Jazz live
Publié le 15 Jan 2017

Le quartette de Nasheet Waits ouvre le festival de Sons d’Hiver

C’était il y déjà deux jours, le 13 janvier 2016 : Sons d’hiver, le festival itinérant en Val de Marne ouvrait ses portes en beauté pour sa 26ème édition, à l’Espace Culturel André Malraux, avec le quartette du batteur Nasheet Waits. Soit  Darius Jones (alto), Aruan Ortiz (piano), Mark Helias (contrebasse), avant une seconde partie qui nous a laissé plus perplexe.

Autour d’une date anniversaire

Sons d’hiver fêtait hier, pour son ouverture, les 100 ans du jazz, une date qui se dispute à l’infini, mais que l’on peut arrêter au 26 février 1917, date du premier enregistrement d’un orchestre de jazz de La Nouvelle-Orléans, l’Original Dixieland Jazz Band. Pour plusieurs raisons :

  1. 1. Pour la première fois, le mot jazz apparaissait sur une étiquette de phonographe.
  2. 2. Pour la première fois, on entendait sur disque la musique, que l’on qualifie de fondatrice, de La Nouvelle-Orléans.
  3. 3. Et même si l’Original Dixieland Jazz Band “n’est que” un orchestre blanc, nous avons là pour la première une vraie collective, ce modèle originel de l’improvisation en jazz, modèle longtemps battu en brèche par le règne du chorus, jusqu’à sa revendication dans les années 1960 par les créateurs de la new thing et leurs successeurs.

On pourrait chipoter. Reconnaître aux Blancs, la primeur du jazz enregistré, ça fait mauvais genre. Chipotons. Le jazz néo-orléanaise a été le fruit d’une émulation entre trois communautés :

  1. 1. la communauté créole métissée, francophone, catholique de la vieille société française du Vieux Carré. Les musiciens métis issus de cette communauté pratiquaient la lecture musicale et une littérature de stock arrangements publiés à New York d’après des modèles européens du XIXe siècle (quadrilles, scottisches, valses…), plus au tournant du siècle, quelques ragtimes.
  2. 2. La communauté noire (qui se départage d’avec la précédente de manière assez problématique, notamment parce qu’elle est également si métissée que la noirceur de la peau ne nous est ici d’aucun secours.) anglophone, protestante, est pour grande partie issue des plantations qui se succèdent au long du Mississsippi entre Baton Rouge et New Orleans, peu éduquée, jouant “à l’oreille”. Du temps de son premier héros, Buddy Bolden, elle fut probablement très rudimentaire (deux à trois tonalités pratiquées mais modulations rares, formes fokloriques assez simples – rien à voir avec les formes à tiroirs du ragtime –, le trio clarinette-cornet-trombone négociant sans partition et chacun à sa façon la mélodie “dictée” par le violon (ou la première clarinette, dans le cas de l’orchestre de Buddy Bolden tel qu’il est photographié à deux clarinettes vers 1905). L’improvisation collective pourrait avoir eu pour origine cet unisson “à peu près”, spontané, que l’on entend également à l’église noire ou dans le work song.
  3. 3. La communauté blanche, à forte composante italienne, au sein de laquelle des orchestres se font connaître au tournant du siècle notamment sous la houlette de “Papa” Jack Laine.

Une affaire d’émulation

C’est de la concurrence, de l’émulation, des échanges entre “noirs” et “créoles” (entre “colored” et blancs, la ségrégation limitait évidemment ces échanges, mais les influences réciproques existaient) qu’un art de l’improvisation va grandir, dont la version collective trouvera son aboutissement sur les premières faces enregistrées de l’Original Creole Jazz Band de King Oliver (avec un deuxième cornet tenu par Louis Armstrong) en 1923.

Si l’on estime que les débuts d’un orchestre blanc, en l’occurrence l’Original Dixieland Jazz Band, ne peuvent pas servir à dater les débuts du jazz, on peut reporter cette date originelle au 5 avril 1923, lorsque King Oliver et ses musiciens entrèrent dans le studio Gennett de Richmond (Indiana). On aurait tort, car entre 1917 et 1923, une foule d’événements se produisent qui vont du Charleston Rag d’Eubie Blake en 1917 au Crazy Blues de Ma Rainey en 1920 (avec la trompette de Johnny Dunn et le piano de Willie “The Lion” Smith), à l’Harlem Strut de James P. Johnson en 1921 et à l’Ory’s Creole Trombone de Kid Ory en 1922.

On pourrait alors dater la naissance du jazz de la première tentative d’enregistrement d’un orchestre de la Nouvelle-Orléans. Dans notre numéro d’août 2016, nous appuyant sur la lecture de Pioneers of Jazz, the Story of the Creole Band, nous dations de janvier 1916, la proposition d’enregistrer faite par la compagnie Victor à l’Original Creole Band et repoussée par son cornettiste Freddie Keppard. Mais, même si la presse de l’époque laisse à penser que cet orchestre est déjà sur la voie du jazz tel que nous le connaissons, rien ne prouve que ce Creole Band ait été plus avancé que l’Original Dixieland Jazz Band tel qu’il accepta la proposition de Victor un an plus tard.

De l’Original Dixieland Jazz Band aux Hellfighters

On sait en tout cas que la publication des disques de l’Original Dixieland Jazz Band eurent un retentissement qui n’épargna pas la communauté des musiciens noirs, tant par la multiplication des noms d’orchestre reprenant les mots de “Jazz”, “Original” et “Dixieland”, que par l’impact de leur musique. On n’entendra pas de si peu un batteur improvisant avec autant de liberte que Tony Spargo sur les disques de l’ODJB. Le clarinettiste Larry Shields eut une influence considérable sur la clarinette des premiers temps du jazz, à commencer par Dink Johnson chez Kid Ory. Quant à Louis Armstong, lorsqu’il raconte l’accident qui laissa handicapé son jeune fils adoptif Clarence, il se souvient qu’avec sa jeune épouse Daisy il était en train d’écouter les derniers disques qu’il venait d’acheter de l’Original Dixieland Jazz Band.

On peut encore fêter la naissance du jazz en honorant la mémoire de Jim Europe et en célébrant l’arrivée de ses Hellfighters en Europe, comme l’a fait Sons d’hiver hier. On pourrait encore chipoter. En janvier 1917, le 15e d’infanterie de New York, régiment noir formé sur l’initiative d’un colonel blanc proche de la communauté noire de New York, William Hayward, vient tout juste de convaincre Jim Europe de prendre la tête de son orchestre. Connu depuis le début des années 1910 pour diriger des grands orchestres à la croisée du minstrel show et de l’art symphonique, Europe est alors encore loin d’avoir réuni l’effectif qui fera découvrir au public français, une forme de ragtime orchestrale écrit qu’il est encore difficile de qualifier de jazz, mais qui l’annonce suffisamment pour que, lors du débarquement du régiment sur le port de Brest le 1er janvier 1918, le public présent tarde à faire chapeau bas à l’écoute d’une Marseillaise bien méconnaissable.

Et si je tarde à entrer dans le vif du sujet, un concert qui a incontestablement rencontré un vif succès public, ce n’est pas seulement par goût de raconter des histoires, mais aussi pour différer le moment de parler de l’hommage rendu à James Europe par Ernest Dawkins et son orchestre Propaganda Nabaggala 1917 pour cette première soirée de Sons d’hiver, spectacle longuet, redondant, approximatif, avec un côté patronage, en dépit de la présence de figures comme Corey Wilkes (tp) et Soweto Kinch (sax, spoken word), plus un dispositif vidéo fort peu convaincant à partir de quelques archives filmées disponibles, par ailleurs fort émouvantes. Le meilleur moment fut probablement les premières minutes de piano ragtime par Reginald Robinson accompagné en ouverture d’images de cake walk et autres “trots” f lmés au début du XXe siècle.

Un quartette en toute “Equality”

Et finalement, s’il fut un hommage rendu aux pionniers du jazz, de quelque couleur qu’ils soient et de quelque ville d’où ils viennent, c’est bien celui – certes inconscient – de l’Equality Quartet du batteur Nasheet Waits. Un hommage rendu notamment à l’art de la collective qui s’impose dès les premières mesures du concert où l’on ne sait pas vraiment qui commence, qui emmène ni qui suit, mais où l’ensemble du quartette semble se laisser aspirer avec une grâce somnambule comme par une espèce de vis sans fin au gré d’un répertoire dont devine l’existence par une série de rendez-vous que semblent se donner l’un et l’autre, lorsque ce n’est pas la totalité de l’orchestre en un soudain et bref tutti. Voire par quelques bribes mélodiques saisies ici ou là sans forcément qu’on les (re)connaisse, à l’exception de Friday the 51th de Thelonious Monk (dont seul subsiste, en ostinato sous les doigts de Thelonious Monk, l’espèce de mouvement perpétuel jouée en arrière-plan des solos de Sonny Rollins dans la version originale) et Koko de Charlie Parker, également réduit aux quelques notes écrites de l’intro et dont il ne semble rien subsister des harmonies de Cherokee.

En coulisse, à l’entracte, Mark Helias me dévoilera la set list où parmi des compositions de Nasheet Waits, plus une du contrebassiste, je reconnais le nom d’Andrew Hill face aux titres d’ouverture et de bis, Korean Bounce et Snake Hip Waltz. Même en position de “solo”, l’alto acide, voire aigre, de Darius Jones et le piano aux angularités jamais prévisibles d’Aruan Ortiz laissent un espace considérable à l’écoute des réparties de la “rythmique” très organique de Mark Helias qui combine assise, profondeur timbrale, lisibilité mélodique, grande mobilité, et de Freddie Waits qui magnifie la tradition de la batterie jazz en ne la laissant paraître qu’en transparence, comme une mémoire acquise et profondément enracinée, sur laquelle il peut bâtir ses architectures grandioses plus hériées de Max Roach que d’Elvin Jones ou Tony Williams. Le leader partage avec son orchestre une décontraction qui laisserait croire qu’ils ont déjà une longue série de concerts derrière eux, ce qui est loin d’être le cas. Celui-ci nous restera en tout cas en mémoire lorsqu’il sera temps, le 26 février prochain de souffler les 100 bougies de Livery Stable Blues (Face B) et Dixie Jass Band One-Step (face B) enregistrés par l’Original Dixieland Jazz Band. Après les avoir réentendu, nous ressortirons de nos tiroirs l’album du quartette “Equality” paru à l’automne dernier chez La Borie.

Le festival Sons d’hiver était à suivre hier au Théâtre de la Cité Universitaire et cette après-midi (alors que je trouvais enfin un peu disponibilité pour rédiger ce compte rendu). Prochain rendez-vous le 17  à l’Espace Jean Vilar d’Arcueil où le Spring Roll de Sylvaine Hélary accueillera la grande pianiste Kris Davis et où Vijay Iyer donnera la réplique à Wadada Leo Smith. Dans notre numéro de février qui s’apprête à quitter nos bureaux pour l’imprimerie, David Cristol, qui les entendit au festival de Montréal l’été dernier, nous confie: « Ces deux-là auraient-ils trouvé la pierre philosophale que je n’en serais pas surpris. » Alors ! • Franck Bergerot|C’était il y déjà deux jours, le 13 janvier 2016 : Sons d’hiver, le festival itinérant en Val de Marne ouvrait ses portes en beauté pour sa 26ème édition, à l’Espace Culturel André Malraux, avec le quartette du batteur Nasheet Waits. Soit  Darius Jones (alto), Aruan Ortiz (piano), Mark Helias (contrebasse), avant une seconde partie qui nous a laissé plus perplexe.

Autour d’une date anniversaire

Sons d’hiver fêtait hier, pour son ouverture, les 100 ans du jazz, une date qui se dispute à l’infini, mais que l’on peut arrêter au 26 février 1917, date du premier enregistrement d’un orchestre de jazz de La Nouvelle-Orléans, l’Original Dixieland Jazz Band. Pour plusieurs raisons :

  1. 1. Pour la première fois, le mot jazz apparaissait sur une étiquette de phonographe.
  2. 2. Pour la première fois, on entendait sur disque la musique, que l’on qualifie de fondatrice, de La Nouvelle-Orléans.
  3. 3. Et même si l’Original Dixieland Jazz Band “n’est que” un orchestre blanc, nous avons là pour la première une vraie collective, ce modèle originel de l’improvisation en jazz, modèle longtemps battu en brèche par le règne du chorus, jusqu’à sa revendication dans les années 1960 par les créateurs de la new thing et leurs successeurs.

On pourrait chipoter. Reconnaître aux Blancs, la primeur du jazz enregistré, ça fait mauvais genre. Chipotons. Le jazz néo-orléanaise a été le fruit d’une émulation entre trois communautés :

  1. 1. la communauté créole métissée, francophone, catholique de la vieille société française du Vieux Carré. Les musiciens métis issus de cette communauté pratiquaient la lecture musicale et une littérature de stock arrangements publiés à New York d’après des modèles européens du XIXe siècle (quadrilles, scottisches, valses…), plus au tournant du siècle, quelques ragtimes.
  2. 2. La communauté noire (qui se départage d’avec la précédente de manière assez problématique, notamment parce qu’elle est également si métissée que la noirceur de la peau ne nous est ici d’aucun secours.) anglophone, protestante, est pour grande partie issue des plantations qui se succèdent au long du Mississsippi entre Baton Rouge et New Orleans, peu éduquée, jouant “à l’oreille”. Du temps de son premier héros, Buddy Bolden, elle fut probablement très rudimentaire (deux à trois tonalités pratiquées mais modulations rares, formes fokloriques assez simples – rien à voir avec les formes à tiroirs du ragtime –, le trio clarinette-cornet-trombone négociant sans partition et chacun à sa façon la mélodie “dictée” par le violon (ou la première clarinette, dans le cas de l’orchestre de Buddy Bolden tel qu’il est photographié à deux clarinettes vers 1905). L’improvisation collective pourrait avoir eu pour origine cet unisson “à peu près”, spontané, que l’on entend également à l’église noire ou dans le work song.
  3. 3. La communauté blanche, à forte composante italienne, au sein de laquelle des orchestres se font connaître au tournant du siècle notamment sous la houlette de “Papa” Jack Laine.

Une affaire d’émulation

C’est de la concurrence, de l’émulation, des échanges entre “noirs” et “créoles” (entre “colored” et blancs, la ségrégation limitait évidemment ces échanges, mais les influences réciproques existaient) qu’un art de l’improvisation va grandir, dont la version collective trouvera son aboutissement sur les premières faces enregistrées de l’Original Creole Jazz Band de King Oliver (avec un deuxième cornet tenu par Louis Armstrong) en 1923.

Si l’on estime que les débuts d’un orchestre blanc, en l’occurrence l’Original Dixieland Jazz Band, ne peuvent pas servir à dater les débuts du jazz, on peut reporter cette date originelle au 5 avril 1923, lorsque King Oliver et ses musiciens entrèrent dans le studio Gennett de Richmond (Indiana). On aurait tort, car entre 1917 et 1923, une foule d’événements se produisent qui vont du Charleston Rag d’Eubie Blake en 1917 au Crazy Blues de Ma Rainey en 1920 (avec la trompette de Johnny Dunn et le piano de Willie “The Lion” Smith), à l’Harlem Strut de James P. Johnson en 1921 et à l’Ory’s Creole Trombone de Kid Ory en 1922.

On pourrait alors dater la naissance du jazz de la première tentative d’enregistrement d’un orchestre de la Nouvelle-Orléans. Dans notre numéro d’août 2016, nous appuyant sur la lecture de Pioneers of Jazz, the Story of the Creole Band, nous dations de janvier 1916, la proposition d’enregistrer faite par la compagnie Victor à l’Original Creole Band et repoussée par son cornettiste Freddie Keppard. Mais, même si la presse de l’époque laisse à penser que cet orchestre est déjà sur la voie du jazz tel que nous le connaissons, rien ne prouve que ce Creole Band ait été plus avancé que l’Original Dixieland Jazz Band tel qu’il accepta la proposition de Victor un an plus tard.

De l’Original Dixieland Jazz Band aux Hellfighters

On sait en tout cas que la publication des disques de l’Original Dixieland Jazz Band eurent un retentissement qui n’épargna pas la communauté des musiciens noirs, tant par la multiplication des noms d’orchestre reprenant les mots de “Jazz”, “Original” et “Dixieland”, que par l’impact de leur musique. On n’entendra pas de si peu un batteur improvisant avec autant de liberte que Tony Spargo sur les disques de l’ODJB. Le clarinettiste Larry Shields eut une influence considérable sur la clarinette des premiers temps du jazz, à commencer par Dink Johnson chez Kid Ory. Quant à Louis Armstong, lorsqu’il raconte l’accident qui laissa handicapé son jeune fils adoptif Clarence, il se souvient qu’avec sa jeune épouse Daisy il était en train d’écouter les derniers disques qu’il venait d’acheter de l’Original Dixieland Jazz Band.

On peut encore fêter la naissance du jazz en honorant la mémoire de Jim Europe et en célébrant l’arrivée de ses Hellfighters en Europe, comme l’a fait Sons d’hiver hier. On pourrait encore chipoter. En janvier 1917, le 15e d’infanterie de New York, régiment noir formé sur l’initiative d’un colonel blanc proche de la communauté noire de New York, William Hayward, vient tout juste de convaincre Jim Europe de prendre la tête de son orchestre. Connu depuis le début des années 1910 pour diriger des grands orchestres à la croisée du minstrel show et de l’art symphonique, Europe est alors encore loin d’avoir réuni l’effectif qui fera découvrir au public français, une forme de ragtime orchestrale écrit qu’il est encore difficile de qualifier de jazz, mais qui l’annonce suffisamment pour que, lors du débarquement du régiment sur le port de Brest le 1er janvier 1918, le public présent tarde à faire chapeau bas à l’écoute d’une Marseillaise bien méconnaissable.

Et si je tarde à entrer dans le vif du sujet, un concert qui a incontestablement rencontré un vif succès public, ce n’est pas seulement par goût de raconter des histoires, mais aussi pour différer le moment de parler de l’hommage rendu à James Europe par Ernest Dawkins et son orchestre Propaganda Nabaggala 1917 pour cette première soirée de Sons d’hiver, spectacle longuet, redondant, approximatif, avec un côté patronage, en dépit de la présence de figures comme Corey Wilkes (tp) et Soweto Kinch (sax, spoken word), plus un dispositif vidéo fort peu convaincant à partir de quelques archives filmées disponibles, par ailleurs fort émouvantes. Le meilleur moment fut probablement les premières minutes de piano ragtime par Reginald Robinson accompagné en ouverture d’images de cake walk et autres “trots” f lmés au début du XXe siècle.

Un quartette en toute “Equality”

Et finalement, s’il fut un hommage rendu aux pionniers du jazz, de quelque couleur qu’ils soient et de quelque ville d’où ils viennent, c’est bien celui – certes inconscient – de l’Equality Quartet du batteur Nasheet Waits. Un hommage rendu notamment à l’art de la collective qui s’impose dès les premières mesures du concert où l’on ne sait pas vraiment qui commence, qui emmène ni qui suit, mais où l’ensemble du quartette semble se laisser aspirer avec une grâce somnambule comme par une espèce de vis sans fin au gré d’un répertoire dont devine l’existence par une série de rendez-vous que semblent se donner l’un et l’autre, lorsque ce n’est pas la totalité de l’orchestre en un soudain et bref tutti. Voire par quelques bribes mélodiques saisies ici ou là sans forcément qu’on les (re)connaisse, à l’exception de Friday the 51th de Thelonious Monk (dont seul subsiste, en ostinato sous les doigts de Thelonious Monk, l’espèce de mouvement perpétuel jouée en arrière-plan des solos de Sonny Rollins dans la version originale) et Koko de Charlie Parker, également réduit aux quelques notes écrites de l’intro et dont il ne semble rien subsister des harmonies de Cherokee.

En coulisse, à l’entracte, Mark Helias me dévoilera la set list où parmi des compositions de Nasheet Waits, plus une du contrebassiste, je reconnais le nom d’Andrew Hill face aux titres d’ouverture et de bis, Korean Bounce et Snake Hip Waltz. Même en position de “solo”, l’alto acide, voire aigre, de Darius Jones et le piano aux angularités jamais prévisibles d’Aruan Ortiz laissent un espace considérable à l’écoute des réparties de la “rythmique” très organique de Mark Helias qui combine assise, profondeur timbrale, lisibilité mélodique, grande mobilité, et de Freddie Waits qui magnifie la tradition de la batterie jazz en ne la laissant paraître qu’en transparence, comme une mémoire acquise et profondément enracinée, sur laquelle il peut bâtir ses architectures grandioses plus hériées de Max Roach que d’Elvin Jones ou Tony Williams. Le leader partage avec son orchestre une décontraction qui laisserait croire qu’ils ont déjà une longue série de concerts derrière eux, ce qui est loin d’être le cas. Celui-ci nous restera en tout cas en mémoire lorsqu’il sera temps, le 26 février prochain de souffler les 100 bougies de Livery Stable Blues (Face B) et Dixie Jass Band One-Step (face B) enregistrés par l’Original Dixieland Jazz Band. Après les avoir réentendu, nous ressortirons de nos tiroirs l’album du quartette “Equality” paru à l’automne dernier chez La Borie.

Le festival Sons d’hiver était à suivre hier au Théâtre de la Cité Universitaire et cette après-midi (alors que je trouvais enfin un peu disponibilité pour rédiger ce compte rendu). Prochain rendez-vous le 17  à l’Espace Jean Vilar d’Arcueil où le Spring Roll de Sylvaine Hélary accueillera la grande pianiste Kris Davis et où Vijay Iyer donnera la réplique à Wadada Leo Smith. Dans notre numéro de février qui s’apprête à quitter nos bureaux pour l’imprimerie, David Cristol, qui les entendit au festival de Montréal l’été dernier, nous confie: « Ces deux-là auraient-ils trouvé la pierre philosophale que je n’en serais pas surpris. » Alors ! • Franck Bergerot|C’était il y déjà deux jours, le 13 janvier 2016 : Sons d’hiver, le festival itinérant en Val de Marne ouvrait ses portes en beauté pour sa 26ème édition, à l’Espace Culturel André Malraux, avec le quartette du batteur Nasheet Waits. Soit  Darius Jones (alto), Aruan Ortiz (piano), Mark Helias (contrebasse), avant une seconde partie qui nous a laissé plus perplexe.

Autour d’une date anniversaire

Sons d’hiver fêtait hier, pour son ouverture, les 100 ans du jazz, une date qui se dispute à l’infini, mais que l’on peut arrêter au 26 février 1917, date du premier enregistrement d’un orchestre de jazz de La Nouvelle-Orléans, l’Original Dixieland Jazz Band. Pour plusieurs raisons :

  1. 1. Pour la première fois, le mot jazz apparaissait sur une étiquette de phonographe.
  2. 2. Pour la première fois, on entendait sur disque la musique, que l’on qualifie de fondatrice, de La Nouvelle-Orléans.
  3. 3. Et même si l’Original Dixieland Jazz Band “n’est que” un orchestre blanc, nous avons là pour la première une vraie collective, ce modèle originel de l’improvisation en jazz, modèle longtemps battu en brèche par le règne du chorus, jusqu’à sa revendication dans les années 1960 par les créateurs de la new thing et leurs successeurs.

On pourrait chipoter. Reconnaître aux Blancs, la primeur du jazz enregistré, ça fait mauvais genre. Chipotons. Le jazz néo-orléanaise a été le fruit d’une émulation entre trois communautés :

  1. 1. la communauté créole métissée, francophone, catholique de la vieille société française du Vieux Carré. Les musiciens métis issus de cette communauté pratiquaient la lecture musicale et une littérature de stock arrangements publiés à New York d’après des modèles européens du XIXe siècle (quadrilles, scottisches, valses…), plus au tournant du siècle, quelques ragtimes.
  2. 2. La communauté noire (qui se départage d’avec la précédente de manière assez problématique, notamment parce qu’elle est également si métissée que la noirceur de la peau ne nous est ici d’aucun secours.) anglophone, protestante, est pour grande partie issue des plantations qui se succèdent au long du Mississsippi entre Baton Rouge et New Orleans, peu éduquée, jouant “à l’oreille”. Du temps de son premier héros, Buddy Bolden, elle fut probablement très rudimentaire (deux à trois tonalités pratiquées mais modulations rares, formes fokloriques assez simples – rien à voir avec les formes à tiroirs du ragtime –, le trio clarinette-cornet-trombone négociant sans partition et chacun à sa façon la mélodie “dictée” par le violon (ou la première clarinette, dans le cas de l’orchestre de Buddy Bolden tel qu’il est photographié à deux clarinettes vers 1905). L’improvisation collective pourrait avoir eu pour origine cet unisson “à peu près”, spontané, que l’on entend également à l’église noire ou dans le work song.
  3. 3. La communauté blanche, à forte composante italienne, au sein de laquelle des orchestres se font connaître au tournant du siècle notamment sous la houlette de “Papa” Jack Laine.

Une affaire d’émulation

C’est de la concurrence, de l’émulation, des échanges entre “noirs” et “créoles” (entre “colored” et blancs, la ségrégation limitait évidemment ces échanges, mais les influences réciproques existaient) qu’un art de l’improvisation va grandir, dont la version collective trouvera son aboutissement sur les premières faces enregistrées de l’Original Creole Jazz Band de King Oliver (avec un deuxième cornet tenu par Louis Armstrong) en 1923.

Si l’on estime que les débuts d’un orchestre blanc, en l’occurrence l’Original Dixieland Jazz Band, ne peuvent pas servir à dater les débuts du jazz, on peut reporter cette date originelle au 5 avril 1923, lorsque King Oliver et ses musiciens entrèrent dans le studio Gennett de Richmond (Indiana). On aurait tort, car entre 1917 et 1923, une foule d’événements se produisent qui vont du Charleston Rag d’Eubie Blake en 1917 au Crazy Blues de Ma Rainey en 1920 (avec la trompette de Johnny Dunn et le piano de Willie “The Lion” Smith), à l’Harlem Strut de James P. Johnson en 1921 et à l’Ory’s Creole Trombone de Kid Ory en 1922.

On pourrait alors dater la naissance du jazz de la première tentative d’enregistrement d’un orchestre de la Nouvelle-Orléans. Dans notre numéro d’août 2016, nous appuyant sur la lecture de Pioneers of Jazz, the Story of the Creole Band, nous dations de janvier 1916, la proposition d’enregistrer faite par la compagnie Victor à l’Original Creole Band et repoussée par son cornettiste Freddie Keppard. Mais, même si la presse de l’époque laisse à penser que cet orchestre est déjà sur la voie du jazz tel que nous le connaissons, rien ne prouve que ce Creole Band ait été plus avancé que l’Original Dixieland Jazz Band tel qu’il accepta la proposition de Victor un an plus tard.

De l’Original Dixieland Jazz Band aux Hellfighters

On sait en tout cas que la publication des disques de l’Original Dixieland Jazz Band eurent un retentissement qui n’épargna pas la communauté des musiciens noirs, tant par la multiplication des noms d’orchestre reprenant les mots de “Jazz”, “Original” et “Dixieland”, que par l’impact de leur musique. On n’entendra pas de si peu un batteur improvisant avec autant de liberte que Tony Spargo sur les disques de l’ODJB. Le clarinettiste Larry Shields eut une influence considérable sur la clarinette des premiers temps du jazz, à commencer par Dink Johnson chez Kid Ory. Quant à Louis Armstong, lorsqu’il raconte l’accident qui laissa handicapé son jeune fils adoptif Clarence, il se souvient qu’avec sa jeune épouse Daisy il était en train d’écouter les derniers disques qu’il venait d’acheter de l’Original Dixieland Jazz Band.

On peut encore fêter la naissance du jazz en honorant la mémoire de Jim Europe et en célébrant l’arrivée de ses Hellfighters en Europe, comme l’a fait Sons d’hiver hier. On pourrait encore chipoter. En janvier 1917, le 15e d’infanterie de New York, régiment noir formé sur l’initiative d’un colonel blanc proche de la communauté noire de New York, William Hayward, vient tout juste de convaincre Jim Europe de prendre la tête de son orchestre. Connu depuis le début des années 1910 pour diriger des grands orchestres à la croisée du minstrel show et de l’art symphonique, Europe est alors encore loin d’avoir réuni l’effectif qui fera découvrir au public français, une forme de ragtime orchestrale écrit qu’il est encore difficile de qualifier de jazz, mais qui l’annonce suffisamment pour que, lors du débarquement du régiment sur le port de Brest le 1er janvier 1918, le public présent tarde à faire chapeau bas à l’écoute d’une Marseillaise bien méconnaissable.

Et si je tarde à entrer dans le vif du sujet, un concert qui a incontestablement rencontré un vif succès public, ce n’est pas seulement par goût de raconter des histoires, mais aussi pour différer le moment de parler de l’hommage rendu à James Europe par Ernest Dawkins et son orchestre Propaganda Nabaggala 1917 pour cette première soirée de Sons d’hiver, spectacle longuet, redondant, approximatif, avec un côté patronage, en dépit de la présence de figures comme Corey Wilkes (tp) et Soweto Kinch (sax, spoken word), plus un dispositif vidéo fort peu convaincant à partir de quelques archives filmées disponibles, par ailleurs fort émouvantes. Le meilleur moment fut probablement les premières minutes de piano ragtime par Reginald Robinson accompagné en ouverture d’images de cake walk et autres “trots” f lmés au début du XXe siècle.

Un quartette en toute “Equality”

Et finalement, s’il fut un hommage rendu aux pionniers du jazz, de quelque couleur qu’ils soient et de quelque ville d’où ils viennent, c’est bien celui – certes inconscient – de l’Equality Quartet du batteur Nasheet Waits. Un hommage rendu notamment à l’art de la collective qui s’impose dès les premières mesures du concert où l’on ne sait pas vraiment qui commence, qui emmène ni qui suit, mais où l’ensemble du quartette semble se laisser aspirer avec une grâce somnambule comme par une espèce de vis sans fin au gré d’un répertoire dont devine l’existence par une série de rendez-vous que semblent se donner l’un et l’autre, lorsque ce n’est pas la totalité de l’orchestre en un soudain et bref tutti. Voire par quelques bribes mélodiques saisies ici ou là sans forcément qu’on les (re)connaisse, à l’exception de Friday the 51th de Thelonious Monk (dont seul subsiste, en ostinato sous les doigts de Thelonious Monk, l’espèce de mouvement perpétuel jouée en arrière-plan des solos de Sonny Rollins dans la version originale) et Koko de Charlie Parker, également réduit aux quelques notes écrites de l’intro et dont il ne semble rien subsister des harmonies de Cherokee.

En coulisse, à l’entracte, Mark Helias me dévoilera la set list où parmi des compositions de Nasheet Waits, plus une du contrebassiste, je reconnais le nom d’Andrew Hill face aux titres d’ouverture et de bis, Korean Bounce et Snake Hip Waltz. Même en position de “solo”, l’alto acide, voire aigre, de Darius Jones et le piano aux angularités jamais prévisibles d’Aruan Ortiz laissent un espace considérable à l’écoute des réparties de la “rythmique” très organique de Mark Helias qui combine assise, profondeur timbrale, lisibilité mélodique, grande mobilité, et de Freddie Waits qui magnifie la tradition de la batterie jazz en ne la laissant paraître qu’en transparence, comme une mémoire acquise et profondément enracinée, sur laquelle il peut bâtir ses architectures grandioses plus hériées de Max Roach que d’Elvin Jones ou Tony Williams. Le leader partage avec son orchestre une décontraction qui laisserait croire qu’ils ont déjà une longue série de concerts derrière eux, ce qui est loin d’être le cas. Celui-ci nous restera en tout cas en mémoire lorsqu’il sera temps, le 26 février prochain de souffler les 100 bougies de Livery Stable Blues (Face B) et Dixie Jass Band One-Step (face B) enregistrés par l’Original Dixieland Jazz Band. Après les avoir réentendu, nous ressortirons de nos tiroirs l’album du quartette “Equality” paru à l’automne dernier chez La Borie.

Le festival Sons d’hiver était à suivre hier au Théâtre de la Cité Universitaire et cette après-midi (alors que je trouvais enfin un peu disponibilité pour rédiger ce compte rendu). Prochain rendez-vous le 17  à l’Espace Jean Vilar d’Arcueil où le Spring Roll de Sylvaine Hélary accueillera la grande pianiste Kris Davis et où Vijay Iyer donnera la réplique à Wadada Leo Smith. Dans notre numéro de février qui s’apprête à quitter nos bureaux pour l’imprimerie, David Cristol, qui les entendit au festival de Montréal l’été dernier, nous confie: « Ces deux-là auraient-ils trouvé la pierre philosophale que je n’en serais pas surpris. » Alors ! • Franck Bergerot|C’était il y déjà deux jours, le 13 janvier 2016 : Sons d’hiver, le festival itinérant en Val de Marne ouvrait ses portes en beauté pour sa 26ème édition, à l’Espace Culturel André Malraux, avec le quartette du batteur Nasheet Waits. Soit  Darius Jones (alto), Aruan Ortiz (piano), Mark Helias (contrebasse), avant une seconde partie qui nous a laissé plus perplexe.

Autour d’une date anniversaire

Sons d’hiver fêtait hier, pour son ouverture, les 100 ans du jazz, une date qui se dispute à l’infini, mais que l’on peut arrêter au 26 février 1917, date du premier enregistrement d’un orchestre de jazz de La Nouvelle-Orléans, l’Original Dixieland Jazz Band. Pour plusieurs raisons :

  1. 1. Pour la première fois, le mot jazz apparaissait sur une étiquette de phonographe.
  2. 2. Pour la première fois, on entendait sur disque la musique, que l’on qualifie de fondatrice, de La Nouvelle-Orléans.
  3. 3. Et même si l’Original Dixieland Jazz Band “n’est que” un orchestre blanc, nous avons là pour la première une vraie collective, ce modèle originel de l’improvisation en jazz, modèle longtemps battu en brèche par le règne du chorus, jusqu’à sa revendication dans les années 1960 par les créateurs de la new thing et leurs successeurs.

On pourrait chipoter. Reconnaître aux Blancs, la primeur du jazz enregistré, ça fait mauvais genre. Chipotons. Le jazz néo-orléanaise a été le fruit d’une émulation entre trois communautés :

  1. 1. la communauté créole métissée, francophone, catholique de la vieille société française du Vieux Carré. Les musiciens métis issus de cette communauté pratiquaient la lecture musicale et une littérature de stock arrangements publiés à New York d’après des modèles européens du XIXe siècle (quadrilles, scottisches, valses…), plus au tournant du siècle, quelques ragtimes.
  2. 2. La communauté noire (qui se départage d’avec la précédente de manière assez problématique, notamment parce qu’elle est également si métissée que la noirceur de la peau ne nous est ici d’aucun secours.) anglophone, protestante, est pour grande partie issue des plantations qui se succèdent au long du Mississsippi entre Baton Rouge et New Orleans, peu éduquée, jouant “à l’oreille”. Du temps de son premier héros, Buddy Bolden, elle fut probablement très rudimentaire (deux à trois tonalités pratiquées mais modulations rares, formes fokloriques assez simples – rien à voir avec les formes à tiroirs du ragtime –, le trio clarinette-cornet-trombone négociant sans partition et chacun à sa façon la mélodie “dictée” par le violon (ou la première clarinette, dans le cas de l’orchestre de Buddy Bolden tel qu’il est photographié à deux clarinettes vers 1905). L’improvisation collective pourrait avoir eu pour origine cet unisson “à peu près”, spontané, que l’on entend également à l’église noire ou dans le work song.
  3. 3. La communauté blanche, à forte composante italienne, au sein de laquelle des orchestres se font connaître au tournant du siècle notamment sous la houlette de “Papa” Jack Laine.

Une affaire d’émulation

C’est de la concurrence, de l’émulation, des échanges entre “noirs” et “créoles” (entre “colored” et blancs, la ségrégation limitait évidemment ces échanges, mais les influences réciproques existaient) qu’un art de l’improvisation va grandir, dont la version collective trouvera son aboutissement sur les premières faces enregistrées de l’Original Creole Jazz Band de King Oliver (avec un deuxième cornet tenu par Louis Armstrong) en 1923.

Si l’on estime que les débuts d’un orchestre blanc, en l’occurrence l’Original Dixieland Jazz Band, ne peuvent pas servir à dater les débuts du jazz, on peut reporter cette date originelle au 5 avril 1923, lorsque King Oliver et ses musiciens entrèrent dans le studio Gennett de Richmond (Indiana). On aurait tort, car entre 1917 et 1923, une foule d’événements se produisent qui vont du Charleston Rag d’Eubie Blake en 1917 au Crazy Blues de Ma Rainey en 1920 (avec la trompette de Johnny Dunn et le piano de Willie “The Lion” Smith), à l’Harlem Strut de James P. Johnson en 1921 et à l’Ory’s Creole Trombone de Kid Ory en 1922.

On pourrait alors dater la naissance du jazz de la première tentative d’enregistrement d’un orchestre de la Nouvelle-Orléans. Dans notre numéro d’août 2016, nous appuyant sur la lecture de Pioneers of Jazz, the Story of the Creole Band, nous dations de janvier 1916, la proposition d’enregistrer faite par la compagnie Victor à l’Original Creole Band et repoussée par son cornettiste Freddie Keppard. Mais, même si la presse de l’époque laisse à penser que cet orchestre est déjà sur la voie du jazz tel que nous le connaissons, rien ne prouve que ce Creole Band ait été plus avancé que l’Original Dixieland Jazz Band tel qu’il accepta la proposition de Victor un an plus tard.

De l’Original Dixieland Jazz Band aux Hellfighters

On sait en tout cas que la publication des disques de l’Original Dixieland Jazz Band eurent un retentissement qui n’épargna pas la communauté des musiciens noirs, tant par la multiplication des noms d’orchestre reprenant les mots de “Jazz”, “Original” et “Dixieland”, que par l’impact de leur musique. On n’entendra pas de si peu un batteur improvisant avec autant de liberte que Tony Spargo sur les disques de l’ODJB. Le clarinettiste Larry Shields eut une influence considérable sur la clarinette des premiers temps du jazz, à commencer par Dink Johnson chez Kid Ory. Quant à Louis Armstong, lorsqu’il raconte l’accident qui laissa handicapé son jeune fils adoptif Clarence, il se souvient qu’avec sa jeune épouse Daisy il était en train d’écouter les derniers disques qu’il venait d’acheter de l’Original Dixieland Jazz Band.

On peut encore fêter la naissance du jazz en honorant la mémoire de Jim Europe et en célébrant l’arrivée de ses Hellfighters en Europe, comme l’a fait Sons d’hiver hier. On pourrait encore chipoter. En janvier 1917, le 15e d’infanterie de New York, régiment noir formé sur l’initiative d’un colonel blanc proche de la communauté noire de New York, William Hayward, vient tout juste de convaincre Jim Europe de prendre la tête de son orchestre. Connu depuis le début des années 1910 pour diriger des grands orchestres à la croisée du minstrel show et de l’art symphonique, Europe est alors encore loin d’avoir réuni l’effectif qui fera découvrir au public français, une forme de ragtime orchestrale écrit qu’il est encore difficile de qualifier de jazz, mais qui l’annonce suffisamment pour que, lors du débarquement du régiment sur le port de Brest le 1er janvier 1918, le public présent tarde à faire chapeau bas à l’écoute d’une Marseillaise bien méconnaissable.

Et si je tarde à entrer dans le vif du sujet, un concert qui a incontestablement rencontré un vif succès public, ce n’est pas seulement par goût de raconter des histoires, mais aussi pour différer le moment de parler de l’hommage rendu à James Europe par Ernest Dawkins et son orchestre Propaganda Nabaggala 1917 pour cette première soirée de Sons d’hiver, spectacle longuet, redondant, approximatif, avec un côté patronage, en dépit de la présence de figures comme Corey Wilkes (tp) et Soweto Kinch (sax, spoken word), plus un dispositif vidéo fort peu convaincant à partir de quelques archives filmées disponibles, par ailleurs fort émouvantes. Le meilleur moment fut probablement les premières minutes de piano ragtime par Reginald Robinson accompagné en ouverture d’images de cake walk et autres “trots” f lmés au début du XXe siècle.

Un quartette en toute “Equality”

Et finalement, s’il fut un hommage rendu aux pionniers du jazz, de quelque couleur qu’ils soient et de quelque ville d’où ils viennent, c’est bien celui – certes inconscient – de l’Equality Quartet du batteur Nasheet Waits. Un hommage rendu notamment à l’art de la collective qui s’impose dès les premières mesures du concert où l’on ne sait pas vraiment qui commence, qui emmène ni qui suit, mais où l’ensemble du quartette semble se laisser aspirer avec une grâce somnambule comme par une espèce de vis sans fin au gré d’un répertoire dont devine l’existence par une série de rendez-vous que semblent se donner l’un et l’autre, lorsque ce n’est pas la totalité de l’orchestre en un soudain et bref tutti. Voire par quelques bribes mélodiques saisies ici ou là sans forcément qu’on les (re)connaisse, à l’exception de Friday the 51th de Thelonious Monk (dont seul subsiste, en ostinato sous les doigts de Thelonious Monk, l’espèce de mouvement perpétuel jouée en arrière-plan des solos de Sonny Rollins dans la version originale) et Koko de Charlie Parker, également réduit aux quelques notes écrites de l’intro et dont il ne semble rien subsister des harmonies de Cherokee.

En coulisse, à l’entracte, Mark Helias me dévoilera la set list où parmi des compositions de Nasheet Waits, plus une du contrebassiste, je reconnais le nom d’Andrew Hill face aux titres d’ouverture et de bis, Korean Bounce et Snake Hip Waltz. Même en position de “solo”, l’alto acide, voire aigre, de Darius Jones et le piano aux angularités jamais prévisibles d’Aruan Ortiz laissent un espace considérable à l’écoute des réparties de la “rythmique” très organique de Mark Helias qui combine assise, profondeur timbrale, lisibilité mélodique, grande mobilité, et de Freddie Waits qui magnifie la tradition de la batterie jazz en ne la laissant paraître qu’en transparence, comme une mémoire acquise et profondément enracinée, sur laquelle il peut bâtir ses architectures grandioses plus hériées de Max Roach que d’Elvin Jones ou Tony Williams. Le leader partage avec son orchestre une décontraction qui laisserait croire qu’ils ont déjà une longue série de concerts derrière eux, ce qui est loin d’être le cas. Celui-ci nous restera en tout cas en mémoire lorsqu’il sera temps, le 26 février prochain de souffler les 100 bougies de Livery Stable Blues (Face B) et Dixie Jass Band One-Step (face B) enregistrés par l’Original Dixieland Jazz Band. Après les avoir réentendu, nous ressortirons de nos tiroirs l’album du quartette “Equality” paru à l’automne dernier chez La Borie.

Le festival Sons d’hiver était à suivre hier au Théâtre de la Cité Universitaire et cette après-midi (alors que je trouvais enfin un peu disponibilité pour rédiger ce compte rendu). Prochain rendez-vous le 17  à l’Espace Jean Vilar d’Arcueil où le Spring Roll de Sylvaine Hélary accueillera la grande pianiste Kris Davis et où Vijay Iyer donnera la réplique à Wadada Leo Smith. Dans notre numéro de février qui s’apprête à quitter nos bureaux pour l’imprimerie, David Cristol, qui les entendit au festival de Montréal l’été dernier, nous confie: « Ces deux-là auraient-ils trouvé la pierre philosophale que je n’en serais pas surpris. » Alors ! • Franck Bergerot