Jazz live
Publié le 20 Mar 2020

À l’affiche du 19 mars : Count Basie et Billie Holiday à l’Apollo

Coronavirus oblige, voici ces pages réduites au silence qui a gagné les salles de concert. Mais un 19 mars sans concert, c’est trop triste. Remontons le temps jusqu’au 19 mars 1937. Ce soir-là, l’orchestre de Count Basie faisait son premier Apollo avec sa nouvelle recrue, Billie Holiday.

La route fut longue des cinémas de Red Bank où, né en 1904, Count Basie fit ses débuts, à ce premier soir à l’Apollo de Harlem. De Red Bank à New York City à vol d’oiseau, il n’y a pourtant que Lower Bay à traverser. Certes, par voie de terre, une bonne soixantaine de miles (près de 100 kilomètres), qui ne l’empêchèrent pas de fréquenter à vingt ans les as du piano stride : James P. Johnson, Fats Waller, Willie “the Lion” Smith, Luckey Roberts… Mais son destin exigeait un long détour : les tournées sur le réseau du music hall noir l’amenèrent à Kansas City où il joua pour les Blue Devils de son futur contrebassiste Walter Page, puis dans le big band de Bennie Moten au sein duquel il enregistra quelques chefs d’œuvre le 13 décembre 1932 (Toby, Moten Swing, Lafayette).

Prises de pouvoir
En 1933, l’orchestre connut une scission, Count Basie prenant la direction des dissidents au Cherry Blossom de Kansas City où il fut rejoint par Lester Young. C’est là à qu’un beau soir de fin 1933, Lester Young mit Coleman Hawkins en déroute, lors d’une mémorable bataille de ténors qui se termina au lever du jour. Lorsque le nouvel orchestre quitte une première fois sa ville d’attache pour deux mois au Sam Baker’s Terrace Gardens de Little Rock, il est constitué de Joe Keyes, Hot Lips Page, Dee Stewart (trompette), Dan Minor (trombone), Lester Young, Buster Smith, Jack Washington (saxes), Count Basie (piano), Claude McTear (guitare), Jimmy Rushing (chant) et déjà le carburateur rythmique de la musique de Count Basie : Walter Page (contrebasse) et Jo Jones (batterie). Mais l’orchestre ne survit pas à son engagement à Little Rock et Count Basie rejoint son ancien patron. Lorsque ce dernier succombe à une opération chirurgicale au printemps 1935, Basie se voit offrir une place de chef d’orchestre au Reno Club de Kansas City pour lequel il réunit quelques anciens compagnons de route et où il est rejoint par Lester Young, passé par New York pour un engagement peu concluant au sein du Fletcher Henderson Orchestra au pupitre de Coleman Hawkins parti ruminer sa défaite en Europe en 1934.

Débuts difficiles à Chicago
A partir de 1936, la prestation de Count Basie and his Barons of Rhythm est diffusée par la radio X9XBY, et un beau soir de février, John Hammond – producteur, journaliste, jazzfan militant –, quittant la prestation de l’orchestre de Benny Goodman au Congress Hotel de Chicago, allume son autoradio et tombe sur la retransmission en direct du Reno Club. Désormais, il n’aura de cesse de faire connaître son nouveau poulain, le présentant notamment à Willard Alexander de l’agence artistique MCA. Le 2 novembre, les Barons du rythme prennent la route aussitôt après avoir joué en ouverture de Duke Ellington au Paseo Hall. Direction Chicago où, le lendemain soir, l’orchestre connaît des débuts difficiles au Grand Terrace Café, avec la tâche délicate pour un orchestre de club, de jouer dans le cadre d’un show. À la demande d’Alexander, l’orchestre a augmenté ses effectifs et a dû s’adapter sans partition. Or, Buster Smith, pour bonne part responsable de ces arrangement oraux (head arrangements) a quitté l’orchestre. Un journaliste du Metronome reconnaît la qualité de son swing mais décrète qu’il joue faux : « Le swing, c’est le swing. Mais la musique, c’est la musique. » John Hammond avoue lui-même : « Je suis encore étonné qu’ils n’aient pas été virés. La moitié de l’orchestre ne savait pas lire la musique. Ils avaient peu d’arrangements en propre et peinaient à travers les ceux du show, mais les danseuses aimaient l’orchestre, parce que c’était facile de jouer sur sa musique. Jo Jones était lui-même danseur et il savait s’y prendre. »

Lady be good
Un noyau dur va pourtant graver pour Vocalion deux 78-tours historiques Evenin’Shoe Shine Boy et Boogie Woogie (I May Be Wrong)Lady Be Good. En face A, le blues incarné par la tessiture sans âge de Jimmy Rushing, en face B des instrumentaux dont les solos de Lester Young glissant sur le tapis rythmique tiré par Walter Page et Jo Jones seront appris par cœur par plusieurs générations de jazzmen qui se les chanteront entre eux avant de monter sur scène, sur la route ou seuls le matin devant le miroir de leurs salles de bains.

Le Roseland Ballroom n’a pas été réduit en cendres
Le 4 décembre, les Barons du rythme quittent Chicago et gagnent New York par étapes, jouant de ville en ville. Le 24 décembre, ils sont sur la scène du Roseland Ballroom, sur Broadway au nord de Times Square. Cette grande salle de bal, ouverte en 1919 avec l’orchestre blanc de Sam Lanin, présente depuis 1923 une formation blanche et une noire à la même affiche, d’abord avec Armand Piron et son New Orleans Jazz Orchestra, puis en 1924, Fletcher Henderson qui en fit sa rampe de lancement. Mais le public, lui, est exclusivement blanc ! Count Basie compense cette frustration en allant jouer pour les danseurs noirs au Savoy Ballroom de Harlem, une fois sa prestation terminée en début de soirée. Néanmoins, il apprécie l’accueil que lui fait le “visage pâle” Woody Herman qui l’a précédé là avec son jeune big band et qui partage désormais l’affiche avec lui. Mais la critique reste impitoyable : « On nous avait dit que l’orchestre de Count Basie allait réduire le Roseland en cendres ? Eh bien, il est toujours debout. – Vous ne me croyez pas si je vous dis que cet orchestre joue faux ? Ecoutez donc sa section de saxophones. » Le journaliste du Metronome qui les avait entendus à Chicago reconnaît la qualité des solistes mais trouve que l’orchestre sonne mal et que le répertoire est faible, ce malgré le soutien de Fletcher Henderson qui n’a cessé de leur fournir des arrangements depuis l’époque du Reno Club. Le 21 janvier 1937, au cours d’une séance assez médiocre, Basie enregistre les quatre premières des vingt-quatre faces qu’il doit fournir à Decca dans le cadre d’un contrat très indélicat qu’il a signé en toute candeur avant de quitter Kansas City.

Les bonnes idées de John Hammond
L’orchestre n’a pas encore trouvé son premier alto. En revanche, il ne va pas tarder à trouver, son guitariste. John Hammond qui ne cesse d’avoir des idées, de prendre des initiatives, de mettre les uns en contact avec les autres, lui présente Freddie Green : « Nous avons juste joué une chanson, quelques chorus, et lorsque j’ai entendu ça, j’ai su que c’était tout ce dont j’avais besoin. » Les quatre temps de Freddie à l’unisson de la contrebasse, resteront indissociables du son du Count Basie Orchestra. Le 28 février, rentrant d’un engagement de trois semaines à Pittsburgh, Count Basie trouve John Hammond dans le hall du Woodside Hotel de Harlem où l’orchestre est logé. Il veut absolument lui faire entendre une chanteuse et l’entraine à quelques rues de là, au Clark Monroe’s, un lieu dont le pianiste ne peut se douter que quatre ans plus tard Kenny Clarke, Thelonious Monk, Charlie Christian et Dizzy Gillespie y tiendront le premier laboratoire du bop, mais où il se souvient avoir joué dans les années 20, lorsqu’il s’appelait encore le Barron’s Club et que Bricktop y était la chanteuse. Mais lorsqu’il découvre Billie Holiday, « c’était quelque chose. Elle m’a tourneboulé. C’était une femme très très attirante. Et quand elle chantait, c’était un style complètement différent. Je n’avais jamais rien entendu de tel. J’ai aussitôt dit à John que je la voulais. C’était l’idée qu’il avait en tête. » Le 14 mars, Billie Holiday fait ses débuts avec l’orchestre à l’Enna Jettick Park de Binghamton.

Le pari de l’Apollo
Et ça tombe plutôt bien ! En effet, Willard Alexander vient de signer l’orchestre pour une semaine à l’Apollo Theatre de Harlem, obtenant un très bon cachet et un important effort promotionnel. Construit en 1914 à l’endroit d’une salle de bal inaugurée en 1866 sous le nom d’Apollo Hall, il offrit dans un premier temps, à un public exclusivement blanc, des spectacles du genre vaudeville sous l’appellation d’Hurtig and Seamon’s New (du nom des producteurs Jules Hartig et Harry Seamon). Après un relatif abandon au début des années 1930, il est repris par Sidney Cohen, propriétaire d’autres théâtres, qui le réaménage et le rebaptise Apollo Theatre. Ouvert le16 janvier 1934, il vise désormais le public noir devenu majoritaire à Harlem. Il entre ainsi en concurrence avec le Lafayette et l’Harlem Opera House, fusionnant avec ce dernier. À la mort de Cohen en 1935, Frank Schiffmann en prend la direction qui achève d’en faire le grand théâtre populaire noir de New York. Ce qui fait dire à John Hammond : « Du Roseland à l’Apollo, ce fut un test crucial pour Count Basie. Le public de l’Apollo pouvait faire la réputation d’un orchestre débutant ou l’anéantir. Pour un orchestre noir, faire l’Apollo pouvait lui garantir le succès auprès des Noirs sur tout le territoire. »

« Ce n’est pas le blues, je ne sais pas ce que c’est »
L’orchestre s’est fortifié, désormais ainsi constitué : Buck Clayton, Ed Lewis, Bobby Moore (trompette), Dan Minor, George Hunt (trombone), Caughey Roberts (sax alto), Lester Young Herschel Evans (sax ténor), Jack Washington (sax baryton), Count Basie (piano), Freddie Green (guitare), Walter Page (contrebasse), Jo Jones (batterie), plus Jimmy Rushing et Billie Holiday. En 1937, Billie Holiday n’est pas une inconnue à l’Apollo. Un beau jour de 1935, Ralph Cooper le fondateur et animateur de l’Amateur Night du mercredi à l’Apollo s’était arrêté au Hot-Cha Bar and Grill où chantait Billie Holiday. Captivé, il en avait parlé à Schiffmann : « Tu n’as jamais entendu chanter aussi lentement, aussi nonchalamment, avec une espèce d’étiolement… Ce n’est pas le blues. Je ne sais pas ce que c’est, mais tu dois l’écouter. » Le patron fit confiance au flair de son partenaire et engagea la chanteuse pour la semaine du 19 avril. Cooper la fit répéter avec l’orchestre pour qu’il se familiarise avec ses arrangements de Them There Eyes et If the Moon Turns Green. Paralysée par le trac, elle fut gentiment poussée sur la scène par l’acteur Pigmeat Markha, mais une fois sous les projecteurs, elle se reprit, bientôt surprise par les rappels de la foule, auquel elle répondit en ajoutant à son tour de chant The Man I Love, avant de regagner les coulisses sous un tonnerre d’applaudissement.

Billie, au-dessus d’Ella
Aussi, Count Basie ne se trompe-t-il pas en disant que la présence de Billie Holiday dans son orchestre fut un facteur important de réussite. Curieusement, elle n’apparaît par dans le matériel publicitaire de l’époque, où l’on peut lire : « Benny Goodman recommanded them – Don’t miss the Unbeatable Mastter of Swing, Count Basie and his Orchestra, and the Great Leonard Harper Revue with Jeni Le Gon » Etait ensuite déclinée en plus petits caractères la liste suivante : Derbie Wilson, Smith & Rogers, Lucille Howard, 3 Dixie Troubadors, James Rushing, John Mason, Monte Hawley, Apus Brooks, Cotton Club Boys, The Harperettes. Pas une mention de Billie Holiday… À l’inverse, on put lire dans le New York Age : « La plus belle chose à l’Apollo cette semaine, ce n’est pas rocking rhythm de cet aristocrate du swing, Count Basie. Ce n’est pas la svelte et gracieuse Jeni Le Gon à la peau de bronze. Ce n’est pas même le swing clamé par Jimmy Rushing. La sensation du spectacle, c’est la statuesque et effervescente Billie Holiday que, bravant la controverse, nous osons placer au-dessus d’Ella Fitzgerald. »

Dans la fosse
Mais pour Count Basie et son orchestre, l’affaire n’est pas gagnée. L’orchestre doit ouvrir la soirée dans la fosse en jouant l’indicatif de l’Apollo I May Be Wrong, but I Think You’re Wonderful. Puis il doit accompagner différents numéros qui se jouent sur scène. Le directeur musical, Tom Whaley, devait faire répéter par l’orchestre les morceaux pour chacun d’eux, afin de tout synchroniser, mais les jours de première, il était trop occupé, courant en tout sens à tour vérifier : « Pauvre Tom, paix à son âme! Nous avons joué le morceau du premier grand numéro comme nous l’avions répété. Mais lorsque se sont succédées toutes ces attractions de transition, comme les démonstrations de claquettes, toutes ces petites choses que faisaient les filles avant le grand tableau suivant, nous avons joué nos propres arrangements. Lorsque par exemple était prévu Honeysuckle Rose, nous jouions quelque chose avec le même nombre de mesures, mais en y mettant notre propre touche. Et le vieux Tom n’en croyait pas ses oreilles. Imaginez sa tête ! Il a fini par exploser et je suis sûr que le public des premiers rangs pouvait l’entendre. Mais l’orchestre était dedans, les danseurs aussi, tout comme le public. Et à la fin, ils ont été rappelés. »

Sueurs froides
Pendant la projection de Great Guy avec James Cagney, le film de la semaine et de différents couts métrages et bandes annonce permettant aux artistes de se reposer, l’orchestre peut s’installer sur la scène même. Et au moment de reprendre, Basie attend sur le côté le moment de rentrer, d’autant plus terrorisé que derrière lui un employé du théâtre commence à se moquer à voix haute : « Et maintenant, voici le grand Count Basie de retour. Eh bien, je veux entendre ça. Voyons ce qu’il est venu faire à New York. Je ne voudrais pas rater ça. Hey, il peut bien me regarder. Je suis là pour voir ce qui va arriver lorsque le grand Count Basie va rentrer sur scène. Allez vas-y. Ce n’est pas la peine de me regarder ainsi. Allez, on y va. On va voir maintenant ce que le grand Count Basie va savoir faire à l’Apollo de New York City. Allez tous en scène. Rideau ! »
La mort dans l’âme, Count Basie s’avance sans voir le micro qui surgit du plateau et qu’il empoigne plein de graisse. Il n’a encore rien vu. Il n’a pas réalisé que le praticable sur lequel est installé l’orchestre est mobile et commandé en régie. Lorsqu’il rejoint le micro pour annoncer le morceau suivant, toujours un peu embarrassé dans ce genre d’exercice, au moment de se retourner vers le piano pour lancer l’orchestre, il voit l’un et l’autre s’éloigner, l’obligeant à courir pour le rattraper et sauter sur l’estrade afin de plaquer le premier accord, sous les rires du public.

Plus rien ne pourra l’arrêter
Par bonheur, on n’est que le 19 mars. Il a encore jusqu’au 25 pour s’habituer à l’infernale machinerie. Et à la fin de l’engagement, John Hammond pourra dire : « Basie a passé le test. C’est parti, plus rien ne pourra l’arrêter. » Dès le 26, l’orchestre est en studio, le 1er avril il est au Savoy Ballroom pour deux semaines, les engagements new-yorkais (notamment à l’Apollo) et les tournées s’enchainent, le 16 janvier 1938 il remporte la bataille d’orchestre contre Chick Webb chez ce dernier, au Savoy ! La section de trombones s’élargit à trois pupitre avec Eddie Durham qui arrive avec des arrangements plein les poches (les succès de 1932, c’était déjà lui !), Harry Edison prend la place de Bobby Moore et lorsque l’orchestre s’installe sur la scène du Famous Door, dans la 52ème rue, le 11 juillet 1938 pour quatre mois, on peut vraiment dire que plus rien ne pourra l’arrêter. Franck Bergerot
Renseignements, anecdotes et citations d’après les livres suivants :
The Autobiography of Count Basie, Albert Murray, Da Capo Press
Count Basie, Swingin’ the Blues 1936-1950, Ken Vail, Scarecrow Press (Jazz Itineraries)
Show Time at the Apollo, Ted Fox, Mill Road Enterprises
John Hammond on Record, Irving Townsend, Penguin Books