Jazz live
Publié le 15 Fév 2016

Célébration du kreyòl jazz au festival de Port-au-Prince

  • De retour de Haïti pour assister, en pleine tourmente politique, au festival de jazz de Port-au-Prince, Pascal Anquetil n’en est toujours pas revenu. Compte-rendu enthousiaste d’un festival très original qui milite ardemment, en plein pays vaudou, pour l’émergence et la diffusion d’un kreyòl jazz, musique métisse à vocation planétaire.

     

    Un festival sous pression

    Vendredi 22 janvier 2016, autour de 17h, nous atterrissons tout heureux à l’aéroport Toussaint Louverture de Port-au-Prince, sans nous douter de la situation de violence et de confusion qui a régné ce jour-là à Haïti. Sous la pression de l’opposition qui hurle à la “mascarade électorale” et s’insurge contre “les fraudes et les irrégularités massives”, le deuxième tour de la présidentielle et des législatives qui devait avoir lieu, enfin, le dimanche 24 janvier prochain, vient d’être reporté sine die. Cette annulation eut pour conséquence d’enflammer immédiatement la rue. Comme l’a écrit dans son langage fleuri le journal le Nouvelliste : “Dans l’après midi, la tourbe et la horde sauvage étaient passées, saccageant tout sur leur passage. Pneus enflammés, fumées noirâtres à odeur acre, torrents humains vociférants, déchainés contre les biens privés et les pare-brise d’autos se trouvant sur leur chemin.”

    Tel est le décor urbain lors de mon débarquement à Haïti. Avec toutes “les” questions du jour : A qui Michel Martelly, le 7 février prochain, jour de la fin officielle de son mandat de cinq ans, pourra-t-il confier les rênes de la présidence ? Y aura-t-il, en raison du vide institutionnel, vacance du pouvoir avec toutes les conséquences périlleuses qui pourraient en découler ? Retrouvera-t-il son ancien emploi de chanteur très populaire de konpa, forme pré zoukienne de merengue à la sauce haïtienne ? Pourra-t-il surtout se produire une fois de plus, comme il le souhaite, sous son nom de scène de “Sweet Micky”, lors du carnaval de Port-au-Prince qui commence le jour même de son départ de la présidence ? En attendant de quitter son poste,Sweet Micky est au cœur de toutes les conversations. La raison ? La sortie de son nouveau tube carnavalesque, une chanson dans laquelle il règle ses comptes et attaque sans finesse ses détracteurs. Le titre “Ba’l bannan nan” (comprenez “donnez-lui la banane” en créole,) est déjà là-bas un gros succès sur les réseaux sociaux !

    Fin du suspens : finalement, on l’apprendra le samedi 6 février, les hauts dirigeants haïtiens parviendront à trouver in extremis un accord de sortie de crise et à conclure, pour préserver “la continuité institutionnelle du pays”, une entente concernant la mise en place d’un gouvernement provisoire moins de 24 heures avant que le président Michel Martelly ne quitte son poste. Ainsi, trente ans jour pour jour après la fuite du dictateur Jean-Claude Duvalier, Haïti s’est réveillé sans président, mais avec l’espoir de l’organisation prochaine de l’élection présidentielle, en mai peut-être. Ouf ! Il était temps. Mais rien n’est vraiment réglé et l’avenir politique de la république reste toujours aussi flou et lourd de menaces. Mais, néanmoins, à l’heure où j’écris ce compte-rendu, un point positif : comme on passe de majeur en mineur, les manifestations de rue se sont magiquement métamorphosées en défilés de carnaval, une institution nationale si sacrée que nul événement, à la seule exception du tremblement de terre de janvier 2010 (300 000 morts !), ne peut remettre en cause ni suspendre.

    On l’aura compris, dire que le problème haïtien est “complexe”, c’est peu dire. La politique ressemble ici à un écheveau emmêlé d’intrigues florentines et de manœuvres serpentines sur fond de favelas, dans un climat permanent de misère et d’insécurité. Ce sont des Français qu’ils ont hérité, du moins le prétendent-ils, ce penchant et ce gout immodéré pour les arguties juridiques et les querelles constitutionnelles interminables. Résultat : en trente ans d’errance politique, Haïti qui compte aujourd’hui treize millions d’habitants a connu dix-sept présidents, dix coups d’état réussis ou avortés, une intervention étrangère (USA), au moins six missions internationales dont la dernière est présente dans le pays depuis déjà plus d’une décennie ! Qui dit mieux ? Quant à la situation économique, elle est fort préoccupante avec une pauvreté de masse, une inflation galopante (12% depuis avril), une monnaie, la gourde, qui a perdu le quart de sa valeur dans la dernière année, un taux de chômage autour de 60%, un exode rural qui ne cesse de s’amplifier en accélérant le processus de “bidonvilisation » du pays, etc.

    La passion du jazz

    Mais pourquoi, me direz-vous, un si long préambule en guise d’introduction à un simple compte-rendu de festival de jazz ? La raison en est simple : mieux expliquer dans quelles conditions d’insécurité et avec quel arrière-fond politique s’est réellement déroulée la dixième édition du festival de jazz de Port-au-Prince. Une évidence : principe de précaution oblige, dans n’importe quel autre pays du monde, vu la situation de désordre et de violence, le festival aurait été le vendredi 22 février immédiatement ajourné. Mais comme le titra le lendemain le Nouvelliste :La passion du jazz plus forte que la peur”. Pourquoi donc, dans ce chaos politique, le PaP Jazz Festival a-t-il pu finalement se dérouler sans réels problèmes majeurs ? A l’exception de l’absence de Kenny Garrett (son concert est reporté à l’hiver prochain) et à la défection très tardive d’Eliane Elias et de Johnny Ventura, le roi dominicain du Merengue, tous deux effrayés par la situation explosive de l’heure (no comment !). L’explication m’en a été donnée au hasard d’une conversation par une Haïtienne très amoureuse de son pays : “Tout ce qui est difficile à Haïti est facile ailleurs. Tout ce qui est difficile ailleurs est facile à Haïti.”

    En raison des élections qui devaient avoir lieu le dimanche 24 janvier, mais qui seront finalement annulées au dernier moment, les responsables du festival furent obligés en catastrophe d’amputer de deux jours (le samedi et le dimanche) sa programmation. Ces deux principaux initiateurs sont deux belles personnes qui forment dans la vie un couple charismatique très complémentaire : Miléna Sandler, directrice générale, et Joël Widmaïer, directeur artistique. Leur pedigree respectif plaide en leur faveur pour se convaincre de la légitimité de leur présence à la tête du PaP Jazz Festival. Miléna est en effet la fille de la légendaire Toto Bissainthe, chanteuse, compositrice et comédienne, disparue en 1994, qui durant toute se vie, en France comme dans son propre pays, a rendu hommage à la force de résistance et à l’incroyable spiritualité du peuple haïtien. Souvenons-nous qu’au milieu des années 70 elle a célébré avec flamme et conviction le chant vaudou aux côtés de Beb Guerin et du tout jeune Minelo Cinelu et réécoutons Papa Loko.

    Quant à Joël Widmaïer, chanteur et percussionniste de grand talent, il est le fils de Herby, chanteur et homme de radio, fondateur de la Radio Métropole. Avec le saxophoniste et clarinettiste d’origine palestinienne Issa El Saieh ; avec aussi, il ne faut pas l’oublier, l’icône du jazz haïtien, le musicologue et compositeur Gerald Merceron, Herby Widmaïer a beaucoup œuvré pour susciter et développer l’intérêt des Haïtiens pour la musique afro-américaine.

    Dans la famille Widmaïer, il y a aussi Mushy, le frère aîné, brillant pianiste qui fut très présent pendant tout le festival. Naviguant entre Port-au-Prince et Miami, cet homme fort sympathique, intelligent et cultivé, est ici unanimement reconnu comme une personnalité essentielle du jazz tel qu’il s’invente dans les Antilles. Fondateur dans les années 90 de Zéclé, populaire groupe de fusion qui, dans le sillage de Weather Report, mariait joyeusement le jazz aux rythmes vaudou ( ), notamment sur Si ou Vle, Mushy milite toujours avec ardeur pour la défense et l’illustration du kreyòl jazz.Rien ne se fait de bouleversant, dit-il en guise d’explication de sa croisade, sans l’emprise d’une fascination déraisonnable”. On ne saurait mieux dire !

    On l’aura compris ! Milena Sandler et Joël Widmaïer sont les deux indispensables piliers de la Fondation Haïti Jazz, organisation fondée en mars 2007 afin de promouvoir la pratique de la musique dans l’île, en particulier à travers le Festival International de Jazz de Port-au-Prince. Elle cherche à atteindre cet objectif en rendant accessible des formations continues de professionnalisation et en travaillant à la conservation du patrimoine musical haïtien. Avec, en priorité, la volonté de défendre et d’illustrer le kreyòl jazz en favorisant sa diffusion, évolution et promotion en Haïti comme à l’étranger. Après dix ans d’efforts, on peut aujourd’hui affirmer que le pari est en train d’être gagné. Avec, il n’est pas inutile de le préciser, pour la seule organisation du PaP Jazz Festival, l’aide financière des ambassades de quinze pays partenaires différents dont la France, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, le Chili, le Canada (où réside une importante communauté haïtienne) et les Etats-Unis. “Depuis 10 ans, grâce au PaP Jazz Festival, le public et la scène jazz kreyòl a beaucoup grandi ici. On peut désormais entendre régulièrement du créole jazz à Port-au-Prince. D’ailleurs beaucoup de jeunes musiciens s’y intéressent à travers les ateliers du PAP Jazz.” Pour ma part, lors des bœufs qui avaient lieu chaque soir, après les concerts, au Quartier Latin ou au Yauvalou, deux sympathiques restaurant « branchés » situés à Piéton Ville, j’ai pu découvrir un trompettiste de 28 ans très prometteur, Amazan Audoine. C’est le pasteur de son église qui l’a encouragé dès l’âge de 13 ans à choisir cet instrument. L’écoute d’Armstrong et de Miles aiguisa très vite chez lui son envie de s’aventurer dans le monde du jazz. L’équipe du PaP Jazz Festival le repéra et décida de le mettre en valeur à l’occasion des “after”. Mission réussie ! “ Je cherche encore aujourd’hui à trouver mon propre style en n’oubliant jamais que je suis Haïtien”. Pas doute, le kreyòl jazz a trouvé en lui un nouveau messager.

     Une musique archipélique

    Mais d’où vient cette ambition de développer en Haïti le kreyòl jazz ? C’est une idée ancienne, explique Joël Widmaïer, héritée de notre père Herby qui avait déjà tenté dans les années 50 et 60 de jazzifier les musiques traditionnelles de l’île en les harmonisant autrement. Avec mon frère Moshi, on a repris le flambeau parce que nous sommes convaincus que la musique haïtienne grâce à sa richesse mélodique et sa complexité polyrythmique se prête magnifiquement à un traitement jazz. On a, il y a quelques années, appelé ce mouvement “caribean jazz” et en Haïti “vaudou jazz”. Je préfère le terme de “kreyòl jazz” parce je suis persuadé que sa zone d’influence s’étend bien au delà de l’arc antillais pour contaminer aussi la Guyane, la Réunion, voire les îles polynésiennes du Pacifique. Je crois vraiment que cette musique archipélique, riche de toutes ses composantes les plus variées, a une chance d’être enfin reconnue sur le marché international.”

    Le kreyòl jazz, c’est donc cette originale tentative de fusion et d’échange intense entre la musique traditionnelle et le jazz, le tout porté à son degré d’incandescence par l’engagement et la spiritualité de tous ses acteurs. La base, c’est bien sûr la musique sacrée vaudou qui garde ici ses racines les plus pures et les plus vivaces. Vous en voulez un exemple ? Le percussionniste béninois Oladipo Abialo, alias Jah Baba, venu à Port-au-Prince pour participer à une rencontre inédite, groovy et très réussie avec le joueur de cor des Alpes, le Suisse Pascal Schaer, fut stupéfait de découvrir dans la musique haïtienne des arrière-fonds de rythmes africains, d’incroyables réminiscences de chants de transe ancestraux qu’il n’avait pas entendu depuis son enfance. Pas de doute, Haïti, terre pionnière de l’idéal d’indépendance dans la Caraïbe, est le sanctuaire de rythmes et de chants oubliés, effacés par l’histoire en Afrique même, et ici magiquement, miraculeusement préservés.

    Rappel historique

    La Caraïbe a été, on le sait, le creuset d’un formidable melting-pot humain, et par voie de conséquence d’un brassage musical inédit et varié. Dès le début de la Conquête, les musiques noires, espagnoles et européennes s’y sont mariées, télescopées, entremêlées, tout en subissant le parasitage idéologique des divers systèmes de colonisation. Grâce à sa lutte pour l’indépendance, acquise en 1804 (elle l’a par la suite payé très cher !), Haïti a pu sauvegarder son grondant patrimoine africain, en particulier ses musiques originaires d’Afrique de l’Ouest, musiques ailleurs déchirées, écrasées, soumises au terrible rouleau compresseur de l’assimilation forcée. Et ainsi inventer ce micro climat culturel et musical à nul autre pareil. “Par rapport au syncrétisme dominant dans la Caraïbe et à l’influence de la religion chrétienne, précise Mushy Widmaïer, il y a eu à Haïti une évolution originale qui la différencie fortement des autres îles antillaises.”

    En raison de l’émigration des planteurs français, arrivés sur l’île dès 1697, pour fuir la révolution haïtienne à partir de 1791, des milliers d’esclaves ont été emmené par leurs maîtres à Cuba, puis en Louisiane. Ce sont eux qui ont transmis en Amérique du Nord ce fabuleux héritage vaudou. On peut ainsi affirmer, comme le font de nombreux musiciens de jazz haïtiens (à l’exemple du saxophoniste Godwin Louis et de la chanteuse Pauline Jean qui creusent tous les deux avec passion cette question) que cet héritage est l’une des racines profondes des musiques afro-cubaines et, bien sûr, du jazz tel qu’il émergea à l’aube du vingtième siècle dans la Cité du Croissant.

    A ce sujet, je vous conseille d’écouter au plus vite le passionnant triple album CD qui vient tout juste de sortir chez Frémeaux & Associés : Haïti Vaudou : Ritual Music from the first Black Republic. Saviez-vous que le thème de “Kulu Se Mama” de John Coltrane est très fortement inspiré d’une chanson haïtienne écrite dans les années 50 par le saxophoniste alto Raoul Guillaume. Son titre ? “Komplent Peyizan’n”, autrement dit ”Complainte paysanne”. Bien sûr, son auteur, indifférent à la Sacem, ne toucha pas le moindre centime de droits d’auteur.

    Que sait-on de l’influence sur la musique de transe vaudou des indiens Taïnos, peuple indigène de langue Arawak qui fut très vite exterminé par les Conquistadors espagnols ? Il est aujourd’hui certain qu’à cause du marronnage, cette fuite à l’époque coloniale qui contraint les esclaves noirs, pour échapper à leur condition, à se réfugier dans les mornes que quelques chants indiens aient été alors intégrés et recyclés dans la musique rituelle vaudou. On retrouve encore aujourd’hui l’influence Arawak surtout dans le “rara ”, unemusique campagnarde inspirée du vaudou et née de la rencontre des premiers esclaves avec les populations indigènes. A preuve, la fanfare Follow Jah qui, pendant tout le festival, nous la fit découvrir. En guise d’intermède entre deux changements de plateau, cette “bande à pied” très populaire nous enchanta avec ses joyeux “déboulés” devant la scène Barbancourt, installée dans la cour de l’université de Quisqueya, totalement reconstruite depuis le tremblement de terre. Forte de 17 musiciens, la fanfare Follow Jah est principalement composée de tambours, suivis d’au moins trois instruments en bambou appelés “banbou” ou “vaksin”, de cornes en métal appelées “konet”, puis de plusieurs vagues de percussionnistes avec de petits instruments portables, comme le “chatcha” et  le “graj”.

    Voilà un magnifique exemple d’un processus qu’Edouard Glissant a conceptualisé sous le nom de ”créolisation”. A savoir cette étrange alchimie qui réussit à transformer dans un endroit du monde plusieurs éléments hétérogènes de cultures distinctes en “quelque chose de nouveau et totalement imprévisible”. Tout change en s’échangeant par la magie d’un syncrétisme tout aussi improbable qu’imprévu. “La créolisation, dit Glissant, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qu’est l’imprévisibilité. Ainsi le jazz est une inattendu créolisé en tout point extraordinaire.” Ce n’est pas nous qui dirons le contraire.

    Ouverture avec l’Haitian Jazz Stars

    D’abord la soirée d’ouverture sous les étoiles. Elle eut lieu le vendredi 22 janvier (avec un jour d’avance en raison des élections supposées, finalement reportées) à l’hôtel Karibe où nous étions hébergé. Cela tombait bien ! En plein décalage horaire (6 heures de différence), dans un état de douce somnolence quelque peu “arhumatisée”, je pus ainsi entendre le délicieux trio du pianiste canadien Oliver Jones (83 ans), fervent disciple d’Oscar Peterson. A la contrebasse, je remarquai l’excellent Eric Lagacé qui avait, pour mémoire, dans les années 80 accompagné à Paris Alain Jean-Marie aux côtés de son ami Al Levitt. Le concert inaugural se termina en beauté avec le Haitian All Jazz Stars.  

    Ce groupe inédit à la saveur créole est composé du saxophoniste americano-haïtien Godwin Louis, du trompettiste Jean Caze, de la chanteuse Pauline Jean, du pianiste Mushy Widmaier, du bassiste Jonathan Michelle, le batteur Obed Calvaire, et quelques invités tels le pianisteRéginald Policard, du formidable batteur John Bern Thomas qui joue avec le pianiste Aaron Goldberg et, bien sûr, de Joël Widmaïer, l’initiateur de cette exceptionnelle réunion de famille : « Notre idée était de faire jouer sur une même scène tous ceux qu’on pense être les meilleurs musiciens de jazz issus de la diaspora haïtienne (New York, Miami, Montréal). Plusieurs d’entre eux ont déjà joué ensemble, soit en concert ou en studio. Mais c’était la première fois que cette réunion a pu se réaliser, de plus ici en Haïti, et, vu les circonstances, sans la moindre répétition préalable. On espère que d’autres festivals auront l’envie de les programmer. Comme chacun des musiciens de ce collectif inédit a son propre groupe et matériel, tous ont contribué au répertoire de ce concert.”

    L’une des révélations de ce groupe que l’on n’espère pas éphémère fut une belle étoile montante, la chanteuse Pauline Jean que nous pûmes revoir quelques jours plus tard, accompagnée par Mushy Widmaïer, sur la scène Barbancourt (sponsor et marque d’un excellent rhum local, très ambré et soyeux. Ah! sa cuvée quinze ans d’âge). Magnifique dans sa robe chamarrée, elle chanta de sa voix de contralto chaudement voilée, parfois canaille à la Dee Dee, très “rauque ‘n‘ roll”, aussi bien en anglais, espagnol que, bien sûr, en créole. On n’oubliera pas de si tôt son envoûtante version de “Here’s To Life“ où elle sut, comme Shirley Horn, sans mimétisme ni maniérisme, avec une sensualité toute féline, déployer son art de l’ellipse et de la lenteur, sa science érotique du suspense et du silence. Comme l’a écrit notre excellent confrère Claude Bernard Sérant dans les colonnes du Nouvelliste. “Dans un savant mélange de tonalités de grandes prêtresses du jazz, elle a concilié les racines fusionnelles de la musique populaire haïtienne dans un kreyòl jazz éblouissant”. On attend avec impatience au printemps prochain la sortie de son nouvel album “Nwayo” enregistré avec ses complices Godwin Louis, Obed Calvaire, Jonathan Michel et Jean Caze. Pour en avoir un avant-goût, jetez un œil sur le “making of” du disque sur youtube.

    A nos yeux comme à nos oreilles, les deux découvertes, les deux moments magiques du festival auront été sans conteste deux rencontres aussi exceptionnelles qu’improbables : celle du prêtre vaudou Erol Josué et du pianiste cubain Omar Sosa sur la scène du théâtre le Triomphe, puis celle de la chanteuse haïtienne Renette Désir et du pianiste belge Fabian Fiorini sur la scène Balancourt

    L’happening mystique d’Erol Josué et d’Omar Sosa

    C’est à la journaliste, musicologue et anthropologue Emmanuelle Honorin que l’on doit cette idée de rencontre qu’elle porte en elle depuis près de dix ans. “Le voisinage culturel et le cousinage spirituel d’Erol et Omar m’ont donné l’envie de réaliser ce projet un peu fou qui n’a pu bénéficier, en raison des événements, que de deux jours à peine de répétition. Qui est Erol Josué ? C’est un artiste total, tout à la fois danseur et comédien, mais surtout prêtre vaudou en activité, directeur du Bureau national d’ethnologie de Port-au-Prince. Personnalité charismatique au regard magnétique, il est ce passeur passionné, ce griot magnifique qui aime à télescoper la tradition ancestrale et la modernité la plus baroque. Avec une grandiloquence sobre et sombre, il met en jeu sur scène, avec des gestes lents, toute une fascinante dramaturgie du corps et de la voix. En trois tableaux enrichis de somptueux costumes, avec le soutien de quatre percussionnistes et d’un chœur de huit femmes (dont la plus ancienne bouleverse avec sa voix à la Bessie Smith), Erol Josué nous invite à une cérémonie incantatoire. Un happening mystique aux confins de l’ancestral et du post moderne. Une rencontre de mémoire connexe entre deux artistes pour qui la musique est avant tout une expérience de vie. Un spectacle porté par deux visionnaires, habités par la force des esprits. Ceux de la santeria cubaine pour Omar Sosa et du vaudou haïtien pour Erol Josué.

    Heureuse surprise ! Omar Sosa a su tout le temps du spectacle rester lui-même tout en s’intégrant parfaitement dans le territoire que lui proposait d’investir le prêtre vaudou. Il joua très finement la carte du minimalisme inspiré, oubliant toutes les ficelles et les roublardises qui agacent trop souvent dans son jeu. Les quatre tambourineurs n’y sont pas pour rien. Ils ont fait preuve d’une finesse collective d’oreille vraiment fabuleuse, tous branchés ensemble sur la même longueur d’onde, en contact direct simultané avec Sosa dans un jeu de questions/réponses d’une rare intensité. Visiblement aux anges, toute antenne dressée, le pianiste cubain suit au doigt et à l’œil les quatre percussionnistes. Debout devant son piano, il dodeline joyeusement de la tête dans un mouvement de gauche à droite. Tel “un serpent qui danse autour d’un bâton” (C. Baudelaire), tout son corps tangue en cadence. C’est très beau à voir. Erol Josué, en acteur né et en grand catalyseur, joue de son côté à capter “cette fluidité magnétique” (selon la belle formule de Claude Bernard Sérant) pour la redistribuer sur scène à tous les autres acteurs, mais aussi à tout l’auditoire, visiblement sous le choc et sous le charme. Au final, standing ovation ! Triomphe au Triomphe ! Laissons la conclusion à Claude Bernard Sérant : “La santeria et le vaudou se sont ce soir donnés la main sur les ailes du jazz pour voler plus haut.”

    Le duo Renette Désir et Fabian Fiorini

    C’est le producteur et musicien belge Michael Wolteche (Enthousiast Music) qui est à l’initiative de cette rencontre explosive, intime et sauvage, entre la chanteuse haïtienne et le pianiste d’Aka Moon. Michael est très ému de présenter sur une grande scène, en formule amplifiée, pour la première fois devant un auditoire haïtien ce beau duo complice à propos de la traite négrière, de l’esclavage et ses traumatismes qu’il engendra au cours de l’histoire. Renette Désir est consciente de prendre ce soir le risque de casser son image de “chanteuse populaire” en dévoilant d’elle-même des facettes nouvelles qui pourraient déconcerter son public. Elle est aussi particulièrement émue parce que ce concert a lieu dans la cour de l’Université Quisqueya. Etudiante, il y a six ans, à l’heure du terrible tremblement de terre, elle avait du passer deux jours et demi sous une dalle de béton avant d’être secourue. Elle fut la seule survivante de sa classe.

    L’ami Stéphane Ollivier qui vit le spectacle en formule acoustique à Avignon à l’Ajmi en juillet dernier, dans le cadre de “Tête de jazz“, en fit dans le blog live de Jazz Mag un compte rendu très élogieux. “La voix puissante, ronde et claire de Renette désir, magnifiquement scénographiée par le piano abrupt et anti-lyrique de Fabian Fiorini s’empare avec finesse de cette culture archipélique pour pointer son caractère syncrétique et lui redonner son identité perdue…“ Le récital très ouvert et souple enchaîne habilement des pièces en français, anglais et créole, des chants vaudou, des bouts de poèmes, comme ceux de Roussin Camille, avec des standards du jazz comme Caravan. Dans ce duo acrobatique, Fabian Fiorini (qui a dans sa jeunesse étudié les percussions africaines) joue superbement le rôle de “l’architecte fou” (selon la formule de Michael Wolteche) avec son jeu très percussif qui apporte à tout l’édifice une solide assise rythmique et harmonique. Le grand frisson du concert fut quand Renette Désir passa tout en douceur de “Strange Fruit” à “Come Sunday”. Avec ses growls ravageurs, sa voix d’airain forgée dans les églises, trouva alors toute sa puissance d’émotion. L’ombre de Mahalia Jackson plana soudainement sur Port-au-Prince.

    Manu Codjia ouvre la finale

    Samedi 30 janvier, dans le cadre superbe du Parc Historique de la canne à sucre, dans les environs de la Capitale, pour le concert final, la France fut particulièrement mise à l’honneur. 

    1) D’abord avec Manu Codjia qui nous gratifia, comme à son habitude, d’un magnifique concert où il déploya toute la richesse et la subtilité de sa palette sonore à partir d’un programme dense et intense où les compositions de Serge Gainsbourg croisaient celles de Michael Jackson. Le triomphant trio qu’il forme avec l’impressionnant Jérôme Regard (qui joue toujours de la contrebasse sans retour) et Julien Charlet (qui remplaçait brillamment à la batterie Philippe « Pipon » Garcia, indisponible) n’a pas chômé pendant son séjour mouvementé à Haïti. Il a en effet donné pas moins de quatre concerts en quatre jours : deux dans la capitale, respectivement à l’Institut Français ainsi qu’au Parc historique de la Canne à Sucre, mais également deux en province, dans les Alliances françaises de Gonaïve et de Cap-Haïtien. Qui dit mieux ? Bravo les gars !

    Wèspè pou Ayiti

    Créé en 2011 à Sainte Lucie dans un mouvement de solidarité avec Haïti après le tremblement de terre, le projet collégial Wèspè pou Ayiti a été imaginé et réalisé par trois musiciens antillais. A savoir, le pianiste saint-lucien Richard Payne, le batteur guadeloupéen Sonny Troupé, qui, trop occupé, est aujourd’hui remplacé par Grégory Louis, et le trompettiste haïtien Jean Caze qui joue dans l’orchestre du chanteur crooner Michael Bublé. Avec la complicité très active du bassiste martiniquais Miki Télèphe, grand spécialiste du tambour Bélé, du bassiste de Sainte-Lucie Francis John, et, bien sûr, de Joël Widmaïer aux percussions et au chant. J’avais déjà écrit en décembre 2012 sur le blog de Jazz Magazine dans mon compte rendu d’ÎloJazz, le festival de jazz de Pointe-à-Pitre : “Le résultat est enthousiasmant. Je lance un appel pour que cette création groovy, originale et festive trouve rapidement un écho favorable auprès des responsables de festival de jazz métropolitains comme européens. Je m’engage ici à leur assurer un succès immédiat auprès de leur public tant la musique afro caribéenne que délivre avec bonheur ce groupe très soudé est riche et généreuse. A bons entendeurs… » Trois ans plus tard je persiste et signe. Quel bonheur de pouvoir enfin entendre, sur la terre même de son inspiration, ce projet 100% kreyòl jazz, cet hommage chaleureux à Haïti pour sa contribution à la liberté et l’indépendance dans la Caraïbe. Respect, messieurs ! Ou plutôt « Wèspè » comme on dit en créole.

    Mario Canonge et Annick Tangora

    3) Enfin, pour clore en beauté les festivités, une surprise ! Eliane Elias s’étant décommandée au dernier moment, Mélina et Joël durent au pied levé, trouver une solution de rechange. Bingo ! Ils eurent la brillante idée de penser à Mario Canonge et Annick Tangora. Coup de chance et soulagement : Annick et Mario acceptèrent de s’envoler illico pour Haïti avec le jeune contrebassiste Zakarie Abraham, mais aussi ce nouveau surdoué de la batterie qui sait naturellement tout jouer en toute décontraction, Arnaud Dolmen. Un nom à retenir ! Pour être présent sur scène, il fit un aller-retour Paris/Port-au-Prince/Paris vraiment express. Il ne sera resté à Haïti que six heures ! Sans jet flag !

    Pianiste martiniquais doué d’une tourbillonnante capacité d’adaptation d’un style à un autre, jazz, zouk, Brésil ou salsa, sans jamais perdre son identité, Mario Canonge, en infatigable défricheur des musiques épicées du monde, éclaboussa la soirée de son inépuisable énergie multicolore. Stimulée par tant d’ardeur, Tangora se mit tout de suite au diapason tropical. Avec flamme, charme et liberté, elle déroula le répertoire de son excellent nouvel album “Springtime” (Frémeaux) dans lequel elle a signé presque toutes les paroles, en français comme en anglais. En particulier, cette superbe Cantabile for Lady Day, une composition de Michel Petrucciani que Canonge a très subtilement réharmonisée.

    Chapeau les artistes et longue vie au PaP Jazz Festival !

    Pascal Anquetil 

    Post-scriptum : Le dimanche suivant, juste avant que je ne reparte le lendemain matin dans l’hiver parisien, l’équipe du festival, harassée mais heureuse de ses exploits, choisit de prendre de la hauteur en nous conduisant dans le restaurant les 3 Decks, situé à 1300 mètres d’altitude, pour y goûter la finesse des mets créoles et la fraîcheur de l’air de la montagne. Un trio jazz y jouait de la musique d’ambiance avec délicatesse et modestie. Apprenant qu’un journaliste de Jazz Magazine était là, le pianiste à la chevelure argentée s’avança à la pause vers moi et me dit : « Je m’appelle Frantz Courtois. N’oubliez pas, s’il vous plait, à votre retour de saluer de ma part Philippe Carles. Peut-être se souviendra-t-il que je suis venu le voir dans le années 80 dans son bureau avec Al Levitt ? » Mission accomplie.

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  • De retour de Haïti pour assister, en pleine tourmente politique, au festival de jazz de Port-au-Prince, Pascal Anquetil n’en est toujours pas revenu. Compte-rendu enthousiaste d’un festival très original qui milite ardemment, en plein pays vaudou, pour l’émergence et la diffusion d’un kreyòl jazz, musique métisse à vocation planétaire.

     

    Un festival sous pression

    Vendredi 22 janvier 2016, autour de 17h, nous atterrissons tout heureux à l’aéroport Toussaint Louverture de Port-au-Prince, sans nous douter de la situation de violence et de confusion qui a régné ce jour-là à Haïti. Sous la pression de l’opposition qui hurle à la “mascarade électorale” et s’insurge contre “les fraudes et les irrégularités massives”, le deuxième tour de la présidentielle et des législatives qui devait avoir lieu, enfin, le dimanche 24 janvier prochain, vient d’être reporté sine die. Cette annulation eut pour conséquence d’enflammer immédiatement la rue. Comme l’a écrit dans son langage fleuri le journal le Nouvelliste : “Dans l’après midi, la tourbe et la horde sauvage étaient passées, saccageant tout sur leur passage. Pneus enflammés, fumées noirâtres à odeur acre, torrents humains vociférants, déchainés contre les biens privés et les pare-brise d’autos se trouvant sur leur chemin.”

    Tel est le décor urbain lors de mon débarquement à Haïti. Avec toutes “les” questions du jour : A qui Michel Martelly, le 7 février prochain, jour de la fin officielle de son mandat de cinq ans, pourra-t-il confier les rênes de la présidence ? Y aura-t-il, en raison du vide institutionnel, vacance du pouvoir avec toutes les conséquences périlleuses qui pourraient en découler ? Retrouvera-t-il son ancien emploi de chanteur très populaire de konpa, forme pré zoukienne de merengue à la sauce haïtienne ? Pourra-t-il surtout se produire une fois de plus, comme il le souhaite, sous son nom de scène de “Sweet Micky”, lors du carnaval de Port-au-Prince qui commence le jour même de son départ de la présidence ? En attendant de quitter son poste,Sweet Micky est au cœur de toutes les conversations. La raison ? La sortie de son nouveau tube carnavalesque, une chanson dans laquelle il règle ses comptes et attaque sans finesse ses détracteurs. Le titre “Ba’l bannan nan” (comprenez “donnez-lui la banane” en créole,) est déjà là-bas un gros succès sur les réseaux sociaux !

    Fin du suspens : finalement, on l’apprendra le samedi 6 février, les hauts dirigeants haïtiens parviendront à trouver in extremis un accord de sortie de crise et à conclure, pour préserver “la continuité institutionnelle du pays”, une entente concernant la mise en place d’un gouvernement provisoire moins de 24 heures avant que le président Michel Martelly ne quitte son poste. Ainsi, trente ans jour pour jour après la fuite du dictateur Jean-Claude Duvalier, Haïti s’est réveillé sans président, mais avec l’espoir de l’organisation prochaine de l’élection présidentielle, en mai peut-être. Ouf ! Il était temps. Mais rien n’est vraiment réglé et l’avenir politique de la république reste toujours aussi flou et lourd de menaces. Mais, néanmoins, à l’heure où j’écris ce compte-rendu, un point positif : comme on passe de majeur en mineur, les manifestations de rue se sont magiquement métamorphosées en défilés de carnaval, une institution nationale si sacrée que nul événement, à la seule exception du tremblement de terre de janvier 2010 (300 000 morts !), ne peut remettre en cause ni suspendre.

    On l’aura compris, dire que le problème haïtien est “complexe”, c’est peu dire. La politique ressemble ici à un écheveau emmêlé d’intrigues florentines et de manœuvres serpentines sur fond de favelas, dans un climat permanent de misère et d’insécurité. Ce sont des Français qu’ils ont hérité, du moins le prétendent-ils, ce penchant et ce gout immodéré pour les arguties juridiques et les querelles constitutionnelles interminables. Résultat : en trente ans d’errance politique, Haïti qui compte aujourd’hui treize millions d’habitants a connu dix-sept présidents, dix coups d’état réussis ou avortés, une intervention étrangère (USA), au moins six missions internationales dont la dernière est présente dans le pays depuis déjà plus d’une décennie ! Qui dit mieux ? Quant à la situation économique, elle est fort préoccupante avec une pauvreté de masse, une inflation galopante (12% depuis avril), une monnaie, la gourde, qui a perdu le quart de sa valeur dans la dernière année, un taux de chômage autour de 60%, un exode rural qui ne cesse de s’amplifier en accélérant le processus de “bidonvilisation » du pays, etc.

    La passion du jazz

    Mais pourquoi, me direz-vous, un si long préambule en guise d’introduction à un simple compte-rendu de festival de jazz ? La raison en est simple : mieux expliquer dans quelles conditions d’insécurité et avec quel arrière-fond politique s’est réellement déroulée la dixième édition du festival de jazz de Port-au-Prince. Une évidence : principe de précaution oblige, dans n’importe quel autre pays du monde, vu la situation de désordre et de violence, le festival aurait été le vendredi 22 février immédiatement ajourné. Mais comme le titra le lendemain le Nouvelliste :La passion du jazz plus forte que la peur”. Pourquoi donc, dans ce chaos politique, le PaP Jazz Festival a-t-il pu finalement se dérouler sans réels problèmes majeurs ? A l’exception de l’absence de Kenny Garrett (son concert est reporté à l’hiver prochain) et à la défection très tardive d’Eliane Elias et de Johnny Ventura, le roi dominicain du Merengue, tous deux effrayés par la situation explosive de l’heure (no comment !). L’explication m’en a été donnée au hasard d’une conversation par une Haïtienne très amoureuse de son pays : “Tout ce qui est difficile à Haïti est facile ailleurs. Tout ce qui est difficile ailleurs est facile à Haïti.”

    En raison des élections qui devaient avoir lieu le dimanche 24 janvier, mais qui seront finalement annulées au dernier moment, les responsables du festival furent obligés en catastrophe d’amputer de deux jours (le samedi et le dimanche) sa programmation. Ces deux principaux initiateurs sont deux belles personnes qui forment dans la vie un couple charismatique très complémentaire : Miléna Sandler, directrice générale, et Joël Widmaïer, directeur artistique. Leur pedigree respectif plaide en leur faveur pour se convaincre de la légitimité de leur présence à la tête du PaP Jazz Festival. Miléna est en effet la fille de la légendaire Toto Bissainthe, chanteuse, compositrice et comédienne, disparue en 1994, qui durant toute se vie, en France comme dans son propre pays, a rendu hommage à la force de résistance et à l’incroyable spiritualité du peuple haïtien. Souvenons-nous qu’au milieu des années 70 elle a célébré avec flamme et conviction le chant vaudou aux côtés de Beb Guerin et du tout jeune Minelo Cinelu et réécoutons Papa Loko.

    Quant à Joël Widmaïer, chanteur et percussionniste de grand talent, il est le fils de Herby, chanteur et homme de radio, fondateur de la Radio Métropole. Avec le saxophoniste et clarinettiste d’origine palestinienne Issa El Saieh ; avec aussi, il ne faut pas l’oublier, l’icône du jazz haïtien, le musicologue et compositeur Gerald Merceron, Herby Widmaïer a beaucoup œuvré pour susciter et développer l’intérêt des Haïtiens pour la musique afro-américaine.

    Dans la famille Widmaïer, il y a aussi Mushy, le frère aîné, brillant pianiste qui fut très présent pendant tout le festival. Naviguant entre Port-au-Prince et Miami, cet homme fort sympathique, intelligent et cultivé, est ici unanimement reconnu comme une personnalité essentielle du jazz tel qu’il s’invente dans les Antilles. Fondateur dans les années 90 de Zéclé, populaire groupe de fusion qui, dans le sillage de Weather Report, mariait joyeusement le jazz aux rythmes vaudou ( ), notamment sur Si ou Vle, Mushy milite toujours avec ardeur pour la défense et l’illustration du kreyòl jazz.Rien ne se fait de bouleversant, dit-il en guise d’explication de sa croisade, sans l’emprise d’une fascination déraisonnable”. On ne saurait mieux dire !

    On l’aura compris ! Milena Sandler et Joël Widmaïer sont les deux indispensables piliers de la Fondation Haïti Jazz, organisation fondée en mars 2007 afin de promouvoir la pratique de la musique dans l’île, en particulier à travers le Festival International de Jazz de Port-au-Prince. Elle cherche à atteindre cet objectif en rendant accessible des formations continues de professionnalisation et en travaillant à la conservation du patrimoine musical haïtien. Avec, en priorité, la volonté de défendre et d’illustrer le kreyòl jazz en favorisant sa diffusion, évolution et promotion en Haïti comme à l’étranger. Après dix ans d’efforts, on peut aujourd’hui affirmer que le pari est en train d’être gagné. Avec, il n’est pas inutile de le préciser, pour la seule organisation du PaP Jazz Festival, l’aide financière des ambassades de quinze pays partenaires différents dont la France, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, le Chili, le Canada (où réside une importante communauté haïtienne) et les Etats-Unis. “Depuis 10 ans, grâce au PaP Jazz Festival, le public et la scène jazz kreyòl a beaucoup grandi ici. On peut désormais entendre régulièrement du créole jazz à Port-au-Prince. D’ailleurs beaucoup de jeunes musiciens s’y intéressent à travers les ateliers du PAP Jazz.” Pour ma part, lors des bœufs qui avaient lieu chaque soir, après les concerts, au Quartier Latin ou au Yauvalou, deux sympathiques restaurant « branchés » situés à Piéton Ville, j’ai pu découvrir un trompettiste de 28 ans très prometteur, Amazan Audoine. C’est le pasteur de son église qui l’a encouragé dès l’âge de 13 ans à choisir cet instrument. L’écoute d’Armstrong et de Miles aiguisa très vite chez lui son envie de s’aventurer dans le monde du jazz. L’équipe du PaP Jazz Festival le repéra et décida de le mettre en valeur à l’occasion des “after”. Mission réussie ! “ Je cherche encore aujourd’hui à trouver mon propre style en n’oubliant jamais que je suis Haïtien”. Pas doute, le kreyòl jazz a trouvé en lui un nouveau messager.

     Une musique archipélique

    Mais d’où vient cette ambition de développer en Haïti le kreyòl jazz ? C’est une idée ancienne, explique Joël Widmaïer, héritée de notre père Herby qui avait déjà tenté dans les années 50 et 60 de jazzifier les musiques traditionnelles de l’île en les harmonisant autrement. Avec mon frère Moshi, on a repris le flambeau parce que nous sommes convaincus que la musique haïtienne grâce à sa richesse mélodique et sa complexité polyrythmique se prête magnifiquement à un traitement jazz. On a, il y a quelques années, appelé ce mouvement “caribean jazz” et en Haïti “vaudou jazz”. Je préfère le terme de “kreyòl jazz” parce je suis persuadé que sa zone d’influence s’étend bien au delà de l’arc antillais pour contaminer aussi la Guyane, la Réunion, voire les îles polynésiennes du Pacifique. Je crois vraiment que cette musique archipélique, riche de toutes ses composantes les plus variées, a une chance d’être enfin reconnue sur le marché international.”

    Le kreyòl jazz, c’est donc cette originale tentative de fusion et d’échange intense entre la musique traditionnelle et le jazz, le tout porté à son degré d’incandescence par l’engagement et la spiritualité de tous ses acteurs. La base, c’est bien sûr la musique sacrée vaudou qui garde ici ses racines les plus pures et les plus vivaces. Vous en voulez un exemple ? Le percussionniste béninois Oladipo Abialo, alias Jah Baba, venu à Port-au-Prince pour participer à une rencontre inédite, groovy et très réussie avec le joueur de cor des Alpes, le Suisse Pascal Schaer, fut stupéfait de découvrir dans la musique haïtienne des arrière-fonds de rythmes africains, d’incroyables réminiscences de chants de transe ancestraux qu’il n’avait pas entendu depuis son enfance. Pas de doute, Haïti, terre pionnière de l’idéal d’indépendance dans la Caraïbe, est le sanctuaire de rythmes et de chants oubliés, effacés par l’histoire en Afrique même, et ici magiquement, miraculeusement préservés.

    Rappel historique

    La Caraïbe a été, on le sait, le creuset d’un formidable melting-pot humain, et par voie de conséquence d’un brassage musical inédit et varié. Dès le début de la Conquête, les musiques noires, espagnoles et européennes s’y sont mariées, télescopées, entremêlées, tout en subissant le parasitage idéologique des divers systèmes de colonisation. Grâce à sa lutte pour l’indépendance, acquise en 1804 (elle l’a par la suite payé très cher !), Haïti a pu sauvegarder son grondant patrimoine africain, en particulier ses musiques originaires d’Afrique de l’Ouest, musiques ailleurs déchirées, écrasées, soumises au terrible rouleau compresseur de l’assimilation forcée. Et ainsi inventer ce micro climat culturel et musical à nul autre pareil. “Par rapport au syncrétisme dominant dans la Caraïbe et à l’influence de la religion chrétienne, précise Mushy Widmaïer, il y a eu à Haïti une évolution originale qui la différencie fortement des autres îles antillaises.”

    En raison de l’émigration des planteurs français, arrivés sur l’île dès 1697, pour fuir la révolution haïtienne à partir de 1791, des milliers d’esclaves ont été emmené par leurs maîtres à Cuba, puis en Louisiane. Ce sont eux qui ont transmis en Amérique du Nord ce fabuleux héritage vaudou. On peut ainsi affirmer, comme le font de nombreux musiciens de jazz haïtiens (à l’exemple du saxophoniste Godwin Louis et de la chanteuse Pauline Jean qui creusent tous les deux avec passion cette question) que cet héritage est l’une des racines profondes des musiques afro-cubaines et, bien sûr, du jazz tel qu’il émergea à l’aube du vingtième siècle dans la Cité du Croissant.

    A ce sujet, je vous conseille d’écouter au plus vite le passionnant triple album CD qui vient tout juste de sortir chez Frémeaux & Associés : Haïti Vaudou : Ritual Music from the first Black Republic. Saviez-vous que le thème de “Kulu Se Mama” de John Coltrane est très fortement inspiré d’une chanson haïtienne écrite dans les années 50 par le saxophoniste alto Raoul Guillaume. Son titre ? “Komplent Peyizan’n”, autrement dit ”Complainte paysanne”. Bien sûr, son auteur, indifférent à la Sacem, ne toucha pas le moindre centime de droits d’auteur.

    Que sait-on de l’influence sur la musique de transe vaudou des indiens Taïnos, peuple indigène de langue Arawak qui fut très vite exterminé par les Conquistadors espagnols ? Il est aujourd’hui certain qu’à cause du marronnage, cette fuite à l’époque coloniale qui contraint les esclaves noirs, pour échapper à leur condition, à se réfugier dans les mornes que quelques chants indiens aient été alors intégrés et recyclés dans la musique rituelle vaudou. On retrouve encore aujourd’hui l’influence Arawak surtout dans le “rara ”, unemusique campagnarde inspirée du vaudou et née de la rencontre des premiers esclaves avec les populations indigènes. A preuve, la fanfare Follow Jah qui, pendant tout le festival, nous la fit découvrir. En guise d’intermède entre deux changements de plateau, cette “bande à pied” très populaire nous enchanta avec ses joyeux “déboulés” devant la scène Barbancourt, installée dans la cour de l’université de Quisqueya, totalement reconstruite depuis le tremblement de terre. Forte de 17 musiciens, la fanfare Follow Jah est principalement composée de tambours, suivis d’au moins trois instruments en bambou appelés “banbou” ou “vaksin”, de cornes en métal appelées “konet”, puis de plusieurs vagues de percussionnistes avec de petits instruments portables, comme le “chatcha” et  le “graj”.

    Voilà un magnifique exemple d’un processus qu’Edouard Glissant a conceptualisé sous le nom de ”créolisation”. A savoir cette étrange alchimie qui réussit à transformer dans un endroit du monde plusieurs éléments hétérogènes de cultures distinctes en “quelque chose de nouveau et totalement imprévisible”. Tout change en s’échangeant par la magie d’un syncrétisme tout aussi improbable qu’imprévu. “La créolisation, dit Glissant, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qu’est l’imprévisibilité. Ainsi le jazz est une inattendu créolisé en tout point extraordinaire.” Ce n’est pas nous qui dirons le contraire.

    Ouverture avec l’Haitian Jazz Stars

    D’abord la soirée d’ouverture sous les étoiles. Elle eut lieu le vendredi 22 janvier (avec un jour d’avance en raison des élections supposées, finalement reportées) à l’hôtel Karibe où nous étions hébergé. Cela tombait bien ! En plein décalage horaire (6 heures de différence), dans un état de douce somnolence quelque peu “arhumatisée”, je pus ainsi entendre le délicieux trio du pianiste canadien Oliver Jones (83 ans), fervent disciple d’Oscar Peterson. A la contrebasse, je remarquai l’excellent Eric Lagacé qui avait, pour mémoire, dans les années 80 accompagné à Paris Alain Jean-Marie aux côtés de son ami Al Levitt. Le concert inaugural se termina en beauté avec le Haitian All Jazz Stars.  

    Ce groupe inédit à la saveur créole est composé du saxophoniste americano-haïtien Godwin Louis, du trompettiste Jean Caze, de la chanteuse Pauline Jean, du pianiste Mushy Widmaier, du bassiste Jonathan Michelle, le batteur Obed Calvaire, et quelques invités tels le pianisteRéginald Policard, du formidable batteur John Bern Thomas qui joue avec le pianiste Aaron Goldberg et, bien sûr, de Joël Widmaïer, l’initiateur de cette exceptionnelle réunion de famille : « Notre idée était de faire jouer sur une même scène tous ceux qu’on pense être les meilleurs musiciens de jazz issus de la diaspora haïtienne (New York, Miami, Montréal). Plusieurs d’entre eux ont déjà joué ensemble, soit en concert ou en studio. Mais c’était la première fois que cette réunion a pu se réaliser, de plus ici en Haïti, et, vu les circonstances, sans la moindre répétition préalable. On espère que d’autres festivals auront l’envie de les programmer. Comme chacun des musiciens de ce collectif inédit a son propre groupe et matériel, tous ont contribué au répertoire de ce concert.”

    L’une des révélations de ce groupe que l’on n’espère pas éphémère fut une belle étoile montante, la chanteuse Pauline Jean que nous pûmes revoir quelques jours plus tard, accompagnée par Mushy Widmaïer, sur la scène Barbancourt (sponsor et marque d’un excellent rhum local, très ambré et soyeux. Ah! sa cuvée quinze ans d’âge). Magnifique dans sa robe chamarrée, elle chanta de sa voix de contralto chaudement voilée, parfois canaille à la Dee Dee, très “rauque ‘n‘ roll”, aussi bien en anglais, espagnol que, bien sûr, en créole. On n’oubliera pas de si tôt son envoûtante version de “Here’s To Life“ où elle sut, comme Shirley Horn, sans mimétisme ni maniérisme, avec une sensualité toute féline, déployer son art de l’ellipse et de la lenteur, sa science érotique du suspense et du silence. Comme l’a écrit notre excellent confrère Claude Bernard Sérant dans les colonnes du Nouvelliste. “Dans un savant mélange de tonalités de grandes prêtresses du jazz, elle a concilié les racines fusionnelles de la musique populaire haïtienne dans un kreyòl jazz éblouissant”. On attend avec impatience au printemps prochain la sortie de son nouvel album “Nwayo” enregistré avec ses complices Godwin Louis, Obed Calvaire, Jonathan Michel et Jean Caze. Pour en avoir un avant-goût, jetez un œil sur le “making of” du disque sur youtube.

    A nos yeux comme à nos oreilles, les deux découvertes, les deux moments magiques du festival auront été sans conteste deux rencontres aussi exceptionnelles qu’improbables : celle du prêtre vaudou Erol Josué et du pianiste cubain Omar Sosa sur la scène du théâtre le Triomphe, puis celle de la chanteuse haïtienne Renette Désir et du pianiste belge Fabian Fiorini sur la scène Balancourt

    L’happening mystique d’Erol Josué et d’Omar Sosa

    C’est à la journaliste, musicologue et anthropologue Emmanuelle Honorin que l’on doit cette idée de rencontre qu’elle porte en elle depuis près de dix ans. “Le voisinage culturel et le cousinage spirituel d’Erol et Omar m’ont donné l’envie de réaliser ce projet un peu fou qui n’a pu bénéficier, en raison des événements, que de deux jours à peine de répétition. Qui est Erol Josué ? C’est un artiste total, tout à la fois danseur et comédien, mais surtout prêtre vaudou en activité, directeur du Bureau national d’ethnologie de Port-au-Prince. Personnalité charismatique au regard magnétique, il est ce passeur passionné, ce griot magnifique qui aime à télescoper la tradition ancestrale et la modernité la plus baroque. Avec une grandiloquence sobre et sombre, il met en jeu sur scène, avec des gestes lents, toute une fascinante dramaturgie du corps et de la voix. En trois tableaux enrichis de somptueux costumes, avec le soutien de quatre percussionnistes et d’un chœur de huit femmes (dont la plus ancienne bouleverse avec sa voix à la Bessie Smith), Erol Josué nous invite à une cérémonie incantatoire. Un happening mystique aux confins de l’ancestral et du post moderne. Une rencontre de mémoire connexe entre deux artistes pour qui la musique est avant tout une expérience de vie. Un spectacle porté par deux visionnaires, habités par la force des esprits. Ceux de la santeria cubaine pour Omar Sosa et du vaudou haïtien pour Erol Josué.

    Heureuse surprise ! Omar Sosa a su tout le temps du spectacle rester lui-même tout en s’intégrant parfaitement dans le territoire que lui proposait d’investir le prêtre vaudou. Il joua très finement la carte du minimalisme inspiré, oubliant toutes les ficelles et les roublardises qui agacent trop souvent dans son jeu. Les quatre tambourineurs n’y sont pas pour rien. Ils ont fait preuve d’une finesse collective d’oreille vraiment fabuleuse, tous branchés ensemble sur la même longueur d’onde, en contact direct simultané avec Sosa dans un jeu de questions/réponses d’une rare intensité. Visiblement aux anges, toute antenne dressée, le pianiste cubain suit au doigt et à l’œil les quatre percussionnistes. Debout devant son piano, il dodeline joyeusement de la tête dans un mouvement de gauche à droite. Tel “un serpent qui danse autour d’un bâton” (C. Baudelaire), tout son corps tangue en cadence. C’est très beau à voir. Erol Josué, en acteur né et en grand catalyseur, joue de son côté à capter “cette fluidité magnétique” (selon la belle formule de Claude Bernard Sérant) pour la redistribuer sur scène à tous les autres acteurs, mais aussi à tout l’auditoire, visiblement sous le choc et sous le charme. Au final, standing ovation ! Triomphe au Triomphe ! Laissons la conclusion à Claude Bernard Sérant : “La santeria et le vaudou se sont ce soir donnés la main sur les ailes du jazz pour voler plus haut.”

    Le duo Renette Désir et Fabian Fiorini

    C’est le producteur et musicien belge Michael Wolteche (Enthousiast Music) qui est à l’initiative de cette rencontre explosive, intime et sauvage, entre la chanteuse haïtienne et le pianiste d’Aka Moon. Michael est très ému de présenter sur une grande scène, en formule amplifiée, pour la première fois devant un auditoire haïtien ce beau duo complice à propos de la traite négrière, de l’esclavage et ses traumatismes qu’il engendra au cours de l’histoire. Renette Désir est consciente de prendre ce soir le risque de casser son image de “chanteuse populaire” en dévoilant d’elle-même des facettes nouvelles qui pourraient déconcerter son public. Elle est aussi particulièrement émue parce que ce concert a lieu dans la cour de l’Université Quisqueya. Etudiante, il y a six ans, à l’heure du terrible tremblement de terre, elle avait du passer deux jours et demi sous une dalle de béton avant d’être secourue. Elle fut la seule survivante de sa classe.

    L’ami Stéphane Ollivier qui vit le spectacle en formule acoustique à Avignon à l’Ajmi en juillet dernier, dans le cadre de “Tête de jazz“, en fit dans le blog live de Jazz Mag un compte rendu très élogieux. “La voix puissante, ronde et claire de Renette désir, magnifiquement scénographiée par le piano abrupt et anti-lyrique de Fabian Fiorini s’empare avec finesse de cette culture archipélique pour pointer son caractère syncrétique et lui redonner son identité perdue…“ Le récital très ouvert et souple enchaîne habilement des pièces en français, anglais et créole, des chants vaudou, des bouts de poèmes, comme ceux de Roussin Camille, avec des standards du jazz comme Caravan. Dans ce duo acrobatique, Fabian Fiorini (qui a dans sa jeunesse étudié les percussions africaines) joue superbement le rôle de “l’architecte fou” (selon la formule de Michael Wolteche) avec son jeu très percussif qui apporte à tout l’édifice une solide assise rythmique et harmonique. Le grand frisson du concert fut quand Renette Désir passa tout en douceur de “Strange Fruit” à “Come Sunday”. Avec ses growls ravageurs, sa voix d’airain forgée dans les églises, trouva alors toute sa puissance d’émotion. L’ombre de Mahalia Jackson plana soudainement sur Port-au-Prince.

    Manu Codjia ouvre la finale

    Samedi 30 janvier, dans le cadre superbe du Parc Historique de la canne à sucre, dans les environs de la Capitale, pour le concert final, la France fut particulièrement mise à l’honneur. 

    1) D’abord avec Manu Codjia qui nous gratifia, comme à son habitude, d’un magnifique concert où il déploya toute la richesse et la subtilité de sa palette sonore à partir d’un programme dense et intense où les compositions de Serge Gainsbourg croisaient celles de Michael Jackson. Le triomphant trio qu’il forme avec l’impressionnant Jérôme Regard (qui joue toujours de la contrebasse sans retour) et Julien Charlet (qui remplaçait brillamment à la batterie Philippe « Pipon » Garcia, indisponible) n’a pas chômé pendant son séjour mouvementé à Haïti. Il a en effet donné pas moins de quatre concerts en quatre jours : deux dans la capitale, respectivement à l’Institut Français ainsi qu’au Parc historique de la Canne à Sucre, mais également deux en province, dans les Alliances françaises de Gonaïve et de Cap-Haïtien. Qui dit mieux ? Bravo les gars !

    Wèspè pou Ayiti

    Créé en 2011 à Sainte Lucie dans un mouvement de solidarité avec Haïti après le tremblement de terre, le projet collégial Wèspè pou Ayiti a été imaginé et réalisé par trois musiciens antillais. A savoir, le pianiste saint-lucien Richard Payne, le batteur guadeloupéen Sonny Troupé, qui, trop occupé, est aujourd’hui remplacé par Grégory Louis, et le trompettiste haïtien Jean Caze qui joue dans l’orchestre du chanteur crooner Michael Bublé. Avec la complicité très active du bassiste martiniquais Miki Télèphe, grand spécialiste du tambour Bélé, du bassiste de Sainte-Lucie Francis John, et, bien sûr, de Joël Widmaïer aux percussions et au chant. J’avais déjà écrit en décembre 2012 sur le blog de Jazz Magazine dans mon compte rendu d’ÎloJazz, le festival de jazz de Pointe-à-Pitre : “Le résultat est enthousiasmant. Je lance un appel pour que cette création groovy, originale et festive trouve rapidement un écho favorable auprès des responsables de festival de jazz métropolitains comme européens. Je m’engage ici à leur assurer un succès immédiat auprès de leur public tant la musique afro caribéenne que délivre avec bonheur ce groupe très soudé est riche et généreuse. A bons entendeurs… » Trois ans plus tard je persiste et signe. Quel bonheur de pouvoir enfin entendre, sur la terre même de son inspiration, ce projet 100% kreyòl jazz, cet hommage chaleureux à Haïti pour sa contribution à la liberté et l’indépendance dans la Caraïbe. Respect, messieurs ! Ou plutôt « Wèspè » comme on dit en créole.

    Mario Canonge et Annick Tangora

    3) Enfin, pour clore en beauté les festivités, une surprise ! Eliane Elias s’étant décommandée au dernier moment, Mélina et Joël durent au pied levé, trouver une solution de rechange. Bingo ! Ils eurent la brillante idée de penser à Mario Canonge et Annick Tangora. Coup de chance et soulagement : Annick et Mario acceptèrent de s’envoler illico pour Haïti avec le jeune contrebassiste Zakarie Abraham, mais aussi ce nouveau surdoué de la batterie qui sait naturellement tout jouer en toute décontraction, Arnaud Dolmen. Un nom à retenir ! Pour être présent sur scène, il fit un aller-retour Paris/Port-au-Prince/Paris vraiment express. Il ne sera resté à Haïti que six heures ! Sans jet flag !

    Pianiste martiniquais doué d’une tourbillonnante capacité d’adaptation d’un style à un autre, jazz, zouk, Brésil ou salsa, sans jamais perdre son identité, Mario Canonge, en infatigable défricheur des musiques épicées du monde, éclaboussa la soirée de son inépuisable énergie multicolore. Stimulée par tant d’ardeur, Tangora se mit tout de suite au diapason tropical. Avec flamme, charme et liberté, elle déroula le répertoire de son excellent nouvel album “Springtime” (Frémeaux) dans lequel elle a signé presque toutes les paroles, en français comme en anglais. En particulier, cette superbe Cantabile for Lady Day, une composition de Michel Petrucciani que Canonge a très subtilement réharmonisée.

    Chapeau les artistes et longue vie au PaP Jazz Festival !

    Pascal Anquetil 

    Post-scriptum : Le dimanche suivant, juste avant que je ne reparte le lendemain matin dans l’hiver parisien, l’équipe du festival, harassée mais heureuse de ses exploits, choisit de prendre de la hauteur en nous conduisant dans le restaurant les 3 Decks, situé à 1300 mètres d’altitude, pour y goûter la finesse des mets créoles et la fraîcheur de l’air de la montagne. Un trio jazz y jouait de la musique d’ambiance avec délicatesse et modestie. Apprenant qu’un journaliste de Jazz Magazine était là, le pianiste à la chevelure argentée s’avança à la pause vers moi et me dit : « Je m’appelle Frantz Courtois. N’oubliez pas, s’il vous plait, à votre retour de saluer de ma part Philippe Carles. Peut-être se souviendra-t-il que je suis venu le voir dans le années 80 dans son bureau avec Al Levitt ? » Mission accomplie.

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  • De retour de Haïti pour assister, en pleine tourmente politique, au festival de jazz de Port-au-Prince, Pascal Anquetil n’en est toujours pas revenu. Compte-rendu enthousiaste d’un festival très original qui milite ardemment, en plein pays vaudou, pour l’émergence et la diffusion d’un kreyòl jazz, musique métisse à vocation planétaire.

     

    Un festival sous pression

    Vendredi 22 janvier 2016, autour de 17h, nous atterrissons tout heureux à l’aéroport Toussaint Louverture de Port-au-Prince, sans nous douter de la situation de violence et de confusion qui a régné ce jour-là à Haïti. Sous la pression de l’opposition qui hurle à la “mascarade électorale” et s’insurge contre “les fraudes et les irrégularités massives”, le deuxième tour de la présidentielle et des législatives qui devait avoir lieu, enfin, le dimanche 24 janvier prochain, vient d’être reporté sine die. Cette annulation eut pour conséquence d’enflammer immédiatement la rue. Comme l’a écrit dans son langage fleuri le journal le Nouvelliste : “Dans l’après midi, la tourbe et la horde sauvage étaient passées, saccageant tout sur leur passage. Pneus enflammés, fumées noirâtres à odeur acre, torrents humains vociférants, déchainés contre les biens privés et les pare-brise d’autos se trouvant sur leur chemin.”

    Tel est le décor urbain lors de mon débarquement à Haïti. Avec toutes “les” questions du jour : A qui Michel Martelly, le 7 février prochain, jour de la fin officielle de son mandat de cinq ans, pourra-t-il confier les rênes de la présidence ? Y aura-t-il, en raison du vide institutionnel, vacance du pouvoir avec toutes les conséquences périlleuses qui pourraient en découler ? Retrouvera-t-il son ancien emploi de chanteur très populaire de konpa, forme pré zoukienne de merengue à la sauce haïtienne ? Pourra-t-il surtout se produire une fois de plus, comme il le souhaite, sous son nom de scène de “Sweet Micky”, lors du carnaval de Port-au-Prince qui commence le jour même de son départ de la présidence ? En attendant de quitter son poste,Sweet Micky est au cœur de toutes les conversations. La raison ? La sortie de son nouveau tube carnavalesque, une chanson dans laquelle il règle ses comptes et attaque sans finesse ses détracteurs. Le titre “Ba’l bannan nan” (comprenez “donnez-lui la banane” en créole,) est déjà là-bas un gros succès sur les réseaux sociaux !

    Fin du suspens : finalement, on l’apprendra le samedi 6 février, les hauts dirigeants haïtiens parviendront à trouver in extremis un accord de sortie de crise et à conclure, pour préserver “la continuité institutionnelle du pays”, une entente concernant la mise en place d’un gouvernement provisoire moins de 24 heures avant que le président Michel Martelly ne quitte son poste. Ainsi, trente ans jour pour jour après la fuite du dictateur Jean-Claude Duvalier, Haïti s’est réveillé sans président, mais avec l’espoir de l’organisation prochaine de l’élection présidentielle, en mai peut-être. Ouf ! Il était temps. Mais rien n’est vraiment réglé et l’avenir politique de la république reste toujours aussi flou et lourd de menaces. Mais, néanmoins, à l’heure où j’écris ce compte-rendu, un point positif : comme on passe de majeur en mineur, les manifestations de rue se sont magiquement métamorphosées en défilés de carnaval, une institution nationale si sacrée que nul événement, à la seule exception du tremblement de terre de janvier 2010 (300 000 morts !), ne peut remettre en cause ni suspendre.

    On l’aura compris, dire que le problème haïtien est “complexe”, c’est peu dire. La politique ressemble ici à un écheveau emmêlé d’intrigues florentines et de manœuvres serpentines sur fond de favelas, dans un climat permanent de misère et d’insécurité. Ce sont des Français qu’ils ont hérité, du moins le prétendent-ils, ce penchant et ce gout immodéré pour les arguties juridiques et les querelles constitutionnelles interminables. Résultat : en trente ans d’errance politique, Haïti qui compte aujourd’hui treize millions d’habitants a connu dix-sept présidents, dix coups d’état réussis ou avortés, une intervention étrangère (USA), au moins six missions internationales dont la dernière est présente dans le pays depuis déjà plus d’une décennie ! Qui dit mieux ? Quant à la situation économique, elle est fort préoccupante avec une pauvreté de masse, une inflation galopante (12% depuis avril), une monnaie, la gourde, qui a perdu le quart de sa valeur dans la dernière année, un taux de chômage autour de 60%, un exode rural qui ne cesse de s’amplifier en accélérant le processus de “bidonvilisation » du pays, etc.

    La passion du jazz

    Mais pourquoi, me direz-vous, un si long préambule en guise d’introduction à un simple compte-rendu de festival de jazz ? La raison en est simple : mieux expliquer dans quelles conditions d’insécurité et avec quel arrière-fond politique s’est réellement déroulée la dixième édition du festival de jazz de Port-au-Prince. Une évidence : principe de précaution oblige, dans n’importe quel autre pays du monde, vu la situation de désordre et de violence, le festival aurait été le vendredi 22 février immédiatement ajourné. Mais comme le titra le lendemain le Nouvelliste :La passion du jazz plus forte que la peur”. Pourquoi donc, dans ce chaos politique, le PaP Jazz Festival a-t-il pu finalement se dérouler sans réels problèmes majeurs ? A l’exception de l’absence de Kenny Garrett (son concert est reporté à l’hiver prochain) et à la défection très tardive d’Eliane Elias et de Johnny Ventura, le roi dominicain du Merengue, tous deux effrayés par la situation explosive de l’heure (no comment !). L’explication m’en a été donnée au hasard d’une conversation par une Haïtienne très amoureuse de son pays : “Tout ce qui est difficile à Haïti est facile ailleurs. Tout ce qui est difficile ailleurs est facile à Haïti.”

    En raison des élections qui devaient avoir lieu le dimanche 24 janvier, mais qui seront finalement annulées au dernier moment, les responsables du festival furent obligés en catastrophe d’amputer de deux jours (le samedi et le dimanche) sa programmation. Ces deux principaux initiateurs sont deux belles personnes qui forment dans la vie un couple charismatique très complémentaire : Miléna Sandler, directrice générale, et Joël Widmaïer, directeur artistique. Leur pedigree respectif plaide en leur faveur pour se convaincre de la légitimité de leur présence à la tête du PaP Jazz Festival. Miléna est en effet la fille de la légendaire Toto Bissainthe, chanteuse, compositrice et comédienne, disparue en 1994, qui durant toute se vie, en France comme dans son propre pays, a rendu hommage à la force de résistance et à l’incroyable spiritualité du peuple haïtien. Souvenons-nous qu’au milieu des années 70 elle a célébré avec flamme et conviction le chant vaudou aux côtés de Beb Guerin et du tout jeune Minelo Cinelu et réécoutons Papa Loko.

    Quant à Joël Widmaïer, chanteur et percussionniste de grand talent, il est le fils de Herby, chanteur et homme de radio, fondateur de la Radio Métropole. Avec le saxophoniste et clarinettiste d’origine palestinienne Issa El Saieh ; avec aussi, il ne faut pas l’oublier, l’icône du jazz haïtien, le musicologue et compositeur Gerald Merceron, Herby Widmaïer a beaucoup œuvré pour susciter et développer l’intérêt des Haïtiens pour la musique afro-américaine.

    Dans la famille Widmaïer, il y a aussi Mushy, le frère aîné, brillant pianiste qui fut très présent pendant tout le festival. Naviguant entre Port-au-Prince et Miami, cet homme fort sympathique, intelligent et cultivé, est ici unanimement reconnu comme une personnalité essentielle du jazz tel qu’il s’invente dans les Antilles. Fondateur dans les années 90 de Zéclé, populaire groupe de fusion qui, dans le sillage de Weather Report, mariait joyeusement le jazz aux rythmes vaudou ( ), notamment sur Si ou Vle, Mushy milite toujours avec ardeur pour la défense et l’illustration du kreyòl jazz.Rien ne se fait de bouleversant, dit-il en guise d’explication de sa croisade, sans l’emprise d’une fascination déraisonnable”. On ne saurait mieux dire !

    On l’aura compris ! Milena Sandler et Joël Widmaïer sont les deux indispensables piliers de la Fondation Haïti Jazz, organisation fondée en mars 2007 afin de promouvoir la pratique de la musique dans l’île, en particulier à travers le Festival International de Jazz de Port-au-Prince. Elle cherche à atteindre cet objectif en rendant accessible des formations continues de professionnalisation et en travaillant à la conservation du patrimoine musical haïtien. Avec, en priorité, la volonté de défendre et d’illustrer le kreyòl jazz en favorisant sa diffusion, évolution et promotion en Haïti comme à l’étranger. Après dix ans d’efforts, on peut aujourd’hui affirmer que le pari est en train d’être gagné. Avec, il n’est pas inutile de le préciser, pour la seule organisation du PaP Jazz Festival, l’aide financière des ambassades de quinze pays partenaires différents dont la France, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, le Chili, le Canada (où réside une importante communauté haïtienne) et les Etats-Unis. “Depuis 10 ans, grâce au PaP Jazz Festival, le public et la scène jazz kreyòl a beaucoup grandi ici. On peut désormais entendre régulièrement du créole jazz à Port-au-Prince. D’ailleurs beaucoup de jeunes musiciens s’y intéressent à travers les ateliers du PAP Jazz.” Pour ma part, lors des bœufs qui avaient lieu chaque soir, après les concerts, au Quartier Latin ou au Yauvalou, deux sympathiques restaurant « branchés » situés à Piéton Ville, j’ai pu découvrir un trompettiste de 28 ans très prometteur, Amazan Audoine. C’est le pasteur de son église qui l’a encouragé dès l’âge de 13 ans à choisir cet instrument. L’écoute d’Armstrong et de Miles aiguisa très vite chez lui son envie de s’aventurer dans le monde du jazz. L’équipe du PaP Jazz Festival le repéra et décida de le mettre en valeur à l’occasion des “after”. Mission réussie ! “ Je cherche encore aujourd’hui à trouver mon propre style en n’oubliant jamais que je suis Haïtien”. Pas doute, le kreyòl jazz a trouvé en lui un nouveau messager.

     Une musique archipélique

    Mais d’où vient cette ambition de développer en Haïti le kreyòl jazz ? C’est une idée ancienne, explique Joël Widmaïer, héritée de notre père Herby qui avait déjà tenté dans les années 50 et 60 de jazzifier les musiques traditionnelles de l’île en les harmonisant autrement. Avec mon frère Moshi, on a repris le flambeau parce que nous sommes convaincus que la musique haïtienne grâce à sa richesse mélodique et sa complexité polyrythmique se prête magnifiquement à un traitement jazz. On a, il y a quelques années, appelé ce mouvement “caribean jazz” et en Haïti “vaudou jazz”. Je préfère le terme de “kreyòl jazz” parce je suis persuadé que sa zone d’influence s’étend bien au delà de l’arc antillais pour contaminer aussi la Guyane, la Réunion, voire les îles polynésiennes du Pacifique. Je crois vraiment que cette musique archipélique, riche de toutes ses composantes les plus variées, a une chance d’être enfin reconnue sur le marché international.”

    Le kreyòl jazz, c’est donc cette originale tentative de fusion et d’échange intense entre la musique traditionnelle et le jazz, le tout porté à son degré d’incandescence par l’engagement et la spiritualité de tous ses acteurs. La base, c’est bien sûr la musique sacrée vaudou qui garde ici ses racines les plus pures et les plus vivaces. Vous en voulez un exemple ? Le percussionniste béninois Oladipo Abialo, alias Jah Baba, venu à Port-au-Prince pour participer à une rencontre inédite, groovy et très réussie avec le joueur de cor des Alpes, le Suisse Pascal Schaer, fut stupéfait de découvrir dans la musique haïtienne des arrière-fonds de rythmes africains, d’incroyables réminiscences de chants de transe ancestraux qu’il n’avait pas entendu depuis son enfance. Pas de doute, Haïti, terre pionnière de l’idéal d’indépendance dans la Caraïbe, est le sanctuaire de rythmes et de chants oubliés, effacés par l’histoire en Afrique même, et ici magiquement, miraculeusement préservés.

    Rappel historique

    La Caraïbe a été, on le sait, le creuset d’un formidable melting-pot humain, et par voie de conséquence d’un brassage musical inédit et varié. Dès le début de la Conquête, les musiques noires, espagnoles et européennes s’y sont mariées, télescopées, entremêlées, tout en subissant le parasitage idéologique des divers systèmes de colonisation. Grâce à sa lutte pour l’indépendance, acquise en 1804 (elle l’a par la suite payé très cher !), Haïti a pu sauvegarder son grondant patrimoine africain, en particulier ses musiques originaires d’Afrique de l’Ouest, musiques ailleurs déchirées, écrasées, soumises au terrible rouleau compresseur de l’assimilation forcée. Et ainsi inventer ce micro climat culturel et musical à nul autre pareil. “Par rapport au syncrétisme dominant dans la Caraïbe et à l’influence de la religion chrétienne, précise Mushy Widmaïer, il y a eu à Haïti une évolution originale qui la différencie fortement des autres îles antillaises.”

    En raison de l’émigration des planteurs français, arrivés sur l’île dès 1697, pour fuir la révolution haïtienne à partir de 1791, des milliers d’esclaves ont été emmené par leurs maîtres à Cuba, puis en Louisiane. Ce sont eux qui ont transmis en Amérique du Nord ce fabuleux héritage vaudou. On peut ainsi affirmer, comme le font de nombreux musiciens de jazz haïtiens (à l’exemple du saxophoniste Godwin Louis et de la chanteuse Pauline Jean qui creusent tous les deux avec passion cette question) que cet héritage est l’une des racines profondes des musiques afro-cubaines et, bien sûr, du jazz tel qu’il émergea à l’aube du vingtième siècle dans la Cité du Croissant.

    A ce sujet, je vous conseille d’écouter au plus vite le passionnant triple album CD qui vient tout juste de sortir chez Frémeaux & Associés : Haïti Vaudou : Ritual Music from the first Black Republic. Saviez-vous que le thème de “Kulu Se Mama” de John Coltrane est très fortement inspiré d’une chanson haïtienne écrite dans les années 50 par le saxophoniste alto Raoul Guillaume. Son titre ? “Komplent Peyizan’n”, autrement dit ”Complainte paysanne”. Bien sûr, son auteur, indifférent à la Sacem, ne toucha pas le moindre centime de droits d’auteur.

    Que sait-on de l’influence sur la musique de transe vaudou des indiens Taïnos, peuple indigène de langue Arawak qui fut très vite exterminé par les Conquistadors espagnols ? Il est aujourd’hui certain qu’à cause du marronnage, cette fuite à l’époque coloniale qui contraint les esclaves noirs, pour échapper à leur condition, à se réfugier dans les mornes que quelques chants indiens aient été alors intégrés et recyclés dans la musique rituelle vaudou. On retrouve encore aujourd’hui l’influence Arawak surtout dans le “rara ”, unemusique campagnarde inspirée du vaudou et née de la rencontre des premiers esclaves avec les populations indigènes. A preuve, la fanfare Follow Jah qui, pendant tout le festival, nous la fit découvrir. En guise d’intermède entre deux changements de plateau, cette “bande à pied” très populaire nous enchanta avec ses joyeux “déboulés” devant la scène Barbancourt, installée dans la cour de l’université de Quisqueya, totalement reconstruite depuis le tremblement de terre. Forte de 17 musiciens, la fanfare Follow Jah est principalement composée de tambours, suivis d’au moins trois instruments en bambou appelés “banbou” ou “vaksin”, de cornes en métal appelées “konet”, puis de plusieurs vagues de percussionnistes avec de petits instruments portables, comme le “chatcha” et  le “graj”.

    Voilà un magnifique exemple d’un processus qu’Edouard Glissant a conceptualisé sous le nom de ”créolisation”. A savoir cette étrange alchimie qui réussit à transformer dans un endroit du monde plusieurs éléments hétérogènes de cultures distinctes en “quelque chose de nouveau et totalement imprévisible”. Tout change en s’échangeant par la magie d’un syncrétisme tout aussi improbable qu’imprévu. “La créolisation, dit Glissant, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qu’est l’imprévisibilité. Ainsi le jazz est une inattendu créolisé en tout point extraordinaire.” Ce n’est pas nous qui dirons le contraire.

    Ouverture avec l’Haitian Jazz Stars

    D’abord la soirée d’ouverture sous les étoiles. Elle eut lieu le vendredi 22 janvier (avec un jour d’avance en raison des élections supposées, finalement reportées) à l’hôtel Karibe où nous étions hébergé. Cela tombait bien ! En plein décalage horaire (6 heures de différence), dans un état de douce somnolence quelque peu “arhumatisée”, je pus ainsi entendre le délicieux trio du pianiste canadien Oliver Jones (83 ans), fervent disciple d’Oscar Peterson. A la contrebasse, je remarquai l’excellent Eric Lagacé qui avait, pour mémoire, dans les années 80 accompagné à Paris Alain Jean-Marie aux côtés de son ami Al Levitt. Le concert inaugural se termina en beauté avec le Haitian All Jazz Stars.  

    Ce groupe inédit à la saveur créole est composé du saxophoniste americano-haïtien Godwin Louis, du trompettiste Jean Caze, de la chanteuse Pauline Jean, du pianiste Mushy Widmaier, du bassiste Jonathan Michelle, le batteur Obed Calvaire, et quelques invités tels le pianisteRéginald Policard, du formidable batteur John Bern Thomas qui joue avec le pianiste Aaron Goldberg et, bien sûr, de Joël Widmaïer, l’initiateur de cette exceptionnelle réunion de famille : « Notre idée était de faire jouer sur une même scène tous ceux qu’on pense être les meilleurs musiciens de jazz issus de la diaspora haïtienne (New York, Miami, Montréal). Plusieurs d’entre eux ont déjà joué ensemble, soit en concert ou en studio. Mais c’était la première fois que cette réunion a pu se réaliser, de plus ici en Haïti, et, vu les circonstances, sans la moindre répétition préalable. On espère que d’autres festivals auront l’envie de les programmer. Comme chacun des musiciens de ce collectif inédit a son propre groupe et matériel, tous ont contribué au répertoire de ce concert.”

    L’une des révélations de ce groupe que l’on n’espère pas éphémère fut une belle étoile montante, la chanteuse Pauline Jean que nous pûmes revoir quelques jours plus tard, accompagnée par Mushy Widmaïer, sur la scène Barbancourt (sponsor et marque d’un excellent rhum local, très ambré et soyeux. Ah! sa cuvée quinze ans d’âge). Magnifique dans sa robe chamarrée, elle chanta de sa voix de contralto chaudement voilée, parfois canaille à la Dee Dee, très “rauque ‘n‘ roll”, aussi bien en anglais, espagnol que, bien sûr, en créole. On n’oubliera pas de si tôt son envoûtante version de “Here’s To Life“ où elle sut, comme Shirley Horn, sans mimétisme ni maniérisme, avec une sensualité toute féline, déployer son art de l’ellipse et de la lenteur, sa science érotique du suspense et du silence. Comme l’a écrit notre excellent confrère Claude Bernard Sérant dans les colonnes du Nouvelliste. “Dans un savant mélange de tonalités de grandes prêtresses du jazz, elle a concilié les racines fusionnelles de la musique populaire haïtienne dans un kreyòl jazz éblouissant”. On attend avec impatience au printemps prochain la sortie de son nouvel album “Nwayo” enregistré avec ses complices Godwin Louis, Obed Calvaire, Jonathan Michel et Jean Caze. Pour en avoir un avant-goût, jetez un œil sur le “making of” du disque sur youtube.

    A nos yeux comme à nos oreilles, les deux découvertes, les deux moments magiques du festival auront été sans conteste deux rencontres aussi exceptionnelles qu’improbables : celle du prêtre vaudou Erol Josué et du pianiste cubain Omar Sosa sur la scène du théâtre le Triomphe, puis celle de la chanteuse haïtienne Renette Désir et du pianiste belge Fabian Fiorini sur la scène Balancourt

    L’happening mystique d’Erol Josué et d’Omar Sosa

    C’est à la journaliste, musicologue et anthropologue Emmanuelle Honorin que l’on doit cette idée de rencontre qu’elle porte en elle depuis près de dix ans. “Le voisinage culturel et le cousinage spirituel d’Erol et Omar m’ont donné l’envie de réaliser ce projet un peu fou qui n’a pu bénéficier, en raison des événements, que de deux jours à peine de répétition. Qui est Erol Josué ? C’est un artiste total, tout à la fois danseur et comédien, mais surtout prêtre vaudou en activité, directeur du Bureau national d’ethnologie de Port-au-Prince. Personnalité charismatique au regard magnétique, il est ce passeur passionné, ce griot magnifique qui aime à télescoper la tradition ancestrale et la modernité la plus baroque. Avec une grandiloquence sobre et sombre, il met en jeu sur scène, avec des gestes lents, toute une fascinante dramaturgie du corps et de la voix. En trois tableaux enrichis de somptueux costumes, avec le soutien de quatre percussionnistes et d’un chœur de huit femmes (dont la plus ancienne bouleverse avec sa voix à la Bessie Smith), Erol Josué nous invite à une cérémonie incantatoire. Un happening mystique aux confins de l’ancestral et du post moderne. Une rencontre de mémoire connexe entre deux artistes pour qui la musique est avant tout une expérience de vie. Un spectacle porté par deux visionnaires, habités par la force des esprits. Ceux de la santeria cubaine pour Omar Sosa et du vaudou haïtien pour Erol Josué.

    Heureuse surprise ! Omar Sosa a su tout le temps du spectacle rester lui-même tout en s’intégrant parfaitement dans le territoire que lui proposait d’investir le prêtre vaudou. Il joua très finement la carte du minimalisme inspiré, oubliant toutes les ficelles et les roublardises qui agacent trop souvent dans son jeu. Les quatre tambourineurs n’y sont pas pour rien. Ils ont fait preuve d’une finesse collective d’oreille vraiment fabuleuse, tous branchés ensemble sur la même longueur d’onde, en contact direct simultané avec Sosa dans un jeu de questions/réponses d’une rare intensité. Visiblement aux anges, toute antenne dressée, le pianiste cubain suit au doigt et à l’œil les quatre percussionnistes. Debout devant son piano, il dodeline joyeusement de la tête dans un mouvement de gauche à droite. Tel “un serpent qui danse autour d’un bâton” (C. Baudelaire), tout son corps tangue en cadence. C’est très beau à voir. Erol Josué, en acteur né et en grand catalyseur, joue de son côté à capter “cette fluidité magnétique” (selon la belle formule de Claude Bernard Sérant) pour la redistribuer sur scène à tous les autres acteurs, mais aussi à tout l’auditoire, visiblement sous le choc et sous le charme. Au final, standing ovation ! Triomphe au Triomphe ! Laissons la conclusion à Claude Bernard Sérant : “La santeria et le vaudou se sont ce soir donnés la main sur les ailes du jazz pour voler plus haut.”

    Le duo Renette Désir et Fabian Fiorini

    C’est le producteur et musicien belge Michael Wolteche (Enthousiast Music) qui est à l’initiative de cette rencontre explosive, intime et sauvage, entre la chanteuse haïtienne et le pianiste d’Aka Moon. Michael est très ému de présenter sur une grande scène, en formule amplifiée, pour la première fois devant un auditoire haïtien ce beau duo complice à propos de la traite négrière, de l’esclavage et ses traumatismes qu’il engendra au cours de l’histoire. Renette Désir est consciente de prendre ce soir le risque de casser son image de “chanteuse populaire” en dévoilant d’elle-même des facettes nouvelles qui pourraient déconcerter son public. Elle est aussi particulièrement émue parce que ce concert a lieu dans la cour de l’Université Quisqueya. Etudiante, il y a six ans, à l’heure du terrible tremblement de terre, elle avait du passer deux jours et demi sous une dalle de béton avant d’être secourue. Elle fut la seule survivante de sa classe.

    L’ami Stéphane Ollivier qui vit le spectacle en formule acoustique à Avignon à l’Ajmi en juillet dernier, dans le cadre de “Tête de jazz“, en fit dans le blog live de Jazz Mag un compte rendu très élogieux. “La voix puissante, ronde et claire de Renette désir, magnifiquement scénographiée par le piano abrupt et anti-lyrique de Fabian Fiorini s’empare avec finesse de cette culture archipélique pour pointer son caractère syncrétique et lui redonner son identité perdue…“ Le récital très ouvert et souple enchaîne habilement des pièces en français, anglais et créole, des chants vaudou, des bouts de poèmes, comme ceux de Roussin Camille, avec des standards du jazz comme Caravan. Dans ce duo acrobatique, Fabian Fiorini (qui a dans sa jeunesse étudié les percussions africaines) joue superbement le rôle de “l’architecte fou” (selon la formule de Michael Wolteche) avec son jeu très percussif qui apporte à tout l’édifice une solide assise rythmique et harmonique. Le grand frisson du concert fut quand Renette Désir passa tout en douceur de “Strange Fruit” à “Come Sunday”. Avec ses growls ravageurs, sa voix d’airain forgée dans les églises, trouva alors toute sa puissance d’émotion. L’ombre de Mahalia Jackson plana soudainement sur Port-au-Prince.

    Manu Codjia ouvre la finale

    Samedi 30 janvier, dans le cadre superbe du Parc Historique de la canne à sucre, dans les environs de la Capitale, pour le concert final, la France fut particulièrement mise à l’honneur. 

    1) D’abord avec Manu Codjia qui nous gratifia, comme à son habitude, d’un magnifique concert où il déploya toute la richesse et la subtilité de sa palette sonore à partir d’un programme dense et intense où les compositions de Serge Gainsbourg croisaient celles de Michael Jackson. Le triomphant trio qu’il forme avec l’impressionnant Jérôme Regard (qui joue toujours de la contrebasse sans retour) et Julien Charlet (qui remplaçait brillamment à la batterie Philippe « Pipon » Garcia, indisponible) n’a pas chômé pendant son séjour mouvementé à Haïti. Il a en effet donné pas moins de quatre concerts en quatre jours : deux dans la capitale, respectivement à l’Institut Français ainsi qu’au Parc historique de la Canne à Sucre, mais également deux en province, dans les Alliances françaises de Gonaïve et de Cap-Haïtien. Qui dit mieux ? Bravo les gars !

    Wèspè pou Ayiti

    Créé en 2011 à Sainte Lucie dans un mouvement de solidarité avec Haïti après le tremblement de terre, le projet collégial Wèspè pou Ayiti a été imaginé et réalisé par trois musiciens antillais. A savoir, le pianiste saint-lucien Richard Payne, le batteur guadeloupéen Sonny Troupé, qui, trop occupé, est aujourd’hui remplacé par Grégory Louis, et le trompettiste haïtien Jean Caze qui joue dans l’orchestre du chanteur crooner Michael Bublé. Avec la complicité très active du bassiste martiniquais Miki Télèphe, grand spécialiste du tambour Bélé, du bassiste de Sainte-Lucie Francis John, et, bien sûr, de Joël Widmaïer aux percussions et au chant. J’avais déjà écrit en décembre 2012 sur le blog de Jazz Magazine dans mon compte rendu d’ÎloJazz, le festival de jazz de Pointe-à-Pitre : “Le résultat est enthousiasmant. Je lance un appel pour que cette création groovy, originale et festive trouve rapidement un écho favorable auprès des responsables de festival de jazz métropolitains comme européens. Je m’engage ici à leur assurer un succès immédiat auprès de leur public tant la musique afro caribéenne que délivre avec bonheur ce groupe très soudé est riche et généreuse. A bons entendeurs… » Trois ans plus tard je persiste et signe. Quel bonheur de pouvoir enfin entendre, sur la terre même de son inspiration, ce projet 100% kreyòl jazz, cet hommage chaleureux à Haïti pour sa contribution à la liberté et l’indépendance dans la Caraïbe. Respect, messieurs ! Ou plutôt « Wèspè » comme on dit en créole.

    Mario Canonge et Annick Tangora

    3) Enfin, pour clore en beauté les festivités, une surprise ! Eliane Elias s’étant décommandée au dernier moment, Mélina et Joël durent au pied levé, trouver une solution de rechange. Bingo ! Ils eurent la brillante idée de penser à Mario Canonge et Annick Tangora. Coup de chance et soulagement : Annick et Mario acceptèrent de s’envoler illico pour Haïti avec le jeune contrebassiste Zakarie Abraham, mais aussi ce nouveau surdoué de la batterie qui sait naturellement tout jouer en toute décontraction, Arnaud Dolmen. Un nom à retenir ! Pour être présent sur scène, il fit un aller-retour Paris/Port-au-Prince/Paris vraiment express. Il ne sera resté à Haïti que six heures ! Sans jet flag !

    Pianiste martiniquais doué d’une tourbillonnante capacité d’adaptation d’un style à un autre, jazz, zouk, Brésil ou salsa, sans jamais perdre son identité, Mario Canonge, en infatigable défricheur des musiques épicées du monde, éclaboussa la soirée de son inépuisable énergie multicolore. Stimulée par tant d’ardeur, Tangora se mit tout de suite au diapason tropical. Avec flamme, charme et liberté, elle déroula le répertoire de son excellent nouvel album “Springtime” (Frémeaux) dans lequel elle a signé presque toutes les paroles, en français comme en anglais. En particulier, cette superbe Cantabile for Lady Day, une composition de Michel Petrucciani que Canonge a très subtilement réharmonisée.

    Chapeau les artistes et longue vie au PaP Jazz Festival !

    Pascal Anquetil 

    Post-scriptum : Le dimanche suivant, juste avant que je ne reparte le lendemain matin dans l’hiver parisien, l’équipe du festival, harassée mais heureuse de ses exploits, choisit de prendre de la hauteur en nous conduisant dans le restaurant les 3 Decks, situé à 1300 mètres d’altitude, pour y goûter la finesse des mets créoles et la fraîcheur de l’air de la montagne. Un trio jazz y jouait de la musique d’ambiance avec délicatesse et modestie. Apprenant qu’un journaliste de Jazz Magazine était là, le pianiste à la chevelure argentée s’avança à la pause vers moi et me dit : « Je m’appelle Frantz Courtois. N’oubliez pas, s’il vous plait, à votre retour de saluer de ma part Philippe Carles. Peut-être se souviendra-t-il que je suis venu le voir dans le années 80 dans son bureau avec Al Levitt ? » Mission accomplie.

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  • De retour de Haïti pour assister, en pleine tourmente politique, au festival de jazz de Port-au-Prince, Pascal Anquetil n’en est toujours pas revenu. Compte-rendu enthousiaste d’un festival très original qui milite ardemment, en plein pays vaudou, pour l’émergence et la diffusion d’un kreyòl jazz, musique métisse à vocation planétaire.

     

    Un festival sous pression

    Vendredi 22 janvier 2016, autour de 17h, nous atterrissons tout heureux à l’aéroport Toussaint Louverture de Port-au-Prince, sans nous douter de la situation de violence et de confusion qui a régné ce jour-là à Haïti. Sous la pression de l’opposition qui hurle à la “mascarade électorale” et s’insurge contre “les fraudes et les irrégularités massives”, le deuxième tour de la présidentielle et des législatives qui devait avoir lieu, enfin, le dimanche 24 janvier prochain, vient d’être reporté sine die. Cette annulation eut pour conséquence d’enflammer immédiatement la rue. Comme l’a écrit dans son langage fleuri le journal le Nouvelliste : “Dans l’après midi, la tourbe et la horde sauvage étaient passées, saccageant tout sur leur passage. Pneus enflammés, fumées noirâtres à odeur acre, torrents humains vociférants, déchainés contre les biens privés et les pare-brise d’autos se trouvant sur leur chemin.”

    Tel est le décor urbain lors de mon débarquement à Haïti. Avec toutes “les” questions du jour : A qui Michel Martelly, le 7 février prochain, jour de la fin officielle de son mandat de cinq ans, pourra-t-il confier les rênes de la présidence ? Y aura-t-il, en raison du vide institutionnel, vacance du pouvoir avec toutes les conséquences périlleuses qui pourraient en découler ? Retrouvera-t-il son ancien emploi de chanteur très populaire de konpa, forme pré zoukienne de merengue à la sauce haïtienne ? Pourra-t-il surtout se produire une fois de plus, comme il le souhaite, sous son nom de scène de “Sweet Micky”, lors du carnaval de Port-au-Prince qui commence le jour même de son départ de la présidence ? En attendant de quitter son poste,Sweet Micky est au cœur de toutes les conversations. La raison ? La sortie de son nouveau tube carnavalesque, une chanson dans laquelle il règle ses comptes et attaque sans finesse ses détracteurs. Le titre “Ba’l bannan nan” (comprenez “donnez-lui la banane” en créole,) est déjà là-bas un gros succès sur les réseaux sociaux !

    Fin du suspens : finalement, on l’apprendra le samedi 6 février, les hauts dirigeants haïtiens parviendront à trouver in extremis un accord de sortie de crise et à conclure, pour préserver “la continuité institutionnelle du pays”, une entente concernant la mise en place d’un gouvernement provisoire moins de 24 heures avant que le président Michel Martelly ne quitte son poste. Ainsi, trente ans jour pour jour après la fuite du dictateur Jean-Claude Duvalier, Haïti s’est réveillé sans président, mais avec l’espoir de l’organisation prochaine de l’élection présidentielle, en mai peut-être. Ouf ! Il était temps. Mais rien n’est vraiment réglé et l’avenir politique de la république reste toujours aussi flou et lourd de menaces. Mais, néanmoins, à l’heure où j’écris ce compte-rendu, un point positif : comme on passe de majeur en mineur, les manifestations de rue se sont magiquement métamorphosées en défilés de carnaval, une institution nationale si sacrée que nul événement, à la seule exception du tremblement de terre de janvier 2010 (300 000 morts !), ne peut remettre en cause ni suspendre.

    On l’aura compris, dire que le problème haïtien est “complexe”, c’est peu dire. La politique ressemble ici à un écheveau emmêlé d’intrigues florentines et de manœuvres serpentines sur fond de favelas, dans un climat permanent de misère et d’insécurité. Ce sont des Français qu’ils ont hérité, du moins le prétendent-ils, ce penchant et ce gout immodéré pour les arguties juridiques et les querelles constitutionnelles interminables. Résultat : en trente ans d’errance politique, Haïti qui compte aujourd’hui treize millions d’habitants a connu dix-sept présidents, dix coups d’état réussis ou avortés, une intervention étrangère (USA), au moins six missions internationales dont la dernière est présente dans le pays depuis déjà plus d’une décennie ! Qui dit mieux ? Quant à la situation économique, elle est fort préoccupante avec une pauvreté de masse, une inflation galopante (12% depuis avril), une monnaie, la gourde, qui a perdu le quart de sa valeur dans la dernière année, un taux de chômage autour de 60%, un exode rural qui ne cesse de s’amplifier en accélérant le processus de “bidonvilisation » du pays, etc.

    La passion du jazz

    Mais pourquoi, me direz-vous, un si long préambule en guise d’introduction à un simple compte-rendu de festival de jazz ? La raison en est simple : mieux expliquer dans quelles conditions d’insécurité et avec quel arrière-fond politique s’est réellement déroulée la dixième édition du festival de jazz de Port-au-Prince. Une évidence : principe de précaution oblige, dans n’importe quel autre pays du monde, vu la situation de désordre et de violence, le festival aurait été le vendredi 22 février immédiatement ajourné. Mais comme le titra le lendemain le Nouvelliste :La passion du jazz plus forte que la peur”. Pourquoi donc, dans ce chaos politique, le PaP Jazz Festival a-t-il pu finalement se dérouler sans réels problèmes majeurs ? A l’exception de l’absence de Kenny Garrett (son concert est reporté à l’hiver prochain) et à la défection très tardive d’Eliane Elias et de Johnny Ventura, le roi dominicain du Merengue, tous deux effrayés par la situation explosive de l’heure (no comment !). L’explication m’en a été donnée au hasard d’une conversation par une Haïtienne très amoureuse de son pays : “Tout ce qui est difficile à Haïti est facile ailleurs. Tout ce qui est difficile ailleurs est facile à Haïti.”

    En raison des élections qui devaient avoir lieu le dimanche 24 janvier, mais qui seront finalement annulées au dernier moment, les responsables du festival furent obligés en catastrophe d’amputer de deux jours (le samedi et le dimanche) sa programmation. Ces deux principaux initiateurs sont deux belles personnes qui forment dans la vie un couple charismatique très complémentaire : Miléna Sandler, directrice générale, et Joël Widmaïer, directeur artistique. Leur pedigree respectif plaide en leur faveur pour se convaincre de la légitimité de leur présence à la tête du PaP Jazz Festival. Miléna est en effet la fille de la légendaire Toto Bissainthe, chanteuse, compositrice et comédienne, disparue en 1994, qui durant toute se vie, en France comme dans son propre pays, a rendu hommage à la force de résistance et à l’incroyable spiritualité du peuple haïtien. Souvenons-nous qu’au milieu des années 70 elle a célébré avec flamme et conviction le chant vaudou aux côtés de Beb Guerin et du tout jeune Minelo Cinelu et réécoutons Papa Loko.

    Quant à Joël Widmaïer, chanteur et percussionniste de grand talent, il est le fils de Herby, chanteur et homme de radio, fondateur de la Radio Métropole. Avec le saxophoniste et clarinettiste d’origine palestinienne Issa El Saieh ; avec aussi, il ne faut pas l’oublier, l’icône du jazz haïtien, le musicologue et compositeur Gerald Merceron, Herby Widmaïer a beaucoup œuvré pour susciter et développer l’intérêt des Haïtiens pour la musique afro-américaine.

    Dans la famille Widmaïer, il y a aussi Mushy, le frère aîné, brillant pianiste qui fut très présent pendant tout le festival. Naviguant entre Port-au-Prince et Miami, cet homme fort sympathique, intelligent et cultivé, est ici unanimement reconnu comme une personnalité essentielle du jazz tel qu’il s’invente dans les Antilles. Fondateur dans les années 90 de Zéclé, populaire groupe de fusion qui, dans le sillage de Weather Report, mariait joyeusement le jazz aux rythmes vaudou ( ), notamment sur Si ou Vle, Mushy milite toujours avec ardeur pour la défense et l’illustration du kreyòl jazz.Rien ne se fait de bouleversant, dit-il en guise d’explication de sa croisade, sans l’emprise d’une fascination déraisonnable”. On ne saurait mieux dire !

    On l’aura compris ! Milena Sandler et Joël Widmaïer sont les deux indispensables piliers de la Fondation Haïti Jazz, organisation fondée en mars 2007 afin de promouvoir la pratique de la musique dans l’île, en particulier à travers le Festival International de Jazz de Port-au-Prince. Elle cherche à atteindre cet objectif en rendant accessible des formations continues de professionnalisation et en travaillant à la conservation du patrimoine musical haïtien. Avec, en priorité, la volonté de défendre et d’illustrer le kreyòl jazz en favorisant sa diffusion, évolution et promotion en Haïti comme à l’étranger. Après dix ans d’efforts, on peut aujourd’hui affirmer que le pari est en train d’être gagné. Avec, il n’est pas inutile de le préciser, pour la seule organisation du PaP Jazz Festival, l’aide financière des ambassades de quinze pays partenaires différents dont la France, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, le Chili, le Canada (où réside une importante communauté haïtienne) et les Etats-Unis. “Depuis 10 ans, grâce au PaP Jazz Festival, le public et la scène jazz kreyòl a beaucoup grandi ici. On peut désormais entendre régulièrement du créole jazz à Port-au-Prince. D’ailleurs beaucoup de jeunes musiciens s’y intéressent à travers les ateliers du PAP Jazz.” Pour ma part, lors des bœufs qui avaient lieu chaque soir, après les concerts, au Quartier Latin ou au Yauvalou, deux sympathiques restaurant « branchés » situés à Piéton Ville, j’ai pu découvrir un trompettiste de 28 ans très prometteur, Amazan Audoine. C’est le pasteur de son église qui l’a encouragé dès l’âge de 13 ans à choisir cet instrument. L’écoute d’Armstrong et de Miles aiguisa très vite chez lui son envie de s’aventurer dans le monde du jazz. L’équipe du PaP Jazz Festival le repéra et décida de le mettre en valeur à l’occasion des “after”. Mission réussie ! “ Je cherche encore aujourd’hui à trouver mon propre style en n’oubliant jamais que je suis Haïtien”. Pas doute, le kreyòl jazz a trouvé en lui un nouveau messager.

     Une musique archipélique

    Mais d’où vient cette ambition de développer en Haïti le kreyòl jazz ? C’est une idée ancienne, explique Joël Widmaïer, héritée de notre père Herby qui avait déjà tenté dans les années 50 et 60 de jazzifier les musiques traditionnelles de l’île en les harmonisant autrement. Avec mon frère Moshi, on a repris le flambeau parce que nous sommes convaincus que la musique haïtienne grâce à sa richesse mélodique et sa complexité polyrythmique se prête magnifiquement à un traitement jazz. On a, il y a quelques années, appelé ce mouvement “caribean jazz” et en Haïti “vaudou jazz”. Je préfère le terme de “kreyòl jazz” parce je suis persuadé que sa zone d’influence s’étend bien au delà de l’arc antillais pour contaminer aussi la Guyane, la Réunion, voire les îles polynésiennes du Pacifique. Je crois vraiment que cette musique archipélique, riche de toutes ses composantes les plus variées, a une chance d’être enfin reconnue sur le marché international.”

    Le kreyòl jazz, c’est donc cette originale tentative de fusion et d’échange intense entre la musique traditionnelle et le jazz, le tout porté à son degré d’incandescence par l’engagement et la spiritualité de tous ses acteurs. La base, c’est bien sûr la musique sacrée vaudou qui garde ici ses racines les plus pures et les plus vivaces. Vous en voulez un exemple ? Le percussionniste béninois Oladipo Abialo, alias Jah Baba, venu à Port-au-Prince pour participer à une rencontre inédite, groovy et très réussie avec le joueur de cor des Alpes, le Suisse Pascal Schaer, fut stupéfait de découvrir dans la musique haïtienne des arrière-fonds de rythmes africains, d’incroyables réminiscences de chants de transe ancestraux qu’il n’avait pas entendu depuis son enfance. Pas de doute, Haïti, terre pionnière de l’idéal d’indépendance dans la Caraïbe, est le sanctuaire de rythmes et de chants oubliés, effacés par l’histoire en Afrique même, et ici magiquement, miraculeusement préservés.

    Rappel historique

    La Caraïbe a été, on le sait, le creuset d’un formidable melting-pot humain, et par voie de conséquence d’un brassage musical inédit et varié. Dès le début de la Conquête, les musiques noires, espagnoles et européennes s’y sont mariées, télescopées, entremêlées, tout en subissant le parasitage idéologique des divers systèmes de colonisation. Grâce à sa lutte pour l’indépendance, acquise en 1804 (elle l’a par la suite payé très cher !), Haïti a pu sauvegarder son grondant patrimoine africain, en particulier ses musiques originaires d’Afrique de l’Ouest, musiques ailleurs déchirées, écrasées, soumises au terrible rouleau compresseur de l’assimilation forcée. Et ainsi inventer ce micro climat culturel et musical à nul autre pareil. “Par rapport au syncrétisme dominant dans la Caraïbe et à l’influence de la religion chrétienne, précise Mushy Widmaïer, il y a eu à Haïti une évolution originale qui la différencie fortement des autres îles antillaises.”

    En raison de l’émigration des planteurs français, arrivés sur l’île dès 1697, pour fuir la révolution haïtienne à partir de 1791, des milliers d’esclaves ont été emmené par leurs maîtres à Cuba, puis en Louisiane. Ce sont eux qui ont transmis en Amérique du Nord ce fabuleux héritage vaudou. On peut ainsi affirmer, comme le font de nombreux musiciens de jazz haïtiens (à l’exemple du saxophoniste Godwin Louis et de la chanteuse Pauline Jean qui creusent tous les deux avec passion cette question) que cet héritage est l’une des racines profondes des musiques afro-cubaines et, bien sûr, du jazz tel qu’il émergea à l’aube du vingtième siècle dans la Cité du Croissant.

    A ce sujet, je vous conseille d’écouter au plus vite le passionnant triple album CD qui vient tout juste de sortir chez Frémeaux & Associés : Haïti Vaudou : Ritual Music from the first Black Republic. Saviez-vous que le thème de “Kulu Se Mama” de John Coltrane est très fortement inspiré d’une chanson haïtienne écrite dans les années 50 par le saxophoniste alto Raoul Guillaume. Son titre ? “Komplent Peyizan’n”, autrement dit ”Complainte paysanne”. Bien sûr, son auteur, indifférent à la Sacem, ne toucha pas le moindre centime de droits d’auteur.

    Que sait-on de l’influence sur la musique de transe vaudou des indiens Taïnos, peuple indigène de langue Arawak qui fut très vite exterminé par les Conquistadors espagnols ? Il est aujourd’hui certain qu’à cause du marronnage, cette fuite à l’époque coloniale qui contraint les esclaves noirs, pour échapper à leur condition, à se réfugier dans les mornes que quelques chants indiens aient été alors intégrés et recyclés dans la musique rituelle vaudou. On retrouve encore aujourd’hui l’influence Arawak surtout dans le “rara ”, unemusique campagnarde inspirée du vaudou et née de la rencontre des premiers esclaves avec les populations indigènes. A preuve, la fanfare Follow Jah qui, pendant tout le festival, nous la fit découvrir. En guise d’intermède entre deux changements de plateau, cette “bande à pied” très populaire nous enchanta avec ses joyeux “déboulés” devant la scène Barbancourt, installée dans la cour de l’université de Quisqueya, totalement reconstruite depuis le tremblement de terre. Forte de 17 musiciens, la fanfare Follow Jah est principalement composée de tambours, suivis d’au moins trois instruments en bambou appelés “banbou” ou “vaksin”, de cornes en métal appelées “konet”, puis de plusieurs vagues de percussionnistes avec de petits instruments portables, comme le “chatcha” et  le “graj”.

    Voilà un magnifique exemple d’un processus qu’Edouard Glissant a conceptualisé sous le nom de ”créolisation”. A savoir cette étrange alchimie qui réussit à transformer dans un endroit du monde plusieurs éléments hétérogènes de cultures distinctes en “quelque chose de nouveau et totalement imprévisible”. Tout change en s’échangeant par la magie d’un syncrétisme tout aussi improbable qu’imprévu. “La créolisation, dit Glissant, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qu’est l’imprévisibilité. Ainsi le jazz est une inattendu créolisé en tout point extraordinaire.” Ce n’est pas nous qui dirons le contraire.

    Ouverture avec l’Haitian Jazz Stars

    D’abord la soirée d’ouverture sous les étoiles. Elle eut lieu le vendredi 22 janvier (avec un jour d’avance en raison des élections supposées, finalement reportées) à l’hôtel Karibe où nous étions hébergé. Cela tombait bien ! En plein décalage horaire (6 heures de différence), dans un état de douce somnolence quelque peu “arhumatisée”, je pus ainsi entendre le délicieux trio du pianiste canadien Oliver Jones (83 ans), fervent disciple d’Oscar Peterson. A la contrebasse, je remarquai l’excellent Eric Lagacé qui avait, pour mémoire, dans les années 80 accompagné à Paris Alain Jean-Marie aux côtés de son ami Al Levitt. Le concert inaugural se termina en beauté avec le Haitian All Jazz Stars.  

    Ce groupe inédit à la saveur créole est composé du saxophoniste americano-haïtien Godwin Louis, du trompettiste Jean Caze, de la chanteuse Pauline Jean, du pianiste Mushy Widmaier, du bassiste Jonathan Michelle, le batteur Obed Calvaire, et quelques invités tels le pianisteRéginald Policard, du formidable batteur John Bern Thomas qui joue avec le pianiste Aaron Goldberg et, bien sûr, de Joël Widmaïer, l’initiateur de cette exceptionnelle réunion de famille : « Notre idée était de faire jouer sur une même scène tous ceux qu’on pense être les meilleurs musiciens de jazz issus de la diaspora haïtienne (New York, Miami, Montréal). Plusieurs d’entre eux ont déjà joué ensemble, soit en concert ou en studio. Mais c’était la première fois que cette réunion a pu se réaliser, de plus ici en Haïti, et, vu les circonstances, sans la moindre répétition préalable. On espère que d’autres festivals auront l’envie de les programmer. Comme chacun des musiciens de ce collectif inédit a son propre groupe et matériel, tous ont contribué au répertoire de ce concert.”

    L’une des révélations de ce groupe que l’on n’espère pas éphémère fut une belle étoile montante, la chanteuse Pauline Jean que nous pûmes revoir quelques jours plus tard, accompagnée par Mushy Widmaïer, sur la scène Barbancourt (sponsor et marque d’un excellent rhum local, très ambré et soyeux. Ah! sa cuvée quinze ans d’âge). Magnifique dans sa robe chamarrée, elle chanta de sa voix de contralto chaudement voilée, parfois canaille à la Dee Dee, très “rauque ‘n‘ roll”, aussi bien en anglais, espagnol que, bien sûr, en créole. On n’oubliera pas de si tôt son envoûtante version de “Here’s To Life“ où elle sut, comme Shirley Horn, sans mimétisme ni maniérisme, avec une sensualité toute féline, déployer son art de l’ellipse et de la lenteur, sa science érotique du suspense et du silence. Comme l’a écrit notre excellent confrère Claude Bernard Sérant dans les colonnes du Nouvelliste. “Dans un savant mélange de tonalités de grandes prêtresses du jazz, elle a concilié les racines fusionnelles de la musique populaire haïtienne dans un kreyòl jazz éblouissant”. On attend avec impatience au printemps prochain la sortie de son nouvel album “Nwayo” enregistré avec ses complices Godwin Louis, Obed Calvaire, Jonathan Michel et Jean Caze. Pour en avoir un avant-goût, jetez un œil sur le “making of” du disque sur youtube.

    A nos yeux comme à nos oreilles, les deux découvertes, les deux moments magiques du festival auront été sans conteste deux rencontres aussi exceptionnelles qu’improbables : celle du prêtre vaudou Erol Josué et du pianiste cubain Omar Sosa sur la scène du théâtre le Triomphe, puis celle de la chanteuse haïtienne Renette Désir et du pianiste belge Fabian Fiorini sur la scène Balancourt

    L’happening mystique d’Erol Josué et d’Omar Sosa

    C’est à la journaliste, musicologue et anthropologue Emmanuelle Honorin que l’on doit cette idée de rencontre qu’elle porte en elle depuis près de dix ans. “Le voisinage culturel et le cousinage spirituel d’Erol et Omar m’ont donné l’envie de réaliser ce projet un peu fou qui n’a pu bénéficier, en raison des événements, que de deux jours à peine de répétition. Qui est Erol Josué ? C’est un artiste total, tout à la fois danseur et comédien, mais surtout prêtre vaudou en activité, directeur du Bureau national d’ethnologie de Port-au-Prince. Personnalité charismatique au regard magnétique, il est ce passeur passionné, ce griot magnifique qui aime à télescoper la tradition ancestrale et la modernité la plus baroque. Avec une grandiloquence sobre et sombre, il met en jeu sur scène, avec des gestes lents, toute une fascinante dramaturgie du corps et de la voix. En trois tableaux enrichis de somptueux costumes, avec le soutien de quatre percussionnistes et d’un chœur de huit femmes (dont la plus ancienne bouleverse avec sa voix à la Bessie Smith), Erol Josué nous invite à une cérémonie incantatoire. Un happening mystique aux confins de l’ancestral et du post moderne. Une rencontre de mémoire connexe entre deux artistes pour qui la musique est avant tout une expérience de vie. Un spectacle porté par deux visionnaires, habités par la force des esprits. Ceux de la santeria cubaine pour Omar Sosa et du vaudou haïtien pour Erol Josué.

    Heureuse surprise ! Omar Sosa a su tout le temps du spectacle rester lui-même tout en s’intégrant parfaitement dans le territoire que lui proposait d’investir le prêtre vaudou. Il joua très finement la carte du minimalisme inspiré, oubliant toutes les ficelles et les roublardises qui agacent trop souvent dans son jeu. Les quatre tambourineurs n’y sont pas pour rien. Ils ont fait preuve d’une finesse collective d’oreille vraiment fabuleuse, tous branchés ensemble sur la même longueur d’onde, en contact direct simultané avec Sosa dans un jeu de questions/réponses d’une rare intensité. Visiblement aux anges, toute antenne dressée, le pianiste cubain suit au doigt et à l’œil les quatre percussionnistes. Debout devant son piano, il dodeline joyeusement de la tête dans un mouvement de gauche à droite. Tel “un serpent qui danse autour d’un bâton” (C. Baudelaire), tout son corps tangue en cadence. C’est très beau à voir. Erol Josué, en acteur né et en grand catalyseur, joue de son côté à capter “cette fluidité magnétique” (selon la belle formule de Claude Bernard Sérant) pour la redistribuer sur scène à tous les autres acteurs, mais aussi à tout l’auditoire, visiblement sous le choc et sous le charme. Au final, standing ovation ! Triomphe au Triomphe ! Laissons la conclusion à Claude Bernard Sérant : “La santeria et le vaudou se sont ce soir donnés la main sur les ailes du jazz pour voler plus haut.”

    Le duo Renette Désir et Fabian Fiorini

    C’est le producteur et musicien belge Michael Wolteche (Enthousiast Music) qui est à l’initiative de cette rencontre explosive, intime et sauvage, entre la chanteuse haïtienne et le pianiste d’Aka Moon. Michael est très ému de présenter sur une grande scène, en formule amplifiée, pour la première fois devant un auditoire haïtien ce beau duo complice à propos de la traite négrière, de l’esclavage et ses traumatismes qu’il engendra au cours de l’histoire. Renette Désir est consciente de prendre ce soir le risque de casser son image de “chanteuse populaire” en dévoilant d’elle-même des facettes nouvelles qui pourraient déconcerter son public. Elle est aussi particulièrement émue parce que ce concert a lieu dans la cour de l’Université Quisqueya. Etudiante, il y a six ans, à l’heure du terrible tremblement de terre, elle avait du passer deux jours et demi sous une dalle de béton avant d’être secourue. Elle fut la seule survivante de sa classe.

    L’ami Stéphane Ollivier qui vit le spectacle en formule acoustique à Avignon à l’Ajmi en juillet dernier, dans le cadre de “Tête de jazz“, en fit dans le blog live de Jazz Mag un compte rendu très élogieux. “La voix puissante, ronde et claire de Renette désir, magnifiquement scénographiée par le piano abrupt et anti-lyrique de Fabian Fiorini s’empare avec finesse de cette culture archipélique pour pointer son caractère syncrétique et lui redonner son identité perdue…“ Le récital très ouvert et souple enchaîne habilement des pièces en français, anglais et créole, des chants vaudou, des bouts de poèmes, comme ceux de Roussin Camille, avec des standards du jazz comme Caravan. Dans ce duo acrobatique, Fabian Fiorini (qui a dans sa jeunesse étudié les percussions africaines) joue superbement le rôle de “l’architecte fou” (selon la formule de Michael Wolteche) avec son jeu très percussif qui apporte à tout l’édifice une solide assise rythmique et harmonique. Le grand frisson du concert fut quand Renette Désir passa tout en douceur de “Strange Fruit” à “Come Sunday”. Avec ses growls ravageurs, sa voix d’airain forgée dans les églises, trouva alors toute sa puissance d’émotion. L’ombre de Mahalia Jackson plana soudainement sur Port-au-Prince.

    Manu Codjia ouvre la finale

    Samedi 30 janvier, dans le cadre superbe du Parc Historique de la canne à sucre, dans les environs de la Capitale, pour le concert final, la France fut particulièrement mise à l’honneur. 

    1) D’abord avec Manu Codjia qui nous gratifia, comme à son habitude, d’un magnifique concert où il déploya toute la richesse et la subtilité de sa palette sonore à partir d’un programme dense et intense où les compositions de Serge Gainsbourg croisaient celles de Michael Jackson. Le triomphant trio qu’il forme avec l’impressionnant Jérôme Regard (qui joue toujours de la contrebasse sans retour) et Julien Charlet (qui remplaçait brillamment à la batterie Philippe « Pipon » Garcia, indisponible) n’a pas chômé pendant son séjour mouvementé à Haïti. Il a en effet donné pas moins de quatre concerts en quatre jours : deux dans la capitale, respectivement à l’Institut Français ainsi qu’au Parc historique de la Canne à Sucre, mais également deux en province, dans les Alliances françaises de Gonaïve et de Cap-Haïtien. Qui dit mieux ? Bravo les gars !

    Wèspè pou Ayiti

    Créé en 2011 à Sainte Lucie dans un mouvement de solidarité avec Haïti après le tremblement de terre, le projet collégial Wèspè pou Ayiti a été imaginé et réalisé par trois musiciens antillais. A savoir, le pianiste saint-lucien Richard Payne, le batteur guadeloupéen Sonny Troupé, qui, trop occupé, est aujourd’hui remplacé par Grégory Louis, et le trompettiste haïtien Jean Caze qui joue dans l’orchestre du chanteur crooner Michael Bublé. Avec la complicité très active du bassiste martiniquais Miki Télèphe, grand spécialiste du tambour Bélé, du bassiste de Sainte-Lucie Francis John, et, bien sûr, de Joël Widmaïer aux percussions et au chant. J’avais déjà écrit en décembre 2012 sur le blog de Jazz Magazine dans mon compte rendu d’ÎloJazz, le festival de jazz de Pointe-à-Pitre : “Le résultat est enthousiasmant. Je lance un appel pour que cette création groovy, originale et festive trouve rapidement un écho favorable auprès des responsables de festival de jazz métropolitains comme européens. Je m’engage ici à leur assurer un succès immédiat auprès de leur public tant la musique afro caribéenne que délivre avec bonheur ce groupe très soudé est riche et généreuse. A bons entendeurs… » Trois ans plus tard je persiste et signe. Quel bonheur de pouvoir enfin entendre, sur la terre même de son inspiration, ce projet 100% kreyòl jazz, cet hommage chaleureux à Haïti pour sa contribution à la liberté et l’indépendance dans la Caraïbe. Respect, messieurs ! Ou plutôt « Wèspè » comme on dit en créole.

    Mario Canonge et Annick Tangora

    3) Enfin, pour clore en beauté les festivités, une surprise ! Eliane Elias s’étant décommandée au dernier moment, Mélina et Joël durent au pied levé, trouver une solution de rechange. Bingo ! Ils eurent la brillante idée de penser à Mario Canonge et Annick Tangora. Coup de chance et soulagement : Annick et Mario acceptèrent de s’envoler illico pour Haïti avec le jeune contrebassiste Zakarie Abraham, mais aussi ce nouveau surdoué de la batterie qui sait naturellement tout jouer en toute décontraction, Arnaud Dolmen. Un nom à retenir ! Pour être présent sur scène, il fit un aller-retour Paris/Port-au-Prince/Paris vraiment express. Il ne sera resté à Haïti que six heures ! Sans jet flag !

    Pianiste martiniquais doué d’une tourbillonnante capacité d’adaptation d’un style à un autre, jazz, zouk, Brésil ou salsa, sans jamais perdre son identité, Mario Canonge, en infatigable défricheur des musiques épicées du monde, éclaboussa la soirée de son inépuisable énergie multicolore. Stimulée par tant d’ardeur, Tangora se mit tout de suite au diapason tropical. Avec flamme, charme et liberté, elle déroula le répertoire de son excellent nouvel album “Springtime” (Frémeaux) dans lequel elle a signé presque toutes les paroles, en français comme en anglais. En particulier, cette superbe Cantabile for Lady Day, une composition de Michel Petrucciani que Canonge a très subtilement réharmonisée.

    Chapeau les artistes et longue vie au PaP Jazz Festival !

    Pascal Anquetil 

    Post-scriptum : Le dimanche suivant, juste avant que je ne reparte le lendemain matin dans l’hiver parisien, l’équipe du festival, harassée mais heureuse de ses exploits, choisit de prendre de la hauteur en nous conduisant dans le restaurant les 3 Decks, situé à 1300 mètres d’altitude, pour y goûter la finesse des mets créoles et la fraîcheur de l’air de la montagne. Un trio jazz y jouait de la musique d’ambiance avec délicatesse et modestie. Apprenant qu’un journaliste de Jazz Magazine était là, le pianiste à la chevelure argentée s’avança à la pause vers moi et me dit : « Je m’appelle Frantz Courtois. N’oubliez pas, s’il vous plait, à votre retour de saluer de ma part Philippe Carles. Peut-être se souviendra-t-il que je suis venu le voir dans le années 80 dans son bureau avec Al Levitt ? » Mission accomplie.