Jazz live
Publié le 17 Oct 2018

Sylvie Courvoisier et Mary Halvorson font Chorus à Lausanne

C’était le 13 octobre dernier, dans le cadre du festival transfrontalier JazzContreband : la pianiste Sylvie Courvoisier et la guitariste Mary Halvorson se produisait sur la scène du Chorus de Lausanne qui fêtera bientôt ses 30 ans. Un compte rendu qui fait écho à un mail enthousiaste envoyé à l’auteur de ces lignes par David Cristol à propos du concert donné deux jours plus tôt par le même duo à Toulouse.

S’il est un(e) guitariste qui pourrait faire débat, c’est bien Mary Halvorson. Débat qui n’a pas lieu, soit parce que ses fans sont majoritaires parmi le public des salles qu’elle fréquente, soit par une sorte d’auto-censure face à l’adhésion qu’elle suscite auprès de ses confrères. J’ai moi-même entendu cette élève d’Anthony Braxton auprès de tellement de musiciens qui ont tout mon respect et mon admiration – Ambrose Akinmusire, Kris Davis, Michael Formanek, Ches Smith… – que, si je m’autorise à donner un avis discordant alors que Jazzmag s’est montré jusque-là très discret à son sujet*, c’est qu’au sortir du concert en duo qu’elle donnait le 13 octobre dernier au Chorus de Lausanne avec la pianiste Sylvie Courvoisier, je trouvais dans ma boîte mail un message dithyrambique de David Cristol* à propos du concert donné par le même duo deux jours plus tôt à Toulouse dans le cadre de Jazz sur son 31 : « Une heure magique, seuls deux-trois spectateurs grognons partis tousser ailleurs au bout de deux morceaux. Pièces diversifiées, compositions imaginatives, hommage à Ornette Coleman, précision, énergie, effets originaux, fins soignées. Tu devrais te régaler… » Vais-je m’identifier à ces grognons grippés ?

Depuis que j’écoute Mary Halvorson, quelque chose m’échappe, me déroute, dans l’appréciation du son de guitare avec ces cordes qui frisent, de son placement rythmique, de son articulation d’un staccato sans accents, de son discours mélodique, où j’imagine qu’il faut voir une sorte de position manifeste de renoncement aux séductions de l’univers guitaristique et des conventions plastiques du swing au nom d’un rejet des stéréotypes. Auquel cas, n’étant quant à moi pas prêt à y renoncer et y trouvant encore de quoi y éviter les stéréotypes, le débat est clos, mais pour avoir un peu échangé avec elle, je ne suis pas certain que ce soit son propos.

Ce qui est plus intéressant, c’est le plaisir que je pris au concert du duo en dépit de mes réserves et en faisant abstraction de leurs causes, à l’instar de l’intérêt suscité par certains dispositifs orchestraux que l’on trouve sur ses disques. Et ce, dès un premier morceau, signé de Sylvie Courvoisier sous le titre La Cigale, où je me surpris à y entendre une évocation du duo Bill Evans / Jim Hall (je pensais tout à la fois à Jazz Samba sur “Intermodulation” pour le jeu et à Interplay sur l’album du même titre pour l’écriture mélodique), avec ce quelque chose de Lennie Tristano, une sorte d’élan que l’on peut y entendre sous les doigts d’Evans, et ce son hybride entre la caisse de guitare et son ampli qui ira chez ce dernier en s’accentuant au fil des âges, jusqu’à privilégier dans des musiques toujours plus abstraites la sonorité aigrelette des guitares électriques jouées “à sec” (c’est alors plutôt aux derniers duos avec Kenny Werner qu’il faudrait se référer).

Cette première surprise passée, c’est le travail collectif – sur la combinaison des timbres et des discours dans la logique des développements improvisés – qui impressionne et permet de faire abstraction des réserves soulevées plus haut (sauf peut-être dans les unissons piano-guitare où, subsistant sur le clavier de beaux restes de cette plastique du swing, j’entends une sorte de divorce d’avec la guitare). Et c’est là qu’Halvorson emporte le morceau, par tout un jeu coloriste entre pédale de delay et pédale de volume dont elle tire des effets de dérèglements des timbres et des hauteurs, parfois en d’ahurissants glissandi, qui s’apparentent à ce que l’on pourrait tirer d’un ring modulator. On y trouve sinon de l’humour, du moins une grande fantaisie, voire du drame, Sylvie Courvoisier jouant également de sa palette sonore hors du clavier, par l’introduction d’objets posés ou glissés sur les cordes dont le résultat sonore peut s’avérer tellement inattendu qu’on cherche du côté de la guitare avant de comprendre ce qui se trame à l’intérieur du piano. À l’écoute des étranges déphasages à laquelle est soumise la comptine de Mary Halvorson Double Vision, je me demande si ce n’est pas là le lapin à la poursuite duquel m’introduisant dans son terrier je serais destiné à me laisser conquérir par un pays des merveilles que je n’avais pas soupçonné jusque-là. Je sors de ce concert sinon totalement conquis du moins suffisamment charmé y revenir. Quant à Sylvie Courvoisier, je découvre qu’elle jouera en trio avec Evan Parker et Ikue Mori. J’y serai  ! • Franck Bergerot

* À l’occasion du passage de Mary Halvorson, David Cristol a mis en boîte un blindfold test pour Jazz Magazine.