Jazz live
Publié le 31 Juil 2017

Retour sur le festival d'Itxassou

Beñat Achiary ph Guillermo Navarro copia-2
Photo: Guillermo navarro

Le festival d’Itxassou (à quelques kilomètres de Cambo-les-bains, dans le Pays Basque), est une sorte de petit-frère de celui d’Uzeste. Du 20 au 23 juillet se tenait sa 22e édition sous la direction artistique du chanteur basque Beñat Achiary, compagnon de route de certains des plus grands jazzmen français.

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Itxassou se trouve dans la vallée de la Nive (Errobi, qui pour les habitués donne son nom à ces trois jours de conférences et de concerts, l’Errobiko). C’est un coin idyllique de collines douces et vertes qui, peu après Itxassou, cessent de faire le dos rond pour conduire à des paysages plus acérés, avec par exemple l’Artzamendi (montagne de l’ours, 926 mètres), ou l’Arranomendi (montagne de l’aigle, 750 mètres), le tout dans une lumière filtrée et dépolie, pudique comme sont les gens d’ici. Le festival se passe donc là, un peu à l’écart du village, dans un trinquet reconverti en salle de concert (hors festival on y pratique une variante très répandue de pelote basque en utilisant le fronton assorti d’un mur à gauche, ce qui permet de donner à la balle des trajectoires délicieusement perverses).
Itxassou n’est pas un festival de jazz à proprement parler même si le jazz en est une composante régulière (présence cette année de Benjamin Moussay et de Keyvan Chemirani). On y trouve aussi des concerts de musique du monde (Ablaye Cissoko est l’invité d’honneur de cette 22e édition) et bien sûr de la musique traditionnelle basque. La présence de la langue et de la culture basque est une donnée centrale de cette manifestation, dans un militantisme tranquillement assumé qui doit beaucoup à la personnalité de Beñat Achiary,le fondateur et directeur artistique du festival, qui aime se définir, en paraphrasant Edouard Glissant, comme un « Basque du Tout-Monde ».

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J’assiste à la conférence d’ouverture du festival, en cette fin d’après-midi du jeudi 20 juillet. Elle s’intitule « Dans la grande houle du monde ». Des créateurs d’horizons divers présentent le lien qu’ils entretiennent avec la tradition. Beñat Achiary énonce avec gourmandise une citation de Jacques Berque qui fait son petit effet (« L’authentique ce n’est pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles ») avant de laisser parler ses copains. Chrysogone Diangouaya, introducteur de la danse contemporaine au Congo, raconte sa difficulté à amener sur une scène les danseurs africains (« Ils disent que quand on danse on doit toujours être en contact avec le sol! »). Bref ça discute gentiment, chacun sort ses plus chouettes citations, et moi je commence à faire des dessins dans mon calepin. Et tout à coup, dix minutes foudroyantes. Beñat Achiary s’est tourné vers Chrysogone Diangouaya pour lui proposer d’improviser quelque chose. Le monsieur aux cheveux gris, affable et souriant, qui semble avoir des citations d’Edouard Glissant et de Jacques Berque plein ses poches, se transforme en chanteur sauvage. A capella, sans micro, à quelques mètres de moi, il va chercher des aigus invraisemblables qu’il semble étirer à volonté. Il joue sur la brisure et la ténuité, c’est un art de souffleur de verre. Pendant ce temps, dans cette même petite salle de conférence qui semble tout-à-coup bien trop petite pour eux deux, Chrysogone Diangouaya improvise une danse énergique, vive, malicieuse. Dix minutes, mais une pépite.

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Le soir, les premières salves sont tirées. Beñat Achiary chante et improvise avec un danseur qui mime les gestes de la cesta punta. La performance est assez courte, le maître des lieux se souciant visiblement de de ne pas tirer la couverture à lui. Je note de beaux moments, par exemple quand le danseur fait passer la chistera derrière son dos si vite et si prestement qu’elle ressemble à un foulard. Beñat Achiary a des inflexions plus violentes que cet après midi. De son improvisation je retiens l’intensité et la force. Le souffleur de verre s’est transformé en tailleur de basalte.

20170722_214340

Ensuite, Bartok au programme. Plus exactement « Banatu Bartok », ce qui veut dire si j’ai bien compris « Bartok réinterprété ». Dans ce projet, Bartok devient une Tour de Babel, infusée de chants basques, turcs, arméniens. Ainsi présenté, cela peut sembler étrange, voire artificiel. Et pourtant, ce Bartok-là est emballant au possible. C’est un Bartok à qui l’on aurait fait boire un verre de raki: ça lui tourne un peu la tête, mais ça le rend aussi plus disert et plus rigolo. A l’euphonium, Vianney Desplantes, propulse des basses irrésistiblement dansantes. La relation musicale entre le chanteur Julen Achiary et le clarinettiste Nicolas Nageotte est au coeur de cette affaire et donne lieu à des passages bouleversants. A côté de moi, un gars renifle : « J’ai pleuré d’abord de l’oeil gauche, puis de l’oeil droit, et ensuite des deux en même temps ».

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Après Bartok, dans un contexte plus jazzistique, le pianiste Benjamin Moussay rencontre le percussioniste Keyvan Chemirani. Ce dernier est un maître du zarb, cette percussion d’origine persane dont on peut tirer tant de timbres et tant de registres en la râclant avec l’ongle sur le côté, en pianotant avec les doigts sur la peau, ou encore en frappant avec la paume. Keyvan Chemirani joue de tous ces effets en virtuose. De son zarb, il sait tirer des grondements aussi bien que des frémissements. Il joue aussi des balais, d’une manière fine et musclée. Il se révèle pour Benjamin Moussay, non pas un accompagnateur mais un interlocuteur véritable. Le pianiste excelle à passer d’un registre contemplatif à des séquences romantiques flamboyantes, avec des accords plaqués avec tant de force que les touches du pianos semblent des allumettes entre ses mains d’ogre. A certains moments j’ai l’impression que les deux musiciens prennent plaisir à se chahuter. Ils s’entraînent dans des ambiances féroces, énergiques, frémissantes où aucun des deux ne veut être le premier à reculer. Il y a dans leur duo une virtuosité manifeste et une virtuosité cachée, celle des rythmes complexes dont ils se jouent avec malice. On serait bien en peine de trouver un quatre temps dans leurs conversations…

20170731_125218

Le lendemain, vendredi, la journée commence avec la dimension culturelle du festival. C’est une conférence sur la langue basque et ses différents dialectes assurée par un professeur d’université (Xarlex Videgain) et une doctorante (Maitena Duhalde, spécialiste du parler du Labourd côtier). Xarlex Videgain réussit à faire passer certains traits de la langue basque même pour l’absolu néophyte que je suis. Il souligne que le basque est une langue de relations, attentive à spécifier les liens entre les locuteurs: « Dans le verbe, on colle à la fois le sujet, l’objet, et le datif… ». Tout au long des histoires que raconte Videgain, je glane quelques proverbes d’ici qui me réjouissent, « le chat lui a mangé le coeur  » pour dire que quelqu’un a oublié un rendez-vous, « un renard est passé entre eux » pour signifier la mésentente. Je note aussi quelques mots qui me ravissent par leurs sonorités, pinpirin, le papillon, arrango, l’écume, balbara, un banc de poisson (on a l’impression de sentir dans ce mot l’allégresse du pécheur…).

ablaye_2

Le grand moment de la soirée, c’est Ablaye Cissoko, maître de la kora, et son ensemble Constantinople qui réunit un setar (Kiya Tabassian), viole de gambe (Pierre-Yves Martel), et percussions (Ziya Tabassian). La kora, jouée par un virtuose comme Cissoko, est un instrument sorcier. Ses phrases forment des boucles parfaites, plus ou moins longues, et mettent dans un état de béatitude paradoxal car la musique jouée ce soir est très rythmée. Je me régale de très beaux moments où Cissoko installe un ostinato hypnotique à la kora sur lequel le setar vient ajouter ses broderies.

Jardins Migrateurs 094 -® Michael Slobodian

photo: Michael Slobodian

Ce qui est très beau dans la musique jouée ce soir c’est cette complémentarité entre le timbre de la kora (à la fois rêche et fleuri, dont Cissoko fait entendre la matérialité des cordes) et les sonorités moelleuses du setar. Les graves majestueux de la viole de gambe viennent compléter cette pâte sonore. « C’est du miel » dit un spectateur. Ablaye Cissoko, royal, et même papal dans son beau costume traditionnel, octroie beaucoup d’espace à ses amis. Il revient pour le rappel, en feignant de maugréer: « En Afrique, quand c’est fini, c’est fini…Ah, les blancs sont compliqués! ».
Que les blancs soient compliqués, on en a une preuve supplémentaire, si besoin était, lors de la conférence du lendemain, consacrée à la traduction. Elle réunit la poète basque Pantxoa Etxegoin et l’écrivain basque Juan Cruz Igerabide, tous deux traducteurs. Dans son introduction, Beñat Achiary cite Edouard Glissant sur l' »âge du Tout-monde »: « Nous voici dans la nécessité de parler avec les arbres, les animaux, et entre nous, de coeur à coeur » (Beñat Achiary prononce « coeurrr », en laissant résonner ce mot dans sa gorge). Pantxoa Etxegoin a une phrase qui me marque pour dire la subtilité des liens qui attache à une langue (et éloigne aussi d’une autre): « Tout ce qui me paraît érotique en Basque me semble pornographique en Français ». Que la traduction soit affaire intime, Juan Cruz en convient aussi : « Quand je traduis, la tête me tourne… ».
L’après-midi, une ballade musicale champêtre est orchestrée par l’accordéoniste jean-Christian Irigoyen, partenaire et complice de Beñat Achiary qui régale chaque soir le public du festival avec ses petits intermèdes poétiques improvisés. On part dans la forêt.

20170722_165055

Au détour d’un chemin surgissent des duos de musiciens inattendus. Celui entre Bijan Etemad, au setar, accompagné au darbouka par Wadi (j’ai omis de noter son nom) est d’une incroyable intensité. Bijan Etemad se lance dans un chant d’amour persan avec véhémence, presque avec rage. Les oiseaux se taisent, et même les portables. On suit un petit chemin qui longe une source. Il y a des fougères, des chataîgners, et des musiciens qui apparaissent par enchantement…
Et l’on arrive à ce qui restera pour moi le grand moment de ce festival, le projet Haratago autour des chants de bergers basques de la Soule, les basa ahaide (les chants sauvages). Ce projet est mené par Julen Achiary (voix), Nicolas Nageotte (clarinette), bastien Fontanille (vielle à roue), Jordi cassagne (violone). Ces chants sans paroles, dédiés à l’aigle, au choucard, ou au gypaète, sont empreints de noblesse et de ferveur. Ils disent beaucoup sur le rapport à la nature de ces bergers, sur leur capacité d’émerveillement, sur leur sensibilité à la grandeur. Ils n’étaient donc pas seuls dans les estives, ces bergers d’autrefois, puisqu’ils avaient tant de beauté dans leur regard. Traditionnellement, ces chants sont exécutés a capella. Mais Julen Achiary et ses copains ont orchestré ces chants à leur façon en regardant vers l’orient et les Balkans.

Haratago Bostmendieta 1-2
Photo: Haratago Bostmendieta

La voix de Julen Achiary arrive magnifiquement à transmettre cette grandeur. Elle est souple, puissante, mais ne passe jamais en force. Elle a parfois des inflexions de muezzin. Elle semble prendre exemple sur les oiseaux majestueux qu’elle évoque, car elle s’élève par paliers, s’appuyant à la vielle à roue ou à la clarinette comme les aigles s’adossent aux courants d’air ascendants. La relation musicale entre le clarinettiste Nicolas Nageotte et Julen Achiary est magnifique:Tous deux se font la courte échelle pour aller au plus haut des nuées, tous deux déploient leurs ailes.
Après cela, difficile de redescendre sur terre. Mais le groupe suivant est là pour ça. Il s’agit du Kočani orchestra, un gipsy brass band de 10 musiciens macédoniens qui connaît son affaire. Une véritable machine à danser. Dès le premier morceau, tout le monde est debout. je ne peux m’empêcher de penser que cette efficacité a quelque chose d’un peu inhumain, mais je change d’avis lorsqu’à la fin du concert, revenus avec des serviettes autour du cou comme des boxeurs après un combat, les musiciens se mêlent à la foule pour leur donner quelques rasades de danse supplémentaire. La soirée se prolonge très tard (comme chaque soir) avec d’autres orchestres de danse, du forro à la bourée, qui prennent le relais.

On arrive à la fin du festival. C’est dimanche après-midi, les bruits de démontage se font entendre. Ayant repéré sur un mur des portraits des grands du jazz passés par Itxassou (Steve lacy, Jeanne Lee, Michel Portal, Bernard Lubat, Andy Emler…) j’ai eu envie de demander à Beñat Achiary de me raconter quelques souvenirs à leur propos et aussi de parler de son rapport au jazz. L’interview se déroule dans la salle de spectacle qui retrouve progressivement son visage de mur à gauche. Deux amis parisiens, Pierre et Jeanne m’accompagnent. Nous nous asseyons dans les gradins. Beñat Achiary répond aux questions avec la fluidité de ceux qui sont au clair avec eux mêmes. De temps en temps des fulgurances poétiques lui viennent spontanément aux lèvres. Je l’observe depuis quelques jours, je note sa manière de se déplacer comme un danseur, ses antennes pour débusquer et déminer toute forme de tension, sa modestie. Dès qu’un compliment un peu appuyé (par exemple sur son art) montre le bout de son nez, il se carapate, émettant un petit rire en deux syllabes (Hi-Hi) comme un rideau de fumée derrière lequel il s’esquive…
Je l’interroge sur Jeanne Lee et son visage s’éclaire: « Ah, Jeanne lee…je la revois, là (il désigne l’ancienne scène du festival) silencieuse, en train de nous écouter…Je ne pouvais pas savoir qu’elle allait mourir cet été là. Elle a fait un concert à Marciac après être venue ici, et c’était fini. Elle était accompagnée par Alain Jean-Marie et Guillaume Naturel. Sa voix était intacte. Je me souviens de sa classe, et de son phrasé incroyable. Elle était danseuse, aussi. Dans son phrasé, c’est la danse qui parlait… »
Beñat Achiary a été le compagnon de route de nombreux jazzmen français, Bernard Lubat (il fut membre de la Compagnie) ou Andy Emler (il a fait partie du premier Mégaoctet). Je lui demande quelle est sa relation aux standards de jazz. « j’en chante depuis longtemps…(il réfléchit et en cite quelques-uns, ses préférés) When Sunny gets blue…Strange fruit…Django et ses immenses spirales, que j’ai joué si souvent avec Didier lasserre…Wild is the wind…Blasé, toujours bouleversant à chanter…Pareil pour The Meeting que j’ai appris en écoutant Colette Magny…Caravan, toujours si plein de surprises…des gospels…des thèmes d’Ayler…Dans Ayler, comme Moussaron, j’entends Sidney Bechet…J’aime le New Orleans quand il est joué avec feu…Je ne le sépare pas du reste du jazz, depuis longtemps j’ai troué tous ces murs…(il réfléchit) mais j’entends aussi Sylvie, d’Erik Satie comme le plus beau des standards de jazz… ».
Je lui demande comment il improvise sur ces standards: « Je n’improvise jamais sur la grille, même si mon improvisation est mélodique…Avec Andy Emler, par exemple c’est très simple. Il dessine des harmonies, des accords…Il sait quel cheval je peux enfourcher… ». Et sur l’esprit dans lequel il improvise, il ajoute: « Je suis de l’école du non vouloir actif…je travaille pour être visité….mais ça ne veut pas dire qu’on réussisse toujours… ».
Dans une conversation avec Beñat Achiary, la poésie s’invite toujours à la table: « Je ne connais pas de plus court meilleur chemin pour racourcir la distance entre le coeur et le son… ». Beñat achiary raconte qu’il a toujours des livres de poésie au fond de son sac. Et quand on lui demande lesquels, il cite quelques noms d’un trait, sans hésitation, non comme des références lointaines mais comme des amis avec lesquels il aurait dîné la veille: « Garcia Lorca, dont l’oeuvre, en particulier Un poète à New York est fondamentale pour moi, j’ai monté quatre projets en 20 ans autour de ce texte…et puis François Cheng, Pessoa, Saint Jean de la Croix, les poésies populaires basques, Gherasim Luca, les poèmes amérindiens rassemblés par Jacques Roubaud et Florence Delay, Bernard Manciet, Octavio Paz, Henri Bouchard…j’ai faim de tout ça… ».
A la fin de la conversation, je sens une petite lueur d’inquiétude dans son oeil. Beñat Achiary trouve qu’il a trop parlé de lui. Alors il met en avant ses amis et collaborateurs, sa femme Maité qui travaille avec lui, Jean-Christian Irigoyen, Christine Martineau…: « C’est la relation entre nous tous qui fait l’intelligence du projet. on pense tous que la création est des lieux privilégiés de la transmission. De quoi tu as vraiment besoin? Tu ne peux le savoir que si tu crées. Tu ne peux le savoir que par la fringale que ça te procure… »
je redescends de la colline avec mes deux amis. On se dit qu’écouter Beñat Achiary, quand il parle ou quand il chante, ça vaut vraiment le coup. Ensuite, je ne sais plus trop de quoi on a bavardé en arrivant vers le village. De toute façon, pas vraiment besoin de se parler pour savoir qu’on reviendrait à Itxassou.

JF Mondot

Remerciements à Maia Ruiz de Alda, attachée de presse du festival, Maité Etxemendi-Axiari, présidente d’Ezkandrai, qui ont rendu ce reportage possible.
|Beñat Achiary ph Guillermo Navarro copia-2
Photo: Guillermo navarro

Le festival d’Itxassou (à quelques kilomètres de Cambo-les-bains, dans le Pays Basque), est une sorte de petit-frère de celui d’Uzeste. Du 20 au 23 juillet se tenait sa 22e édition sous la direction artistique du chanteur basque Beñat Achiary, compagnon de route de certains des plus grands jazzmen français.

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Itxassou se trouve dans la vallée de la Nive (Errobi, qui pour les habitués donne son nom à ces trois jours de conférences et de concerts, l’Errobiko). C’est un coin idyllique de collines douces et vertes qui, peu après Itxassou, cessent de faire le dos rond pour conduire à des paysages plus acérés, avec par exemple l’Artzamendi (montagne de l’ours, 926 mètres), ou l’Arranomendi (montagne de l’aigle, 750 mètres), le tout dans une lumière filtrée et dépolie, pudique comme sont les gens d’ici. Le festival se passe donc là, un peu à l’écart du village, dans un trinquet reconverti en salle de concert (hors festival on y pratique une variante très répandue de pelote basque en utilisant le fronton assorti d’un mur à gauche, ce qui permet de donner à la balle des trajectoires délicieusement perverses).
Itxassou n’est pas un festival de jazz à proprement parler même si le jazz en est une composante régulière (présence cette année de Benjamin Moussay et de Keyvan Chemirani). On y trouve aussi des concerts de musique du monde (Ablaye Cissoko est l’invité d’honneur de cette 22e édition) et bien sûr de la musique traditionnelle basque. La présence de la langue et de la culture basque est une donnée centrale de cette manifestation, dans un militantisme tranquillement assumé qui doit beaucoup à la personnalité de Beñat Achiary,le fondateur et directeur artistique du festival, qui aime se définir, en paraphrasant Edouard Glissant, comme un « Basque du Tout-Monde ».

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J’assiste à la conférence d’ouverture du festival, en cette fin d’après-midi du jeudi 20 juillet. Elle s’intitule « Dans la grande houle du monde ». Des créateurs d’horizons divers présentent le lien qu’ils entretiennent avec la tradition. Beñat Achiary énonce avec gourmandise une citation de Jacques Berque qui fait son petit effet (« L’authentique ce n’est pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles ») avant de laisser parler ses copains. Chrysogone Diangouaya, introducteur de la danse contemporaine au Congo, raconte sa difficulté à amener sur une scène les danseurs africains (« Ils disent que quand on danse on doit toujours être en contact avec le sol! »). Bref ça discute gentiment, chacun sort ses plus chouettes citations, et moi je commence à faire des dessins dans mon calepin. Et tout à coup, dix minutes foudroyantes. Beñat Achiary s’est tourné vers Chrysogone Diangouaya pour lui proposer d’improviser quelque chose. Le monsieur aux cheveux gris, affable et souriant, qui semble avoir des citations d’Edouard Glissant et de Jacques Berque plein ses poches, se transforme en chanteur sauvage. A capella, sans micro, à quelques mètres de moi, il va chercher des aigus invraisemblables qu’il semble étirer à volonté. Il joue sur la brisure et la ténuité, c’est un art de souffleur de verre. Pendant ce temps, dans cette même petite salle de conférence qui semble tout-à-coup bien trop petite pour eux deux, Chrysogone Diangouaya improvise une danse énergique, vive, malicieuse. Dix minutes, mais une pépite.

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Le soir, les premières salves sont tirées. Beñat Achiary chante et improvise avec un danseur qui mime les gestes de la cesta punta. La performance est assez courte, le maître des lieux se souciant visiblement de de ne pas tirer la couverture à lui. Je note de beaux moments, par exemple quand le danseur fait passer la chistera derrière son dos si vite et si prestement qu’elle ressemble à un foulard. Beñat Achiary a des inflexions plus violentes que cet après midi. De son improvisation je retiens l’intensité et la force. Le souffleur de verre s’est transformé en tailleur de basalte.

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Ensuite, Bartok au programme. Plus exactement « Banatu Bartok », ce qui veut dire si j’ai bien compris « Bartok réinterprété ». Dans ce projet, Bartok devient une Tour de Babel, infusée de chants basques, turcs, arméniens. Ainsi présenté, cela peut sembler étrange, voire artificiel. Et pourtant, ce Bartok-là est emballant au possible. C’est un Bartok à qui l’on aurait fait boire un verre de raki: ça lui tourne un peu la tête, mais ça le rend aussi plus disert et plus rigolo. A l’euphonium, Vianney Desplantes, propulse des basses irrésistiblement dansantes. La relation musicale entre le chanteur Julen Achiary et le clarinettiste Nicolas Nageotte est au coeur de cette affaire et donne lieu à des passages bouleversants. A côté de moi, un gars renifle : « J’ai pleuré d’abord de l’oeil gauche, puis de l’oeil droit, et ensuite des deux en même temps ».

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Après Bartok, dans un contexte plus jazzistique, le pianiste Benjamin Moussay rencontre le percussioniste Keyvan Chemirani. Ce dernier est un maître du zarb, cette percussion d’origine persane dont on peut tirer tant de timbres et tant de registres en la râclant avec l’ongle sur le côté, en pianotant avec les doigts sur la peau, ou encore en frappant avec la paume. Keyvan Chemirani joue de tous ces effets en virtuose. De son zarb, il sait tirer des grondements aussi bien que des frémissements. Il joue aussi des balais, d’une manière fine et musclée. Il se révèle pour Benjamin Moussay, non pas un accompagnateur mais un interlocuteur véritable. Le pianiste excelle à passer d’un registre contemplatif à des séquences romantiques flamboyantes, avec des accords plaqués avec tant de force que les touches du pianos semblent des allumettes entre ses mains d’ogre. A certains moments j’ai l’impression que les deux musiciens prennent plaisir à se chahuter. Ils s’entraînent dans des ambiances féroces, énergiques, frémissantes où aucun des deux ne veut être le premier à reculer. Il y a dans leur duo une virtuosité manifeste et une virtuosité cachée, celle des rythmes complexes dont ils se jouent avec malice. On serait bien en peine de trouver un quatre temps dans leurs conversations…

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Le lendemain, vendredi, la journée commence avec la dimension culturelle du festival. C’est une conférence sur la langue basque et ses différents dialectes assurée par un professeur d’université (Xarlex Videgain) et une doctorante (Maitena Duhalde, spécialiste du parler du Labourd côtier). Xarlex Videgain réussit à faire passer certains traits de la langue basque même pour l’absolu néophyte que je suis. Il souligne que le basque est une langue de relations, attentive à spécifier les liens entre les locuteurs: « Dans le verbe, on colle à la fois le sujet, l’objet, et le datif… ». Tout au long des histoires que raconte Videgain, je glane quelques proverbes d’ici qui me réjouissent, « le chat lui a mangé le coeur  » pour dire que quelqu’un a oublié un rendez-vous, « un renard est passé entre eux » pour signifier la mésentente. Je note aussi quelques mots qui me ravissent par leurs sonorités, pinpirin, le papillon, arrango, l’écume, balbara, un banc de poisson (on a l’impression de sentir dans ce mot l’allégresse du pécheur…).

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Le grand moment de la soirée, c’est Ablaye Cissoko, maître de la kora, et son ensemble Constantinople qui réunit un setar (Kiya Tabassian), viole de gambe (Pierre-Yves Martel), et percussions (Ziya Tabassian). La kora, jouée par un virtuose comme Cissoko, est un instrument sorcier. Ses phrases forment des boucles parfaites, plus ou moins longues, et mettent dans un état de béatitude paradoxal car la musique jouée ce soir est très rythmée. Je me régale de très beaux moments où Cissoko installe un ostinato hypnotique à la kora sur lequel le setar vient ajouter ses broderies.

Jardins Migrateurs 094 -® Michael Slobodian

photo: Michael Slobodian

Ce qui est très beau dans la musique jouée ce soir c’est cette complémentarité entre le timbre de la kora (à la fois rêche et fleuri, dont Cissoko fait entendre la matérialité des cordes) et les sonorités moelleuses du setar. Les graves majestueux de la viole de gambe viennent compléter cette pâte sonore. « C’est du miel » dit un spectateur. Ablaye Cissoko, royal, et même papal dans son beau costume traditionnel, octroie beaucoup d’espace à ses amis. Il revient pour le rappel, en feignant de maugréer: « En Afrique, quand c’est fini, c’est fini…Ah, les blancs sont compliqués! ».
Que les blancs soient compliqués, on en a une preuve supplémentaire, si besoin était, lors de la conférence du lendemain, consacrée à la traduction. Elle réunit la poète basque Pantxoa Etxegoin et l’écrivain basque Juan Cruz Igerabide, tous deux traducteurs. Dans son introduction, Beñat Achiary cite Edouard Glissant sur l' »âge du Tout-monde »: « Nous voici dans la nécessité de parler avec les arbres, les animaux, et entre nous, de coeur à coeur » (Beñat Achiary prononce « coeurrr », en laissant résonner ce mot dans sa gorge). Pantxoa Etxegoin a une phrase qui me marque pour dire la subtilité des liens qui attache à une langue (et éloigne aussi d’une autre): « Tout ce qui me paraît érotique en Basque me semble pornographique en Français ». Que la traduction soit affaire intime, Juan Cruz en convient aussi : « Quand je traduis, la tête me tourne… ».
L’après-midi, une ballade musicale champêtre est orchestrée par l’accordéoniste jean-Christian Irigoyen, partenaire et complice de Beñat Achiary qui régale chaque soir le public du festival avec ses petits intermèdes poétiques improvisés. On part dans la forêt.

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Au détour d’un chemin surgissent des duos de musiciens inattendus. Celui entre Bijan Etemad, au setar, accompagné au darbouka par Wadi (j’ai omis de noter son nom) est d’une incroyable intensité. Bijan Etemad se lance dans un chant d’amour persan avec véhémence, presque avec rage. Les oiseaux se taisent, et même les portables. On suit un petit chemin qui longe une source. Il y a des fougères, des chataîgners, et des musiciens qui apparaissent par enchantement…
Et l’on arrive à ce qui restera pour moi le grand moment de ce festival, le projet Haratago autour des chants de bergers basques de la Soule, les basa ahaide (les chants sauvages). Ce projet est mené par Julen Achiary (voix), Nicolas Nageotte (clarinette), bastien Fontanille (vielle à roue), Jordi cassagne (violone). Ces chants sans paroles, dédiés à l’aigle, au choucard, ou au gypaète, sont empreints de noblesse et de ferveur. Ils disent beaucoup sur le rapport à la nature de ces bergers, sur leur capacité d’émerveillement, sur leur sensibilité à la grandeur. Ils n’étaient donc pas seuls dans les estives, ces bergers d’autrefois, puisqu’ils avaient tant de beauté dans leur regard. Traditionnellement, ces chants sont exécutés a capella. Mais Julen Achiary et ses copains ont orchestré ces chants à leur façon en regardant vers l’orient et les Balkans.

Haratago Bostmendieta 1-2
Photo: Haratago Bostmendieta

La voix de Julen Achiary arrive magnifiquement à transmettre cette grandeur. Elle est souple, puissante, mais ne passe jamais en force. Elle a parfois des inflexions de muezzin. Elle semble prendre exemple sur les oiseaux majestueux qu’elle évoque, car elle s’élève par paliers, s’appuyant à la vielle à roue ou à la clarinette comme les aigles s’adossent aux courants d’air ascendants. La relation musicale entre le clarinettiste Nicolas Nageotte et Julen Achiary est magnifique:Tous deux se font la courte échelle pour aller au plus haut des nuées, tous deux déploient leurs ailes.
Après cela, difficile de redescendre sur terre. Mais le groupe suivant est là pour ça. Il s’agit du Kočani orchestra, un gipsy brass band de 10 musiciens macédoniens qui connaît son affaire. Une véritable machine à danser. Dès le premier morceau, tout le monde est debout. je ne peux m’empêcher de penser que cette efficacité a quelque chose d’un peu inhumain, mais je change d’avis lorsqu’à la fin du concert, revenus avec des serviettes autour du cou comme des boxeurs après un combat, les musiciens se mêlent à la foule pour leur donner quelques rasades de danse supplémentaire. La soirée se prolonge très tard (comme chaque soir) avec d’autres orchestres de danse, du forro à la bourée, qui prennent le relais.

On arrive à la fin du festival. C’est dimanche après-midi, les bruits de démontage se font entendre. Ayant repéré sur un mur des portraits des grands du jazz passés par Itxassou (Steve lacy, Jeanne Lee, Michel Portal, Bernard Lubat, Andy Emler…) j’ai eu envie de demander à Beñat Achiary de me raconter quelques souvenirs à leur propos et aussi de parler de son rapport au jazz. L’interview se déroule dans la salle de spectacle qui retrouve progressivement son visage de mur à gauche. Deux amis parisiens, Pierre et Jeanne m’accompagnent. Nous nous asseyons dans les gradins. Beñat Achiary répond aux questions avec la fluidité de ceux qui sont au clair avec eux mêmes. De temps en temps des fulgurances poétiques lui viennent spontanément aux lèvres. Je l’observe depuis quelques jours, je note sa manière de se déplacer comme un danseur, ses antennes pour débusquer et déminer toute forme de tension, sa modestie. Dès qu’un compliment un peu appuyé (par exemple sur son art) montre le bout de son nez, il se carapate, émettant un petit rire en deux syllabes (Hi-Hi) comme un rideau de fumée derrière lequel il s’esquive…
Je l’interroge sur Jeanne Lee et son visage s’éclaire: « Ah, Jeanne lee…je la revois, là (il désigne l’ancienne scène du festival) silencieuse, en train de nous écouter…Je ne pouvais pas savoir qu’elle allait mourir cet été là. Elle a fait un concert à Marciac après être venue ici, et c’était fini. Elle était accompagnée par Alain Jean-Marie et Guillaume Naturel. Sa voix était intacte. Je me souviens de sa classe, et de son phrasé incroyable. Elle était danseuse, aussi. Dans son phrasé, c’est la danse qui parlait… »
Beñat Achiary a été le compagnon de route de nombreux jazzmen français, Bernard Lubat (il fut membre de la Compagnie) ou Andy Emler (il a fait partie du premier Mégaoctet). Je lui demande quelle est sa relation aux standards de jazz. « j’en chante depuis longtemps…(il réfléchit et en cite quelques-uns, ses préférés) When Sunny gets blue…Strange fruit…Django et ses immenses spirales, que j’ai joué si souvent avec Didier lasserre…Wild is the wind…Blasé, toujours bouleversant à chanter…Pareil pour The Meeting que j’ai appris en écoutant Colette Magny…Caravan, toujours si plein de surprises…des gospels…des thèmes d’Ayler…Dans Ayler, comme Moussaron, j’entends Sidney Bechet…J’aime le New Orleans quand il est joué avec feu…Je ne le sépare pas du reste du jazz, depuis longtemps j’ai troué tous ces murs…(il réfléchit) mais j’entends aussi Sylvie, d’Erik Satie comme le plus beau des standards de jazz… ».
Je lui demande comment il improvise sur ces standards: « Je n’improvise jamais sur la grille, même si mon improvisation est mélodique…Avec Andy Emler, par exemple c’est très simple. Il dessine des harmonies, des accords…Il sait quel cheval je peux enfourcher… ». Et sur l’esprit dans lequel il improvise, il ajoute: « Je suis de l’école du non vouloir actif…je travaille pour être visité….mais ça ne veut pas dire qu’on réussisse toujours… ».
Dans une conversation avec Beñat Achiary, la poésie s’invite toujours à la table: « Je ne connais pas de plus court meilleur chemin pour racourcir la distance entre le coeur et le son… ». Beñat achiary raconte qu’il a toujours des livres de poésie au fond de son sac. Et quand on lui demande lesquels, il cite quelques noms d’un trait, sans hésitation, non comme des références lointaines mais comme des amis avec lesquels il aurait dîné la veille: « Garcia Lorca, dont l’oeuvre, en particulier Un poète à New York est fondamentale pour moi, j’ai monté quatre projets en 20 ans autour de ce texte…et puis François Cheng, Pessoa, Saint Jean de la Croix, les poésies populaires basques, Gherasim Luca, les poèmes amérindiens rassemblés par Jacques Roubaud et Florence Delay, Bernard Manciet, Octavio Paz, Henri Bouchard…j’ai faim de tout ça… ».
A la fin de la conversation, je sens une petite lueur d’inquiétude dans son oeil. Beñat Achiary trouve qu’il a trop parlé de lui. Alors il met en avant ses amis et collaborateurs, sa femme Maité qui travaille avec lui, Jean-Christian Irigoyen, Christine Martineau…: « C’est la relation entre nous tous qui fait l’intelligence du projet. on pense tous que la création est des lieux privilégiés de la transmission. De quoi tu as vraiment besoin? Tu ne peux le savoir que si tu crées. Tu ne peux le savoir que par la fringale que ça te procure… »
je redescends de la colline avec mes deux amis. On se dit qu’écouter Beñat Achiary, quand il parle ou quand il chante, ça vaut vraiment le coup. Ensuite, je ne sais plus trop de quoi on a bavardé en arrivant vers le village. De toute façon, pas vraiment besoin de se parler pour savoir qu’on reviendrait à Itxassou.

JF Mondot

Remerciements à Maia Ruiz de Alda, attachée de presse du festival, Maité Etxemendi-Axiari, présidente d’Ezkandrai, qui ont rendu ce reportage possible.
|Beñat Achiary ph Guillermo Navarro copia-2
Photo: Guillermo navarro

Le festival d’Itxassou (à quelques kilomètres de Cambo-les-bains, dans le Pays Basque), est une sorte de petit-frère de celui d’Uzeste. Du 20 au 23 juillet se tenait sa 22e édition sous la direction artistique du chanteur basque Beñat Achiary, compagnon de route de certains des plus grands jazzmen français.

20170721_192937

Itxassou se trouve dans la vallée de la Nive (Errobi, qui pour les habitués donne son nom à ces trois jours de conférences et de concerts, l’Errobiko). C’est un coin idyllique de collines douces et vertes qui, peu après Itxassou, cessent de faire le dos rond pour conduire à des paysages plus acérés, avec par exemple l’Artzamendi (montagne de l’ours, 926 mètres), ou l’Arranomendi (montagne de l’aigle, 750 mètres), le tout dans une lumière filtrée et dépolie, pudique comme sont les gens d’ici. Le festival se passe donc là, un peu à l’écart du village, dans un trinquet reconverti en salle de concert (hors festival on y pratique une variante très répandue de pelote basque en utilisant le fronton assorti d’un mur à gauche, ce qui permet de donner à la balle des trajectoires délicieusement perverses).
Itxassou n’est pas un festival de jazz à proprement parler même si le jazz en est une composante régulière (présence cette année de Benjamin Moussay et de Keyvan Chemirani). On y trouve aussi des concerts de musique du monde (Ablaye Cissoko est l’invité d’honneur de cette 22e édition) et bien sûr de la musique traditionnelle basque. La présence de la langue et de la culture basque est une donnée centrale de cette manifestation, dans un militantisme tranquillement assumé qui doit beaucoup à la personnalité de Beñat Achiary,le fondateur et directeur artistique du festival, qui aime se définir, en paraphrasant Edouard Glissant, comme un « Basque du Tout-Monde ».

20170722_144211

J’assiste à la conférence d’ouverture du festival, en cette fin d’après-midi du jeudi 20 juillet. Elle s’intitule « Dans la grande houle du monde ». Des créateurs d’horizons divers présentent le lien qu’ils entretiennent avec la tradition. Beñat Achiary énonce avec gourmandise une citation de Jacques Berque qui fait son petit effet (« L’authentique ce n’est pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles ») avant de laisser parler ses copains. Chrysogone Diangouaya, introducteur de la danse contemporaine au Congo, raconte sa difficulté à amener sur une scène les danseurs africains (« Ils disent que quand on danse on doit toujours être en contact avec le sol! »). Bref ça discute gentiment, chacun sort ses plus chouettes citations, et moi je commence à faire des dessins dans mon calepin. Et tout à coup, dix minutes foudroyantes. Beñat Achiary s’est tourné vers Chrysogone Diangouaya pour lui proposer d’improviser quelque chose. Le monsieur aux cheveux gris, affable et souriant, qui semble avoir des citations d’Edouard Glissant et de Jacques Berque plein ses poches, se transforme en chanteur sauvage. A capella, sans micro, à quelques mètres de moi, il va chercher des aigus invraisemblables qu’il semble étirer à volonté. Il joue sur la brisure et la ténuité, c’est un art de souffleur de verre. Pendant ce temps, dans cette même petite salle de conférence qui semble tout-à-coup bien trop petite pour eux deux, Chrysogone Diangouaya improvise une danse énergique, vive, malicieuse. Dix minutes, mais une pépite.

20170720_183659-2

Le soir, les premières salves sont tirées. Beñat Achiary chante et improvise avec un danseur qui mime les gestes de la cesta punta. La performance est assez courte, le maître des lieux se souciant visiblement de de ne pas tirer la couverture à lui. Je note de beaux moments, par exemple quand le danseur fait passer la chistera derrière son dos si vite et si prestement qu’elle ressemble à un foulard. Beñat Achiary a des inflexions plus violentes que cet après midi. De son improvisation je retiens l’intensité et la force. Le souffleur de verre s’est transformé en tailleur de basalte.

20170722_214340

Ensuite, Bartok au programme. Plus exactement « Banatu Bartok », ce qui veut dire si j’ai bien compris « Bartok réinterprété ». Dans ce projet, Bartok devient une Tour de Babel, infusée de chants basques, turcs, arméniens. Ainsi présenté, cela peut sembler étrange, voire artificiel. Et pourtant, ce Bartok-là est emballant au possible. C’est un Bartok à qui l’on aurait fait boire un verre de raki: ça lui tourne un peu la tête, mais ça le rend aussi plus disert et plus rigolo. A l’euphonium, Vianney Desplantes, propulse des basses irrésistiblement dansantes. La relation musicale entre le chanteur Julen Achiary et le clarinettiste Nicolas Nageotte est au coeur de cette affaire et donne lieu à des passages bouleversants. A côté de moi, un gars renifle : « J’ai pleuré d’abord de l’oeil gauche, puis de l’oeil droit, et ensuite des deux en même temps ».

20170731_125438

Après Bartok, dans un contexte plus jazzistique, le pianiste Benjamin Moussay rencontre le percussioniste Keyvan Chemirani. Ce dernier est un maître du zarb, cette percussion d’origine persane dont on peut tirer tant de timbres et tant de registres en la râclant avec l’ongle sur le côté, en pianotant avec les doigts sur la peau, ou encore en frappant avec la paume. Keyvan Chemirani joue de tous ces effets en virtuose. De son zarb, il sait tirer des grondements aussi bien que des frémissements. Il joue aussi des balais, d’une manière fine et musclée. Il se révèle pour Benjamin Moussay, non pas un accompagnateur mais un interlocuteur véritable. Le pianiste excelle à passer d’un registre contemplatif à des séquences romantiques flamboyantes, avec des accords plaqués avec tant de force que les touches du pianos semblent des allumettes entre ses mains d’ogre. A certains moments j’ai l’impression que les deux musiciens prennent plaisir à se chahuter. Ils s’entraînent dans des ambiances féroces, énergiques, frémissantes où aucun des deux ne veut être le premier à reculer. Il y a dans leur duo une virtuosité manifeste et une virtuosité cachée, celle des rythmes complexes dont ils se jouent avec malice. On serait bien en peine de trouver un quatre temps dans leurs conversations…

20170731_125218

Le lendemain, vendredi, la journée commence avec la dimension culturelle du festival. C’est une conférence sur la langue basque et ses différents dialectes assurée par un professeur d’université (Xarlex Videgain) et une doctorante (Maitena Duhalde, spécialiste du parler du Labourd côtier). Xarlex Videgain réussit à faire passer certains traits de la langue basque même pour l’absolu néophyte que je suis. Il souligne que le basque est une langue de relations, attentive à spécifier les liens entre les locuteurs: « Dans le verbe, on colle à la fois le sujet, l’objet, et le datif… ». Tout au long des histoires que raconte Videgain, je glane quelques proverbes d’ici qui me réjouissent, « le chat lui a mangé le coeur  » pour dire que quelqu’un a oublié un rendez-vous, « un renard est passé entre eux » pour signifier la mésentente. Je note aussi quelques mots qui me ravissent par leurs sonorités, pinpirin, le papillon, arrango, l’écume, balbara, un banc de poisson (on a l’impression de sentir dans ce mot l’allégresse du pécheur…).

ablaye_2

Le grand moment de la soirée, c’est Ablaye Cissoko, maître de la kora, et son ensemble Constantinople qui réunit un setar (Kiya Tabassian), viole de gambe (Pierre-Yves Martel), et percussions (Ziya Tabassian). La kora, jouée par un virtuose comme Cissoko, est un instrument sorcier. Ses phrases forment des boucles parfaites, plus ou moins longues, et mettent dans un état de béatitude paradoxal car la musique jouée ce soir est très rythmée. Je me régale de très beaux moments où Cissoko installe un ostinato hypnotique à la kora sur lequel le setar vient ajouter ses broderies.

Jardins Migrateurs 094 -® Michael Slobodian

photo: Michael Slobodian

Ce qui est très beau dans la musique jouée ce soir c’est cette complémentarité entre le timbre de la kora (à la fois rêche et fleuri, dont Cissoko fait entendre la matérialité des cordes) et les sonorités moelleuses du setar. Les graves majestueux de la viole de gambe viennent compléter cette pâte sonore. « C’est du miel » dit un spectateur. Ablaye Cissoko, royal, et même papal dans son beau costume traditionnel, octroie beaucoup d’espace à ses amis. Il revient pour le rappel, en feignant de maugréer: « En Afrique, quand c’est fini, c’est fini…Ah, les blancs sont compliqués! ».
Que les blancs soient compliqués, on en a une preuve supplémentaire, si besoin était, lors de la conférence du lendemain, consacrée à la traduction. Elle réunit la poète basque Pantxoa Etxegoin et l’écrivain basque Juan Cruz Igerabide, tous deux traducteurs. Dans son introduction, Beñat Achiary cite Edouard Glissant sur l' »âge du Tout-monde »: « Nous voici dans la nécessité de parler avec les arbres, les animaux, et entre nous, de coeur à coeur » (Beñat Achiary prononce « coeurrr », en laissant résonner ce mot dans sa gorge). Pantxoa Etxegoin a une phrase qui me marque pour dire la subtilité des liens qui attache à une langue (et éloigne aussi d’une autre): « Tout ce qui me paraît érotique en Basque me semble pornographique en Français ». Que la traduction soit affaire intime, Juan Cruz en convient aussi : « Quand je traduis, la tête me tourne… ».
L’après-midi, une ballade musicale champêtre est orchestrée par l’accordéoniste jean-Christian Irigoyen, partenaire et complice de Beñat Achiary qui régale chaque soir le public du festival avec ses petits intermèdes poétiques improvisés. On part dans la forêt.

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Au détour d’un chemin surgissent des duos de musiciens inattendus. Celui entre Bijan Etemad, au setar, accompagné au darbouka par Wadi (j’ai omis de noter son nom) est d’une incroyable intensité. Bijan Etemad se lance dans un chant d’amour persan avec véhémence, presque avec rage. Les oiseaux se taisent, et même les portables. On suit un petit chemin qui longe une source. Il y a des fougères, des chataîgners, et des musiciens qui apparaissent par enchantement…
Et l’on arrive à ce qui restera pour moi le grand moment de ce festival, le projet Haratago autour des chants de bergers basques de la Soule, les basa ahaide (les chants sauvages). Ce projet est mené par Julen Achiary (voix), Nicolas Nageotte (clarinette), bastien Fontanille (vielle à roue), Jordi cassagne (violone). Ces chants sans paroles, dédiés à l’aigle, au choucard, ou au gypaète, sont empreints de noblesse et de ferveur. Ils disent beaucoup sur le rapport à la nature de ces bergers, sur leur capacité d’émerveillement, sur leur sensibilité à la grandeur. Ils n’étaient donc pas seuls dans les estives, ces bergers d’autrefois, puisqu’ils avaient tant de beauté dans leur regard. Traditionnellement, ces chants sont exécutés a capella. Mais Julen Achiary et ses copains ont orchestré ces chants à leur façon en regardant vers l’orient et les Balkans.

Haratago Bostmendieta 1-2
Photo: Haratago Bostmendieta

La voix de Julen Achiary arrive magnifiquement à transmettre cette grandeur. Elle est souple, puissante, mais ne passe jamais en force. Elle a parfois des inflexions de muezzin. Elle semble prendre exemple sur les oiseaux majestueux qu’elle évoque, car elle s’élève par paliers, s’appuyant à la vielle à roue ou à la clarinette comme les aigles s’adossent aux courants d’air ascendants. La relation musicale entre le clarinettiste Nicolas Nageotte et Julen Achiary est magnifique:Tous deux se font la courte échelle pour aller au plus haut des nuées, tous deux déploient leurs ailes.
Après cela, difficile de redescendre sur terre. Mais le groupe suivant est là pour ça. Il s’agit du Kočani orchestra, un gipsy brass band de 10 musiciens macédoniens qui connaît son affaire. Une véritable machine à danser. Dès le premier morceau, tout le monde est debout. je ne peux m’empêcher de penser que cette efficacité a quelque chose d’un peu inhumain, mais je change d’avis lorsqu’à la fin du concert, revenus avec des serviettes autour du cou comme des boxeurs après un combat, les musiciens se mêlent à la foule pour leur donner quelques rasades de danse supplémentaire. La soirée se prolonge très tard (comme chaque soir) avec d’autres orchestres de danse, du forro à la bourée, qui prennent le relais.

On arrive à la fin du festival. C’est dimanche après-midi, les bruits de démontage se font entendre. Ayant repéré sur un mur des portraits des grands du jazz passés par Itxassou (Steve lacy, Jeanne Lee, Michel Portal, Bernard Lubat, Andy Emler…) j’ai eu envie de demander à Beñat Achiary de me raconter quelques souvenirs à leur propos et aussi de parler de son rapport au jazz. L’interview se déroule dans la salle de spectacle qui retrouve progressivement son visage de mur à gauche. Deux amis parisiens, Pierre et Jeanne m’accompagnent. Nous nous asseyons dans les gradins. Beñat Achiary répond aux questions avec la fluidité de ceux qui sont au clair avec eux mêmes. De temps en temps des fulgurances poétiques lui viennent spontanément aux lèvres. Je l’observe depuis quelques jours, je note sa manière de se déplacer comme un danseur, ses antennes pour débusquer et déminer toute forme de tension, sa modestie. Dès qu’un compliment un peu appuyé (par exemple sur son art) montre le bout de son nez, il se carapate, émettant un petit rire en deux syllabes (Hi-Hi) comme un rideau de fumée derrière lequel il s’esquive…
Je l’interroge sur Jeanne Lee et son visage s’éclaire: « Ah, Jeanne lee…je la revois, là (il désigne l’ancienne scène du festival) silencieuse, en train de nous écouter…Je ne pouvais pas savoir qu’elle allait mourir cet été là. Elle a fait un concert à Marciac après être venue ici, et c’était fini. Elle était accompagnée par Alain Jean-Marie et Guillaume Naturel. Sa voix était intacte. Je me souviens de sa classe, et de son phrasé incroyable. Elle était danseuse, aussi. Dans son phrasé, c’est la danse qui parlait… »
Beñat Achiary a été le compagnon de route de nombreux jazzmen français, Bernard Lubat (il fut membre de la Compagnie) ou Andy Emler (il a fait partie du premier Mégaoctet). Je lui demande quelle est sa relation aux standards de jazz. « j’en chante depuis longtemps…(il réfléchit et en cite quelques-uns, ses préférés) When Sunny gets blue…Strange fruit…Django et ses immenses spirales, que j’ai joué si souvent avec Didier lasserre…Wild is the wind…Blasé, toujours bouleversant à chanter…Pareil pour The Meeting que j’ai appris en écoutant Colette Magny…Caravan, toujours si plein de surprises…des gospels…des thèmes d’Ayler…Dans Ayler, comme Moussaron, j’entends Sidney Bechet…J’aime le New Orleans quand il est joué avec feu…Je ne le sépare pas du reste du jazz, depuis longtemps j’ai troué tous ces murs…(il réfléchit) mais j’entends aussi Sylvie, d’Erik Satie comme le plus beau des standards de jazz… ».
Je lui demande comment il improvise sur ces standards: « Je n’improvise jamais sur la grille, même si mon improvisation est mélodique…Avec Andy Emler, par exemple c’est très simple. Il dessine des harmonies, des accords…Il sait quel cheval je peux enfourcher… ». Et sur l’esprit dans lequel il improvise, il ajoute: « Je suis de l’école du non vouloir actif…je travaille pour être visité….mais ça ne veut pas dire qu’on réussisse toujours… ».
Dans une conversation avec Beñat Achiary, la poésie s’invite toujours à la table: « Je ne connais pas de plus court meilleur chemin pour racourcir la distance entre le coeur et le son… ». Beñat achiary raconte qu’il a toujours des livres de poésie au fond de son sac. Et quand on lui demande lesquels, il cite quelques noms d’un trait, sans hésitation, non comme des références lointaines mais comme des amis avec lesquels il aurait dîné la veille: « Garcia Lorca, dont l’oeuvre, en particulier Un poète à New York est fondamentale pour moi, j’ai monté quatre projets en 20 ans autour de ce texte…et puis François Cheng, Pessoa, Saint Jean de la Croix, les poésies populaires basques, Gherasim Luca, les poèmes amérindiens rassemblés par Jacques Roubaud et Florence Delay, Bernard Manciet, Octavio Paz, Henri Bouchard…j’ai faim de tout ça… ».
A la fin de la conversation, je sens une petite lueur d’inquiétude dans son oeil. Beñat Achiary trouve qu’il a trop parlé de lui. Alors il met en avant ses amis et collaborateurs, sa femme Maité qui travaille avec lui, Jean-Christian Irigoyen, Christine Martineau…: « C’est la relation entre nous tous qui fait l’intelligence du projet. on pense tous que la création est des lieux privilégiés de la transmission. De quoi tu as vraiment besoin? Tu ne peux le savoir que si tu crées. Tu ne peux le savoir que par la fringale que ça te procure… »
je redescends de la colline avec mes deux amis. On se dit qu’écouter Beñat Achiary, quand il parle ou quand il chante, ça vaut vraiment le coup. Ensuite, je ne sais plus trop de quoi on a bavardé en arrivant vers le village. De toute façon, pas vraiment besoin de se parler pour savoir qu’on reviendrait à Itxassou.

JF Mondot

Remerciements à Maia Ruiz de Alda, attachée de presse du festival, Maité Etxemendi-Axiari, présidente d’Ezkandrai, qui ont rendu ce reportage possible.
|Beñat Achiary ph Guillermo Navarro copia-2
Photo: Guillermo navarro

Le festival d’Itxassou (à quelques kilomètres de Cambo-les-bains, dans le Pays Basque), est une sorte de petit-frère de celui d’Uzeste. Du 20 au 23 juillet se tenait sa 22e édition sous la direction artistique du chanteur basque Beñat Achiary, compagnon de route de certains des plus grands jazzmen français.

20170721_192937

Itxassou se trouve dans la vallée de la Nive (Errobi, qui pour les habitués donne son nom à ces trois jours de conférences et de concerts, l’Errobiko). C’est un coin idyllique de collines douces et vertes qui, peu après Itxassou, cessent de faire le dos rond pour conduire à des paysages plus acérés, avec par exemple l’Artzamendi (montagne de l’ours, 926 mètres), ou l’Arranomendi (montagne de l’aigle, 750 mètres), le tout dans une lumière filtrée et dépolie, pudique comme sont les gens d’ici. Le festival se passe donc là, un peu à l’écart du village, dans un trinquet reconverti en salle de concert (hors festival on y pratique une variante très répandue de pelote basque en utilisant le fronton assorti d’un mur à gauche, ce qui permet de donner à la balle des trajectoires délicieusement perverses).
Itxassou n’est pas un festival de jazz à proprement parler même si le jazz en est une composante régulière (présence cette année de Benjamin Moussay et de Keyvan Chemirani). On y trouve aussi des concerts de musique du monde (Ablaye Cissoko est l’invité d’honneur de cette 22e édition) et bien sûr de la musique traditionnelle basque. La présence de la langue et de la culture basque est une donnée centrale de cette manifestation, dans un militantisme tranquillement assumé qui doit beaucoup à la personnalité de Beñat Achiary,le fondateur et directeur artistique du festival, qui aime se définir, en paraphrasant Edouard Glissant, comme un « Basque du Tout-Monde ».

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J’assiste à la conférence d’ouverture du festival, en cette fin d’après-midi du jeudi 20 juillet. Elle s’intitule « Dans la grande houle du monde ». Des créateurs d’horizons divers présentent le lien qu’ils entretiennent avec la tradition. Beñat Achiary énonce avec gourmandise une citation de Jacques Berque qui fait son petit effet (« L’authentique ce n’est pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles ») avant de laisser parler ses copains. Chrysogone Diangouaya, introducteur de la danse contemporaine au Congo, raconte sa difficulté à amener sur une scène les danseurs africains (« Ils disent que quand on danse on doit toujours être en contact avec le sol! »). Bref ça discute gentiment, chacun sort ses plus chouettes citations, et moi je commence à faire des dessins dans mon calepin. Et tout à coup, dix minutes foudroyantes. Beñat Achiary s’est tourné vers Chrysogone Diangouaya pour lui proposer d’improviser quelque chose. Le monsieur aux cheveux gris, affable et souriant, qui semble avoir des citations d’Edouard Glissant et de Jacques Berque plein ses poches, se transforme en chanteur sauvage. A capella, sans micro, à quelques mètres de moi, il va chercher des aigus invraisemblables qu’il semble étirer à volonté. Il joue sur la brisure et la ténuité, c’est un art de souffleur de verre. Pendant ce temps, dans cette même petite salle de conférence qui semble tout-à-coup bien trop petite pour eux deux, Chrysogone Diangouaya improvise une danse énergique, vive, malicieuse. Dix minutes, mais une pépite.

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Le soir, les premières salves sont tirées. Beñat Achiary chante et improvise avec un danseur qui mime les gestes de la cesta punta. La performance est assez courte, le maître des lieux se souciant visiblement de de ne pas tirer la couverture à lui. Je note de beaux moments, par exemple quand le danseur fait passer la chistera derrière son dos si vite et si prestement qu’elle ressemble à un foulard. Beñat Achiary a des inflexions plus violentes que cet après midi. De son improvisation je retiens l’intensité et la force. Le souffleur de verre s’est transformé en tailleur de basalte.

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Ensuite, Bartok au programme. Plus exactement « Banatu Bartok », ce qui veut dire si j’ai bien compris « Bartok réinterprété ». Dans ce projet, Bartok devient une Tour de Babel, infusée de chants basques, turcs, arméniens. Ainsi présenté, cela peut sembler étrange, voire artificiel. Et pourtant, ce Bartok-là est emballant au possible. C’est un Bartok à qui l’on aurait fait boire un verre de raki: ça lui tourne un peu la tête, mais ça le rend aussi plus disert et plus rigolo. A l’euphonium, Vianney Desplantes, propulse des basses irrésistiblement dansantes. La relation musicale entre le chanteur Julen Achiary et le clarinettiste Nicolas Nageotte est au coeur de cette affaire et donne lieu à des passages bouleversants. A côté de moi, un gars renifle : « J’ai pleuré d’abord de l’oeil gauche, puis de l’oeil droit, et ensuite des deux en même temps ».

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Après Bartok, dans un contexte plus jazzistique, le pianiste Benjamin Moussay rencontre le percussioniste Keyvan Chemirani. Ce dernier est un maître du zarb, cette percussion d’origine persane dont on peut tirer tant de timbres et tant de registres en la râclant avec l’ongle sur le côté, en pianotant avec les doigts sur la peau, ou encore en frappant avec la paume. Keyvan Chemirani joue de tous ces effets en virtuose. De son zarb, il sait tirer des grondements aussi bien que des frémissements. Il joue aussi des balais, d’une manière fine et musclée. Il se révèle pour Benjamin Moussay, non pas un accompagnateur mais un interlocuteur véritable. Le pianiste excelle à passer d’un registre contemplatif à des séquences romantiques flamboyantes, avec des accords plaqués avec tant de force que les touches du pianos semblent des allumettes entre ses mains d’ogre. A certains moments j’ai l’impression que les deux musiciens prennent plaisir à se chahuter. Ils s’entraînent dans des ambiances féroces, énergiques, frémissantes où aucun des deux ne veut être le premier à reculer. Il y a dans leur duo une virtuosité manifeste et une virtuosité cachée, celle des rythmes complexes dont ils se jouent avec malice. On serait bien en peine de trouver un quatre temps dans leurs conversations…

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Le lendemain, vendredi, la journée commence avec la dimension culturelle du festival. C’est une conférence sur la langue basque et ses différents dialectes assurée par un professeur d’université (Xarlex Videgain) et une doctorante (Maitena Duhalde, spécialiste du parler du Labourd côtier). Xarlex Videgain réussit à faire passer certains traits de la langue basque même pour l’absolu néophyte que je suis. Il souligne que le basque est une langue de relations, attentive à spécifier les liens entre les locuteurs: « Dans le verbe, on colle à la fois le sujet, l’objet, et le datif… ». Tout au long des histoires que raconte Videgain, je glane quelques proverbes d’ici qui me réjouissent, « le chat lui a mangé le coeur  » pour dire que quelqu’un a oublié un rendez-vous, « un renard est passé entre eux » pour signifier la mésentente. Je note aussi quelques mots qui me ravissent par leurs sonorités, pinpirin, le papillon, arrango, l’écume, balbara, un banc de poisson (on a l’impression de sentir dans ce mot l’allégresse du pécheur…).

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Le grand moment de la soirée, c’est Ablaye Cissoko, maître de la kora, et son ensemble Constantinople qui réunit un setar (Kiya Tabassian), viole de gambe (Pierre-Yves Martel), et percussions (Ziya Tabassian). La kora, jouée par un virtuose comme Cissoko, est un instrument sorcier. Ses phrases forment des boucles parfaites, plus ou moins longues, et mettent dans un état de béatitude paradoxal car la musique jouée ce soir est très rythmée. Je me régale de très beaux moments où Cissoko installe un ostinato hypnotique à la kora sur lequel le setar vient ajouter ses broderies.

Jardins Migrateurs 094 -® Michael Slobodian

photo: Michael Slobodian

Ce qui est très beau dans la musique jouée ce soir c’est cette complémentarité entre le timbre de la kora (à la fois rêche et fleuri, dont Cissoko fait entendre la matérialité des cordes) et les sonorités moelleuses du setar. Les graves majestueux de la viole de gambe viennent compléter cette pâte sonore. « C’est du miel » dit un spectateur. Ablaye Cissoko, royal, et même papal dans son beau costume traditionnel, octroie beaucoup d’espace à ses amis. Il revient pour le rappel, en feignant de maugréer: « En Afrique, quand c’est fini, c’est fini…Ah, les blancs sont compliqués! ».
Que les blancs soient compliqués, on en a une preuve supplémentaire, si besoin était, lors de la conférence du lendemain, consacrée à la traduction. Elle réunit la poète basque Pantxoa Etxegoin et l’écrivain basque Juan Cruz Igerabide, tous deux traducteurs. Dans son introduction, Beñat Achiary cite Edouard Glissant sur l' »âge du Tout-monde »: « Nous voici dans la nécessité de parler avec les arbres, les animaux, et entre nous, de coeur à coeur » (Beñat Achiary prononce « coeurrr », en laissant résonner ce mot dans sa gorge). Pantxoa Etxegoin a une phrase qui me marque pour dire la subtilité des liens qui attache à une langue (et éloigne aussi d’une autre): « Tout ce qui me paraît érotique en Basque me semble pornographique en Français ». Que la traduction soit affaire intime, Juan Cruz en convient aussi : « Quand je traduis, la tête me tourne… ».
L’après-midi, une ballade musicale champêtre est orchestrée par l’accordéoniste jean-Christian Irigoyen, partenaire et complice de Beñat Achiary qui régale chaque soir le public du festival avec ses petits intermèdes poétiques improvisés. On part dans la forêt.

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Au détour d’un chemin surgissent des duos de musiciens inattendus. Celui entre Bijan Etemad, au setar, accompagné au darbouka par Wadi (j’ai omis de noter son nom) est d’une incroyable intensité. Bijan Etemad se lance dans un chant d’amour persan avec véhémence, presque avec rage. Les oiseaux se taisent, et même les portables. On suit un petit chemin qui longe une source. Il y a des fougères, des chataîgners, et des musiciens qui apparaissent par enchantement…
Et l’on arrive à ce qui restera pour moi le grand moment de ce festival, le projet Haratago autour des chants de bergers basques de la Soule, les basa ahaide (les chants sauvages). Ce projet est mené par Julen Achiary (voix), Nicolas Nageotte (clarinette), bastien Fontanille (vielle à roue), Jordi cassagne (violone). Ces chants sans paroles, dédiés à l’aigle, au choucard, ou au gypaète, sont empreints de noblesse et de ferveur. Ils disent beaucoup sur le rapport à la nature de ces bergers, sur leur capacité d’émerveillement, sur leur sensibilité à la grandeur. Ils n’étaient donc pas seuls dans les estives, ces bergers d’autrefois, puisqu’ils avaient tant de beauté dans leur regard. Traditionnellement, ces chants sont exécutés a capella. Mais Julen Achiary et ses copains ont orchestré ces chants à leur façon en regardant vers l’orient et les Balkans.

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Photo: Haratago Bostmendieta

La voix de Julen Achiary arrive magnifiquement à transmettre cette grandeur. Elle est souple, puissante, mais ne passe jamais en force. Elle a parfois des inflexions de muezzin. Elle semble prendre exemple sur les oiseaux majestueux qu’elle évoque, car elle s’élève par paliers, s’appuyant à la vielle à roue ou à la clarinette comme les aigles s’adossent aux courants d’air ascendants. La relation musicale entre le clarinettiste Nicolas Nageotte et Julen Achiary est magnifique:Tous deux se font la courte échelle pour aller au plus haut des nuées, tous deux déploient leurs ailes.
Après cela, difficile de redescendre sur terre. Mais le groupe suivant est là pour ça. Il s’agit du Kočani orchestra, un gipsy brass band de 10 musiciens macédoniens qui connaît son affaire. Une véritable machine à danser. Dès le premier morceau, tout le monde est debout. je ne peux m’empêcher de penser que cette efficacité a quelque chose d’un peu inhumain, mais je change d’avis lorsqu’à la fin du concert, revenus avec des serviettes autour du cou comme des boxeurs après un combat, les musiciens se mêlent à la foule pour leur donner quelques rasades de danse supplémentaire. La soirée se prolonge très tard (comme chaque soir) avec d’autres orchestres de danse, du forro à la bourée, qui prennent le relais.

On arrive à la fin du festival. C’est dimanche après-midi, les bruits de démontage se font entendre. Ayant repéré sur un mur des portraits des grands du jazz passés par Itxassou (Steve lacy, Jeanne Lee, Michel Portal, Bernard Lubat, Andy Emler…) j’ai eu envie de demander à Beñat Achiary de me raconter quelques souvenirs à leur propos et aussi de parler de son rapport au jazz. L’interview se déroule dans la salle de spectacle qui retrouve progressivement son visage de mur à gauche. Deux amis parisiens, Pierre et Jeanne m’accompagnent. Nous nous asseyons dans les gradins. Beñat Achiary répond aux questions avec la fluidité de ceux qui sont au clair avec eux mêmes. De temps en temps des fulgurances poétiques lui viennent spontanément aux lèvres. Je l’observe depuis quelques jours, je note sa manière de se déplacer comme un danseur, ses antennes pour débusquer et déminer toute forme de tension, sa modestie. Dès qu’un compliment un peu appuyé (par exemple sur son art) montre le bout de son nez, il se carapate, émettant un petit rire en deux syllabes (Hi-Hi) comme un rideau de fumée derrière lequel il s’esquive…
Je l’interroge sur Jeanne Lee et son visage s’éclaire: « Ah, Jeanne lee…je la revois, là (il désigne l’ancienne scène du festival) silencieuse, en train de nous écouter…Je ne pouvais pas savoir qu’elle allait mourir cet été là. Elle a fait un concert à Marciac après être venue ici, et c’était fini. Elle était accompagnée par Alain Jean-Marie et Guillaume Naturel. Sa voix était intacte. Je me souviens de sa classe, et de son phrasé incroyable. Elle était danseuse, aussi. Dans son phrasé, c’est la danse qui parlait… »
Beñat Achiary a été le compagnon de route de nombreux jazzmen français, Bernard Lubat (il fut membre de la Compagnie) ou Andy Emler (il a fait partie du premier Mégaoctet). Je lui demande quelle est sa relation aux standards de jazz. « j’en chante depuis longtemps…(il réfléchit et en cite quelques-uns, ses préférés) When Sunny gets blue…Strange fruit…Django et ses immenses spirales, que j’ai joué si souvent avec Didier lasserre…Wild is the wind…Blasé, toujours bouleversant à chanter…Pareil pour The Meeting que j’ai appris en écoutant Colette Magny…Caravan, toujours si plein de surprises…des gospels…des thèmes d’Ayler…Dans Ayler, comme Moussaron, j’entends Sidney Bechet…J’aime le New Orleans quand il est joué avec feu…Je ne le sépare pas du reste du jazz, depuis longtemps j’ai troué tous ces murs…(il réfléchit) mais j’entends aussi Sylvie, d’Erik Satie comme le plus beau des standards de jazz… ».
Je lui demande comment il improvise sur ces standards: « Je n’improvise jamais sur la grille, même si mon improvisation est mélodique…Avec Andy Emler, par exemple c’est très simple. Il dessine des harmonies, des accords…Il sait quel cheval je peux enfourcher… ». Et sur l’esprit dans lequel il improvise, il ajoute: « Je suis de l’école du non vouloir actif…je travaille pour être visité….mais ça ne veut pas dire qu’on réussisse toujours… ».
Dans une conversation avec Beñat Achiary, la poésie s’invite toujours à la table: « Je ne connais pas de plus court meilleur chemin pour racourcir la distance entre le coeur et le son… ». Beñat achiary raconte qu’il a toujours des livres de poésie au fond de son sac. Et quand on lui demande lesquels, il cite quelques noms d’un trait, sans hésitation, non comme des références lointaines mais comme des amis avec lesquels il aurait dîné la veille: « Garcia Lorca, dont l’oeuvre, en particulier Un poète à New York est fondamentale pour moi, j’ai monté quatre projets en 20 ans autour de ce texte…et puis François Cheng, Pessoa, Saint Jean de la Croix, les poésies populaires basques, Gherasim Luca, les poèmes amérindiens rassemblés par Jacques Roubaud et Florence Delay, Bernard Manciet, Octavio Paz, Henri Bouchard…j’ai faim de tout ça… ».
A la fin de la conversation, je sens une petite lueur d’inquiétude dans son oeil. Beñat Achiary trouve qu’il a trop parlé de lui. Alors il met en avant ses amis et collaborateurs, sa femme Maité qui travaille avec lui, Jean-Christian Irigoyen, Christine Martineau…: « C’est la relation entre nous tous qui fait l’intelligence du projet. on pense tous que la création est des lieux privilégiés de la transmission. De quoi tu as vraiment besoin? Tu ne peux le savoir que si tu crées. Tu ne peux le savoir que par la fringale que ça te procure… »
je redescends de la colline avec mes deux amis. On se dit qu’écouter Beñat Achiary, quand il parle ou quand il chante, ça vaut vraiment le coup. Ensuite, je ne sais plus trop de quoi on a bavardé en arrivant vers le village. De toute façon, pas vraiment besoin de se parler pour savoir qu’on reviendrait à Itxassou.

JF Mondot

Remerciements à Maia Ruiz de Alda, attachée de presse du festival, Maité Etxemendi-Axiari, présidente d’Ezkandrai, qui ont rendu ce reportage possible.