Jazz live
Publié le 7 Déc 2018

BILL CARROTHERS, LE MAGICIEN

 

Le pianiste nous fait l’amitié de quitter Mass City, Michigan, pour une escapade parisienne. L’occasion pour nous de goûter un plaisir rare : celui d’un piano totalement singulier

 

BILL CARROTHERS, piano solo

Paris, Duc des Lombards, 6 décembre 2018, 21h30

 

Dans la salle, au sein d’un public recueilli et (très) attentif, le ‘fan club’ local : votre serviteur bien sûr, mais aussi Dany Michel, qui nous a fait découvrir le pianiste sur scène voici plus de 20 ans, à La Villa (ancien jazz club de la rue Jacob, à Paris), et Philippe Ghielmetti, qui a produit plusieurs disques du pianiste (sous étiquettes Sketch, Illusions Music, Minium Music, Vision Fugitive). Bill Carrothers s’installe au piano, quitte ses chaussures pour garder contact avec le monde réel et ses vibrations telluriques, boit une gorgée d’eau, se concentre un court instant, et se jette dans la musique comme on lancerait une bouteille à la mer. En fait, il paraît savoir exactement où il va, mais le chemin va se dessiner à chaque mesure, à chaque note, à chaque accent, car l’on n’est pas ici dans l’univers du prévisible ou du convenu : l’aventure commence. Dès la première seconde, c’est le mystère : harmonies (hyper)tendues sous un cheminement mélodique lisible. Le pianiste aime la mélodie, les standards un peu rares (de Gordon Jenkins, entre autres….), les développements sinueux de la main droite sur une main gauche d’accords arpégés qui fourmillent d’altérations : l’extrême tension, toujours. La deuxième séquence commence comme un choral luthérien, puis ça chante d’un lyrisme qui n’a rien d’austère. L’ensemble du concert se nourrit de mélodies empruntées aux standards, mais le message est accompagné d’une multitude de sous-textes qui nous égarent, et cet égarement est délicieux. Le pianiste quant à lui semble en permanence savoir où il va, tout en se tenant constamment au bord du gouffre, comme si le danger d’une chute stimulait encore son imagination harmonique autant que mélodique. Ainsi va le concert, d’émoi en surprise, et de surprise en émerveillement. Le point culminant, peut-être, sera une version de Lush Life qui respire l’amour de la musique de Billy Strayhorn, mais avec une liberté de traitement qui force l’admiration : une basse obstinée qui dévoile des profondeurs harmoniques insoupçonnées (dans une composition qui pourtant ne manque pas de ces profondeurs), et toujours cet art de la déconstruction-recomposition qui ouvre, sur des thèmes familiers, des horizons nouveaux. Enfin un thème conclusif, sinueux et bref : chaleureux applaudissements du public, que l’artiste remercie, sans consentir à rejouer car il a tout donné (et c’est le second concert de la soirée). Le public accepte volontiers cette légitime sobriété, qui nous rappelle que…. le rappel n’est souvent qu’un rituel convenu, quand un concert peut être reçu comme un don exclusif, qui révoque toute chicane.

Xavier Prévost