Jazz live
Publié le 6 Août 2019

Après le Tremplin européen, l’Avignon Jazz Festival au cloître des Carmes…

Alors que le Sud demeure en état d’alerte face aux incendies, la Provence mérite son nom de terre de festivals, d’Aix à Avignon sans oublier Orange et ses Chorégies, créées en 1869. C’est en ce début de week end de migrations estivales, que débute la 28ème édition de l’Avignon Jazz Festival.

AVIGNON JAZZ FESTIVAL 2019, 28 ème édition

Alors que le Sud demeure en état d’alerte face aux incendies, la Provence mérite son nom de terre de festivals, d’Aix à Avignon sans oublier Orange et ses Chorégies, créées en 1869. C’est en ce début de week end de migrations estivales, que débute la 28ème édition de l’Avignon Jazz Festival.
La ville tente de revenir à elle-même après le marathon théâtral de juillet, elle est encore traversée par des vagues de touristes étrangers qui n’ont pas peur de la sillonner, cherchant l’ombre dans les ruelles désertées.

Au Cloître des Carmes, une équipe épatante de bénévoles emmenée par Jeff Gaffet, se déploie sur tous les fronts, pour la balance, au pic de la chaleur, à la buvette, au catering, à la technique, sans oublier les 3 chauffeurs et les 4 photographes. Tous fidèles en dépit des fragilités inhérentes à une organisation dépendant des subventions et des partenaires. Le président Michel Eymenier, l’un des fondateurs du tremplin en 1992, est le programmateur-présentateur en compagnie de son co-directeur Gilles Eloi.

Le Tremplin jazz européen (https://www.tremplinjazzavignon.fr) a ouvert cette année les festivités, en prologue du festival et Franck Bergerot vous a livré son ressenti. Je prends sa suite pour évoquer les deux dernières soirées des 3 et 4 août derniers.

Samedi 3 août: cloître des carmes, 20h30.

SIMON BELOW QUARTET

Le vainqueur du Tremplin a le privilège d’enregistrer l’année suivante à la Buissonne, avant de se produire sur la scène du Cloître des Carmes, en première partie (on disait “vedette américaine” au siècle dernier) d’un des groupes du festival. Nous retrouvons donc avec curiosité le Simon Below Quartet, groupe de jeunes Allemands de Cologne ( bientôt il sera inutile de préciser, tant cette ville est le vivier de toute une génération de jeunes talents qui connaissent l’histoire du jazz, s’ y abreuvent et s’y ressourcent).
Ils nous avaient impressionné l’an dernier par un son de groupe précis, la qualité poétique de leur musique, avec des ruptures de rythme, des glissements au sein d’un même morceau, de la ballade au free. Les mélodies empruntent un chemin quelque peu brisé, se frayant des passages entre les genres, au gré d’une improvisation sensible et très suggestive.

Dès le début du programme, une ballade “Wasserschema” met en évidence les qualités du saxophoniste alto Fabian Dudek , sa belle présence. Avec autorité et assurance, tout au long du set, il maniera le chaud et le froid, jouant de contrastes très affirmés, éructant de belle manière, vrombissant du côté de chez Ayler dans ses embardées de free, ou soutenant au soprano les évocations impressionnistes du pianiste. Constamment inventif, les arpèges de Simon Below se transformant en accords bien frappés, dressant des tableaux sonores aux accents raveliens où s’entendent des échos de Bill Evans et de Paul Bley. Des titres très simples, “Quinte”, “Raindrops” rendent pourtant la fluidité de cette musique inspirée de la forme de l’eau jusqu’au dernier titre, dans la continuité la plus classique, “Melodie in Nebel”.(brouillard)
Un programme très bien construit, maîtrisé à la perfection après deux jours de studio, de l’impressionnisme exalté par une abstraction lyrique free.
Le choix de l’an dernier est ainsi conforté, constatation non exempte de quelque satisfaction. Promesse tenue…

Tout est maintenant en place pour le grand concert du festival, le Sfumato quintet d’Emile Parisien avec en invité d’honneur Michel Portal.
Performeur populaire, le saxophoniste et sa troupe ont l’art de jouer pour le grand public en ne transigeant jamais sur la qualité de la musique et de l’engagement. Emile Parisien ne s’inscrit pas nécessairement dans une avant-garde contestatrice, parfois décevante mais développe une musique « moderne », actuelle qui ne tricote jamais de clichés. Un mouvement permanent qui n’est pas insurrection mais qui tourne avec une sensualité lumineuse. De la poésie sonore, par vagues tourbillonnantes ou délicats contours, sfumatos, même si l’emporte l’ardeur de la musique.

Le jeune saxophoniste, qui participe à une dizaine de projets, a raflé tous les prix ces derniers temps. Ce qui se comprend quand on entend un concert comme celui de samedi soir. Parisien a l’humilité des grands, il sait créer un lien osmotique, en tenant son groupe: chacun donne la pleine mesure de son talent et de son désir. Le propos et la forme qui en découle répondent à une nécessité profonde.
Ainsi, le saxophoniste jouera moins mais écoutera beaucoup, galvanisé par ce qu’il saisit de ses complices, de cette fratrie musicienne.


Roberto Negro a la tâche, tout de même difficile, de remplacer Joachim Kühn, à l’origine du projet de Sfumato (Parisien est allé jusqu’à Ibiza pour le rencontrer, d’où les « Balladibiza »), auteur de “Missing page” en tout début, juste après un “Préambule” collectif, merveilleuse mise en bouche ou “Arôme de l’air” en fin de concert.
Quand Roberto se déchaîne, il n’a presque pas de limites, avec un sens infaillible du rebond. Il suit, soutient, appuie quand il ne précède pas le mouvement, ne s’abandonnant jamais à des épanchements pianistico-romantiques.
Pas de rivalités d’égos qui, on le sait ne sont pas égaux, chacun joue comme il est, avec un engagement et une vitalité de tous les instants, une parfaite écoute musicale; c’est toujours un régal que de voir notre Portal inquiet,

ne se sentant pas toujours à sa (bonne) place, remis sur les rails par son jeune partenaire (ils ont plus de quarante ans de différence) qui, avec une déférence admirative,

l’invite à entrer dans la danse. Alors Michel Portal, rasséréné, se redresse et joue, ragaillardi, souffle dans son bec, tape du pied et sourit. La chorégraphie des deux soufflants s’ajuste, élégante et synchrone.


Le guitariste Manu Codjia que j’ai vu débuter, il y a près de vingt ans, dans les Spice bones est lui aussi emporté par cet élan: il livrera l’un des solos les plus exaltants, brûlants, faisant pleurer le blues dans la suite expressionniste en 3 actes qui est le morceau de bravoure de ce projet. Cette improvisation collective, créée avec le premier quartet de Parisien, il la reprend, la retravaille depuis, ne serait-ce pas son “Favorite things”?
“Le clown tueur de la fête foraine”, caustique et bigarré, raconte une histoire, déroule le fil d’un spectacle de cirque. La piste où évoluent trapézistes, clowns, freaks peut être, devient l’arène de la corrida, où se joue un drame, secoué des entrées fracassantes qu’exige le scénario.
La section rythmique, haletante, est plus qu’efficace: Florent Nisse et Mario Costa relancent infatigablement et le batteur intrépide aura aussi tout son temps pour un long solo, exhalant vigueur et santé.

Je me souviens, non sans plaisir que Florent Nisse et Roberto Negro sont venus au tremplin, il y a une petite poignée d’années et quand on voit le chemin parcouru, on se dit que le contrat est rempli avec éclat…
Le public demande un rappel : ce sera “Poulp” où le groupe nous la joue perturbé au départ, comme si l’animal commençait à se déplier avant de swinguer de toutes ses tentacules.

Dernier jour du festival : dimanche 4 août

Le rythme ne faiblit pas dans le bataillon des bénévoles, même si la fatigue se fait sentir. Les deux concerts de cette dernière soirée ne vont pas décevoir tous ces « gentils membres » qui s’affairent pour que la fête continue.

NEFERTITI QUARTET

On ne dira jamais assez tout le bien du dispositif Jazz Migration de l’AJC, qui sélectionne chaque année, 4 groupes prometteurs qui feront leurs débuts dans les festivals de ce formidable réseau.
En ces temps de recherche de parité, le Nefertiti quartet, emmené par la pianiste Delphine Déau est exemplaire, deux garçons pour la section rythmique (Pedro Ivo Ferreira à la basse et Pierre Demange à la batterie) et deux filles dont la saxophoniste Camille Maussion.
Le répertoire s’inspire de leur dernier album, Morse Code enregistré chez Gérard de Haro, qui joue sur l’alphabet morse. Un projet conceptuel qui se décline selon les figures de ce code dans “SOS” (save our souls) (impulsions courtes,longues, traits, points). Une musique qui ne brouille pas pour autant toutes les pistes et les signaux car la structure est classique, avec de longs passages où s’affirme le caractère de chacun, tout en soignant la clarté des plans sonores et la vivacité rythmique. Une musique qui ne se veut pas sage pour autant comme dans cet “Hymne à la folie”. Le résultat enchante le public.

RYMDEN

RYMDEN, kesako?
C’est la rencontre d’un formidable pianiste norvégien, Bugge Wesseltoft (New Conception of jazz dans les années 90) avec la rythmique d’ E.S.T, le trio suédois mythique d’Act, composée du batteur Magnus ÖlstrÖm et du contrebassiste Dan Berglund.
Composée de pionniers du jazz scandinave, la formation récente du trio marque plus qu’une renaissance, une nouvelle aventure qui n’a rien de surprenant. Car ces trois là se connaissaient et appréciaient leur musique respective. Ils ont fini par se réunir pour jouer ensemble, usant de l’électronique et de ses effets pour nous embarquer dans leurs pérégrinations sonores (le titre de leur album chez Jazzland est Reflections and Odysseys).

Rymden ou “espace” a l’empreinte distincte de ce jazz nordique. Le nom du groupe fait référence à l’espace, franchi librement, en abandonnant certains repères. Débordant de couleurs et d’énergie avec un déferlement souvent ininterrompu d’une batterie mitraillette jouée aux seules baguettes), la rythmique aussi précieuse que précise, permet au pianiste-claviériste de se livrer à des improvisations mettant en valeur une palette raffinée.

Les compositions, même si elles sont nourries de l’imaginaire nordique (références à des thèmes folkloriques dans “Bergen” par exemple) tentent de transcrire une présence fantômatique, céleste. Cette échappée géographique vers le Nord s’équilibre, le son parfois explosif étant tempéré de séquences plus douces, comme dans cette mélodie langoureuse, élégiaque même, au seul piano Steinway pour “The lugubrious Youth of Lucky Luke” avec un solo époustouflant du bassiste qui approfondit l’espace en l’ouvrant encore davantage.

“The Celestial Dog and The Funeral Ship” commence comme une marche militaire où excelle Östrom de sa frappe sèche, entrecoupé des traits à l’archet de Berglund.
Virtuosité technique, mélancolie diffuse qui se résoud en tensions vives, approche ouverte à diverses influences rock et pop, voilà un groupe solide qui tourne à plein régime, convainquant un public qui vient parfois de loin car c’est le seul concert cet été, en France.

Ces deux dernières soirées du festival ont confirmé la tendance européenne de cette manifestation, aimant un jazz à l’identité affirmée, avec deux groupes aux esthétiques différentes, le jazz marqué d’une “French touch” du saxophoniste Emile Parisien et la singularité d’une musique qui vient du froid, avec les Scandinaves de Rymden.

Ainsi se termine cette nouvelle édition du festival avec un public et une équipe heureux du résultat. L’aventure continue car déjà se prépare l’anniversaire, pour les trente ans de l’association du tremplin, en 2020. Celle ci contribue avec l’AJMI, ancré dans la cité papale depuis 40 ans, à faire de la ville une destination jazz tout indiquée avec un festival atypique, incluant un Tremplin européen, qui pourrait être un “Erasmus du jazz”.

Un grand merci pour les photos de CLAUDE DINHUT et MARIANNE MAYEN.

Sophie Chambon