouvements étant tirés au sort), le nombre d’actions à la quelle la peau de la caisse claire est soumise (de la frappe au frottement avec des objets divers).

La seconde pièce Silver Streetcar for the Orchestra (for amplified solo triangle) est du compositeur américaine Alvin Lucier. Ici, sont définis cinq paramètres (tempo, puissance, étouffement, emplacement de l’étouffement, emplacement de la frappe) sur lesquels l’interprète dispose d’une marge de variation  réduite à une extrême codification. Soit 15 minutes d’une sorte de monochrome sonore qui a provoqué les réactions les plus contrastées à la sortie du concert, du rejet (il ne se passe rien) à l’adhésion (suscitée par la richesse du timbre et de ses infimes variations). On pense au aum des spiritualité asiatiques et aux gongs thibétains, on se laisse inviter (ou pas) à une contemplation du son, de ses mystères de leur mise en vibration, manifestation d’une vibration mère, fondamentale. Comme certains monochromes invitent à plonger dans le détail de la matière et la couleur qui les constitue. On oublie le concept, on se fait une virginité acoustique pour accueillir l’événement sonore comme l’accueille l’animal pour qui l’écoute est survie ; on imagine le premier homme qui conçut le hasard d’un son (pierre sonnante, corde vibrante, voix) comme un événement musical sur lequel intervenir à seule fin d’avènement sonore ; on pense à l’éveil auditif du nouveau né… une virginité, une faculté d’émerveillement, que l’enfant garde pendant ses premières années avant d’être paramétré par les normes musicales de son entourage.

C’est avec des gestes d’une précision extrême associé à une pareille attention à ce qui survient, à un impressionnant contrôle de l’émission sonore combiné à cette qualité d’accueil de l’inattendu, que Lê Quan Ninh conduit ses improvisations sur la grosse caisse, provocant sa peau en toute attention à ses réactions, recourant à toutes sortes de stimuli interagissant entre eux, telle l’approche et l’éloignement d’une cymbale en vibration, ou la disposition de différents objets (bols métalliques, pièce forgée…) mis en branle par la frappe indirecte d’une mailloche sur la peau. Le reste relève de l’indicible, tout du moins dans le temps qui m’est imparti pour rédiger cette chronique dans le train du retour sur Paris, car déjà voici Mâcon et j’ai encore à faire le compte rendu du bouquet final des Emouvantes : le grand ensemble de Régis Huby. • Franck Bergerot,

Sur le net : lequanninih.net