Jazz live
Publié le 12 Fév 2019

André Francis “Je suis incapable de me limiter à une seule chose”

Il y a sept ans, André Françis accordait à Pascal Rozat un long entretien pour un dossier consacré à l’année 1958. En puisant dans sa mémoire vive, cet irremplaçable militant et témoin du jazz nous avait fait revivre à sa manière un certain âge d’or.

La tour du 15ème arrondissement parisien dans laquelle André Francis nous reçoit n’existait pas en 1958, pas plus que la Maison de la Radio qui lui fait face sur la rive opposée de la Seine. André Francis, lui, était déjà bel et bien là, s’employant à défendre le jazz sur les ondes comme il le faisait depuis 1947. Pour Jazz Magazine, il évoque sans nostalgie ses souvenirs en s’aidant d’une madeleine bien à lui : les petits carnets dans lesquels il consignait scrupuleusement tous les enregistre- ments qu’il réalisait. Mais chut… on enregistre !

Dans un article paru dans le Jazz Magazine de février 1958, Leonard Feather écrivait que 1957 avait été « la meilleure année pour le jazz ». Avec le recul, en diriez-vous autant de 1958 ?

Pour ce qui est de la France, il me semble en effet qu’il y a eu pas mal de concerts intéressants cette année-là, mais finalement beaucoup moins que vingt ans plus tard, dans les années 1970 !

Professionnellement, où en étiez-vous cette année-là ?

En 1956, lors du lancement de Pour ceux qui aiment le jazz sur Europe n° 1, Frank Ténot m’avait proposé de présenter l’émis- sion avec lui, mais j’étais alors sous contrat avec Radio Tanger International, dont j’étais le directeur artistique, de sorte que j’avais dû refuser. Ça a donc été Daniel Filipacchi ! [Dans sa récente autobiographie, notre chairman emeritus rapporte au contraire que c’est lui qui avait été sélectionné en premier et qui avait choisi Frank Tenot comme co-animateur – NDLR] Quand je suis rentré du Maroc, j’ai recommencé à travailler pour la RTF, où je m’occupais des nouveaux programmes en modulation de fréquence. J’avais toute liberté de faire ce que je voulais, mal- heureusement il n’y avait guère d’auditeurs, car tout le monde était encore équipé de récepteurs à grandes ondes et ondes moyennes ! Le samedi, j’animais des émissions de jazz avec André Clergeat, et avant lui avec Hubert Damisch, un saxopho- niste ténor qui jouait du bop au Sully d’Auteuil, et qui est aujourd’hui directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales. J’avais aussi des émissions sur Paris-Inter, comme Fortune du jazz, Les maîtres du jazz… En cette année 1958, j’ai enregistré quarante-cinq concerts pour la radio publique : c’est quand même important, même s’il s’agis- sait la plupart du temps d’orchestres français.

C’est aussi l’époque de vos premières apparitions télévisées, dans les émissions de Jean-Christophe Averty.


Vraiment ? Je croyais que c’était plus tard !

1958, c’est bien sûr la fin de la IVe République et le début de la Ve, sur fond de guerre d’Algérie. Ces événements ont-ils eu une quelconque répercussion sur votre activité ?

Le pouvoir politique a certes changé, et avec lui la direction de la radio-télévision – de toute façon, elle changeait déjà tous les un à deux ans ! Les directeurs ne connaissaient rien au jazz, qui était une sorte de petite province marginale. Comme il y avait des auditeurs et qu’on enregistrait des concerts avec un public nombreux qui applaudissait, ils ne sont pas allés y voir de plus près et m’ont laissé faire ce que je voulais, peut-être pas autant que ce que j’aurais voulu, mais enfin…

À l’époque, les disques américains paraissaient souvent avec un certain retard en France. Comment vous teniez-vous au courant de ce qui se passait aux États-Unis ?


En fait, c’était surtout les grandes maisons qui traînaient pour éditer les disques : Columbia, His Master’s Voice, Decca… Il y avait en revanche une bataille ardente entre Vogue et Barclay – qui distribuait notamment Atlantic – et c’était à qui sortirait ses nouveautés américaines le premier. En général, ça ne prenait pas plus de trois ou quatre mois, je n’ai donc jamais eu de problème pour alimenter mes émissions en enregistrements récents. Et si par hasard il nous manquait quelque chose, on pouvait toujours se faire prêter un ou deux disques par Sim Copans de La Voix de l’Amérique, qui était l’efficacité et la générosité même. 

À ce moment-là, le milieu du jazz français, dont vous faisiez partie, était encore un petit monde, non ?
Pas tant que ça, finalement. La scène était quand même très riche : il y avait Claude Bolling, Jean-Claude Fohrenbach, Henri Renaud, Barney Wilen… Beaucoup de musiciens souvent injustement oubliés de nos jours. Et Paris a accueilli de nombreux Américains à l’époque : Jimmy Gourley, dont on ne parle jamais, Art Simmons, Lucky Thompson… sans oublier le magnifique quintette de Donald Byrd et Bobby Jaspar, qui est resté au moins six mois en France cette année-là.

J’imagine que vous sortiez beaucoup ?

Bien sûr ! À ce moment-là, Paris comptait bien une dizaine de clubs : le Tabou, le Club Saint-Germain, les Trois Mailletz, le le Mars Club, le Chat qui pêche, le Blue Note, qui venait juste d’ouvrir… Mais on pouvait aussi écouter du jazz dans de grandes salles de concert. Il y avait par exemple la Nuit du jazz à la Salle Wagram, qui a été organisée pendant des années par Charles Delaunay en décembre : tous les musiciens professionnels venaient y jouer ! Je me rappelle aussi de Duke Ellington à l’Alhambra, de Jimmy Rushing au Salon de la Radio, où j’orga- nisais tous les soirs des concerts au mois de septembre…

Du point de vue de la réception du jazz par le grand public, on a l’impression d’une période charnière : la vogue du revi- val Nouvelle-Orléans était plutôt en recul, tandis que le rock’n’roll s’apprêtait à prendre la relève…

Il est certain que la mort de Sidney Bechet l’année suivante a marqué la fin d’une ère. Je me souviens encore de son dernier concert, le 20 décembre 1958 à la Nuit du jazz. Lui que je considérais comme le lyrisme offert au monde entier, il était là, abattu, tremblant, très affaibli par le cancer du poumon qui allait l’emporter. Mais il soufflait quand même !

D’un autre côté, il y avait aussi le formidable succès populaire des Jazz Messengers d’Art Blakey, un moment assez unique dans l’histoire du jazz moderne, non ?


Je ne pense pas. Il me semble que celui qui a su rassembler le plus large public autour du jazz moderne en France, c’est Dizzy Gillespie, qui est venu bien plus souvent, avant et après 1958. Simplement, Art Blakey a profité du succès de la Blues March. Et puis, il y avait aussi le Modern Jazz Quartet, qui venait d’enregistrer la musique du film Sait-on jamais ?, et qui s’est produit au Théâtre des Champs-Élysées le 11 février. À mon avis, leur musique communicative flirtant avec le classique a touché plus de public cette année-là que celle des Jazz Messengers, d’autant que leurs disques étaient très bien distribués.

 Quand on écoute les enregistrements des concerts d’Art Blakey au Club Saint-Germain, on a quand même l’impres- sion d’une ambiance, d’une ferveur exceptionnelles, non ?

Vous savez, le Club Saint-Germain n’était pas très grand, mais c’était une cave voûtée qui résonnait beaucoup : il suffisait qu’il y ait trente personnes pour qu’on ait l’impression qu’il y en avait cent-trente !

1958 a aussi été marqué par les derniers concerts de Billie Holiday, à l’Olympia puis au Mars Club. Ces prestations ont laissé des souvenirs assez partagés, entre certains qui y voyaient un naufrage et d’autres une sorte de miracle. Comment les avez-vous vécus ?

Disons qu’elle était un peu l’ombre d’elle-même, mais il y a des ombres qui sont plus lumineuses que d’autres… On l’écoutait avec le cœur plus qu’avec les oreilles : on savait d’où elle venait, on connaissait sa vie. Je me souviens d’elle sur la toute petite scène du Mars Club, parée de bijoux en or et argent qu’une orfèvre suédoise avait réalisés spécialement pour elle. Elle était magnifique. En ce qui concerne le concert de l’Olympia, je sais que nous l’avions enregistré pour la radio. Une dizaine d’années plus tard, j’ai voulu rediffuser ces bandes, et je suis donc allé aux archives de l’ORTF, qui se trouvait alors rue de l’Université : elles étaient introuvables. « Si on devait garder tous vos nègres ! » Voilà ce qu’on m’a répondu…

Autre événement majeur de l’année : la seule et unique édition du festival de jazz de Cannes, du 8 au 13 juillet…


En effet. L’initiative en revient à une certaine Yvonne Blanc, une dame de la bonne société qui jouait correctement au piano le jazz swinguant de l’avant-guerre. Elle vivait entre Paris et Cannes, et son mari était suffisamment fortuné pour lui permettre de se consacrer à sa passion. Je me souviens d’une grande soirée orga- nisée pour la clôture du festival dans sa villa, qui était envahie de journalistes, de pseudo-journalistes, d’aspirants journalistes… Nous devions être quatre-cents ! C’est donc elle qui avait eu l’idée du festival, et elle en avait confié l’organisation à Charles Delaunay, qui avait fait venir des États-Unis des vedettes sous contrat avec Norman Granz, en partenariat avec le festival de Knokke-le-Zoute, en Belgique. Il y avait Roy Eldridge, Dizzy Gillespie, le MJQ, Stan Getz, et surtout Ella Fitzgerald. Mais quand je revois la programmation, je me dis que c’était un peu n’importe quoi : le 10 juillet, par exemple, Ella était programmée en milieu de soirée, entre Teddy Buckner et Claude Luter… Et la dernière soirée mélangeait tous les artistes du festival. C’était dingue ! Parmi les souvenirs marquants, il y a le concert commun du MJQ et du Jazz Group d’André Hodeir, qui s’étaient déjà produits ensemble l’année précédente à Donaueschingen, en Allemagne. Il y avait également le tentette de l’excellent arrangeur Christian Chevallier, qui avait d’ailleurs quasiment la même composition que l’orchestre d’Hodeir, à deux musiciens près. Globalement, ce sont les dernières soirées, centrées sur le jazz moderne, qui m’avaient le plus intéressé. 

En conclusion : si vous ne deviez garder qu’un seul souvenir de 1958 ?

S’il fallait choisir, je dirais la soirée du 12 juillet à Cannes, avec Martial Solal, Stan Getz, Dizzy, le MJQ… C’était pour moi le plus beau concert, parce qu’il répondait vraiment à une actualité. Mais je suis incapable de me limiter à une seule chose : je suis trop gourmand ! •