Jazz live
Publié le 28 Oct 2020

Charlie Parker et les compositeurs du premier bop

En marge du dossier Charlie Parker qui se referme sur l’héritage de Charlie Parker dans le numéro de novembre de Jazz Magazine, Franck Bergerot partage quelques réflexions vagabondes sur le répertoire thématique du bop tel que composé par Bird, Dizzy Gillespie et quelques pionniers.

Dans un mensuel qui est soumis à l’agenda des bouclages et qui doit diversifier son sommaire et ses rubriques pour satisfaire toutes les sensibilités et rendre compte de la multitude des facettes offertes par l’histoire et l’actualité dans une pagination donnée, un article de presse ne peut prétendre épuiser un sujet et après avoir refermé le dossier Charlie Parker que m’a proposé d’ouvrir Jazz Magazine dans ses trois numéros d’automne, je continuais à ruminer mon sujet, craignant d’avoir été un peu expéditif, partial, injuste notamment dans la hiérarchie que mon article conclusif pourrait sembler établir entre les différents créateurs du bop.

Rumination qu’a nourrie une longue conversation téléphonique avec Philippe Baudoin (grand érudit, grande oreille et grand partageur de savoir, dont les conversations sont toujours longues, notamment sur la question du répertoire de Charlie Parker, puisqu’il en a établi un catalogue analytique en annexe du Parker’s Mood d’Alain Tercinet) et un échange épistolaire entre Hugues Panassié et André Hodeir au sujet du répertoire des boppers, restitué dans le livre Mi-figue, mi-raisin de Pierre Fargeton dont  j’arpente actuellement les 538 pages. Hugues Panassié, encore lui !? Le passage que j’évoque illustre l’intérêt qu’il y avait à ré-ouvrir le dossier “Panassié” avec le regard de Pierre Fargeton (dont on avait déjà salué sur jazzmagazine.com les 772 pages de son André Hodeir, le Jazz et son double, d’une importance d’ailleurs, à mon sens, tout autre).

Le bebop, la romance et Stravinsky

Dans Jazz d’aujourd’hui (America – Cahiers France-Amérique latine, n° spécial “Jazz 47” de 1947), André Hodeir avait écrit : « Un autre point à l’actif du re-bop [l’un des noms que l’on attribua au premier bop], c’est qu’il rejette délibérément la romance et les airs à la mode pour ne s’approvisionner que de morceaux spécialement conçus pour lui. » Jusque-là, c’est exact, même s’il fallait préciser qu’il s’agit souvent d’un recyclage de grilles harmoniques tirées du répertoire des standards sur lesquelles on pose des mélodies neuves, ce que l’on appelle en français un démarquage… une habitude prise par les jazzmen avant le bop, mais qu’ils tendent à systématiser après-guerre.

On peut y voir le désir récupérer leurs droits d’auteur, alors qu’un enregistrement sur un thème de George Gershwin ou Jerome Kern n’en rapportait aucun à ses interprètes, quand bien même l’exposé thématique, généralement très transformé, n’aurait constitué qu’un dixième du morceau, le reste relevant de l’imagination de ces interprètes-improvisateurs. On y verra encore la volonté de s’affranchir de l’univers de Broadway et du format stéréotypé de la chanson pour affirmer un langage d’improvisateurs éminemment avancé, notamment à partir du bebop dont les artistes tendent à s’arracher au monde du divertissement pour accéder au statut de créateurs. Ce qui n’empêche pas les boppers de garder une affection particulière pour les chansons de Broadway avec lesquelles ils ont grandi, comme c’est le cas notamment de Charlie Parker qui en garde en mémoire un très large répertoire cité à tout va au cours de ses improvisations. Mais on précisera les aspirations des boppers en soulignant le dynamisme, l’énergie, la vitesse, l’extraversion, l’insolence, voire l’agressivité et le sens de la provocation de leurs mélodies et de leurs rythmes très accidentés, la fuite en avant de progressions harmoniques en perpétuelle pertes d’équilibre (les II-V en cascade non résolus), le caractère explosif de leurs dispositifs et fonctionnements orchestraux. Où la référence aux chansons de Broadway entra en concurrence avec celle aux compositeurs de la première moitié du siècle, avec une empathie particulière pour le Stravinsky du Sacre que met en évidence le big band de Dizzy Gillespie dans Things to Come de Gil Fuller et plus encore le Cubana Be Cubana Bop de George Russell, mais aussi l’aisance avec laquelle Charlie Parker s’invite sans crier gare en débarquant, le manteau encore sur les épaules, en plein enregistrement de Repetition de Neal Hefti pour en reprendre au vol une citation du Sacre du Printemps. D’autres compositeurs du début de siècle prendront une importance plus grande encore avec la prise de conscience croissante au cours des années 1950 et suivantes qu’il existe des alternatives (modes, accords de quartes, harmonies non fonctionnelles, atonalité, voire séries) aux sempiternels empilements de tierces, cadences et demi cadences de l’harmonie fonctionnelle européenne qui ont prévalu jusqu’à devenir l’objet de véritables tours de passe-passe jongleries et autres acrobaties dans les années 1940.

Bird, un compositeur paresseux

Mais revenons au texte d’André Hodeir qui poursuit : « Ces morceaux sont le plus souvent en trente-deux mesures mais n’épousent que rarement la forme AABA. » Et là, ne disposant à l’époque que d’un très petit cursus de morceaux bop (les deux titres considérés, précise Fargeton, étant Hot House et Salt Peanuts), Hodeir fournit à Panassié des verges pour se faire battre, ce dernier lui écrivant : « J’ai été étonné qu’un musicien tel que vous écrive des choses aussi étranges que l’assertion que les musiciens be-bop n’employaient guère le AABA, ni le blues, alors que ces morceaux forment la presque totalité de leur répertoire. » C’est en tout cas particulièrement le cas pour Charlie Parker dont la quasi totalité des compositions reposent soit sur des standards, principalement I Got Rhythm (Anthropology), mais aussi Honeysuckle Rose (Marmaduke), Cherokee (Ko-Ko)… voire des combinaisons (A Honeysuckle Rose et B d’I Got Rhythm sur Scrapple from the Apple, l’inverse sur Constellation).

Et Philippe Baudoin de me rappeler la paresse de Parker compositeur, ce que ne laisse pas supposer mon petit couplet sur Confirmation dans le troisième volet du dossier Charlie Parker et dans le “CD Collection” réservé à nos abonnés qui accompagne ce dossier. Et l’on sait en effet que Charlie Parker composait le plus souvent à la veille d’enregistrer, voire dans le taxi l’emmenant au studio ou même sur place. D’où le recours à un répertoire harmonique à disposition – celui des standards – sur lequel sa faconde naturelle lui permettait d’improviser quelques phrases nouvelles qu’il redisposait sur le papier pour en faire un thème présentable, laissant volontiers la bride sur le cou à l’improvisation durant les huit mesures du pont ainsi vierges sur la partition (Marmaduke, Scrapple from the Apple), ou de placer (principalement dans les blues comme Cool Blues ou Buzzy) un simple riff comme il avait appris à le faire sur les scènes de Kansas City. Ces emprunts harmoniques constituaient des terrains où pratiquer ses exercices favoris : l’exploration de la superstructure des accords, les jeux de substitutions d’accords et d’enrichissements des progressions, le pressurage des ressources de l’harmonie fonctionnelle jusque dans le blues lorsque sur Perhaps ou Blues for Alice il introduit sur la première mesure l’antinomique septième majeure, l’anti-blue note.

Dizzy, une écriture soignée

Parker Charlie et à l'arrière-plan Dizzy Gillespie dirigeant son big band © xdr

Parker Charlie et à l’arrière-plan Dizzy Gillespie dirigeant son big band © xdr

Autrement dit, Charlie Parker est moins concerné par son œuvre de compositeur que par sa vocation d’improvisateur, fixant au moment d’enregistrer quelques idées sur le papier comme prétextes à de nouvelles improvisations. Ses compositions sont donc de véritables condensés de son art de l’improvisation, et ça n’est pas rien. C’est d’ailleurs ce qui fait dire aux connaisseurs que Donna Lee n’est pas de lui. On n’y reconnaît pas l’originalité du placement rythmique qui lui est propre et la petite histoire nous apprend que lorsque Gil Evans vint demander à Charlie Parker la permission d’arranger Donna Lee, Charlie Parker le renvoya à Miles Davis, lui en attribuant la paternité.

À l’inverse de Parker, si dans mon papier, je place ses improvisations un peu en retrait par rapport à celles de Bird (mais je n’évoquais que le jeune trompettiste-chien fou des années 1940, considérablement mûri dans les années 1950 sans rien perdre de sa superbe), Dizzy Gillespie se pose dès les débuts du bop comme compositeur ainsi que me le rappelle Philippe Baudoin : conception des intros (Blue’n Boogie, intros reprises en guise de conclusion et sans réexposéSalt Peanuts dans et la première version de Be Bop), interludes (Night in Tunisia, Salt Peanuts), débordement sur le format standard de 32 mesures en fin de chorus sur Groovin’ High), variations écrites avant réexposé ou coda (Dizzy Atmosphere), pour s’en tenir au répertoire du tandem Dizzy-Bird du printemps 1945 et sans prendre en compte les partitions très élaborées pour big band, ni les arrangements fournis en 1944 à Woody Herman, Jimmy Dorsey et Boyd Raeburn.

Pour en revenir une dernière fois à Hodeir – le jeune Hodeir découvrant le bop –, on peut supposer qu’il s’est simplement laissé dérouter par l’interlude de Salt Peanuts et, sur Hot House de Tad Dameron (tel qu’il est créé par le quintette de Dizzy et Parker en mai 1945, sur la grille harmonique AABA de What Is This Thing Called Love), par la ligne mélodique du deuxième A totalement différente du premier et du troisième. Plus tard, Tadd Dameron prendra des libertés plus grandes avec les structures standards et, dès 1947, Hodeir aurait été bien plus à propos à l’écoute de Confirmation de Charlie Parker, de Little Willie Leaps In composé par le jeune Miles Davis pour sa première séance en leader ou des démarquages de Lennie Tristano qui s’affranchiront du découpage prosodique des chansons de Broadway, à l’intérieur même du cadre de 32 mesures. Mais nous voici déjà aux portes des années 1950 et de ce jazz moderne qui, à mon sens, est beaucoup plus en rupture avec le jazz précédent que ne le fut le premier bop encore très enraciné dans les habitudes des années 1930.

Bud, Monk et les Asperges de la lune

Et Thelonious Monk, qui compte tout de même au nombre des fondateurs ? D’une part, il mit du temps à enregistrer et faire connaître son répertoire, presque trois ans après les premiers enregistrements du tandem Dizzy-Bird. S’il reste ancré dans les habitudes formelles et structurelles de Broadway, ses mélodies sont aux standards (qu’il connaît sur le bout des doigts) ce que Les Asperges de la lune ou Le Grand Assistant de Max Ernst sont à la sculpture classique. Et à entendre les stricts AABA 32 mesures de Humph ou Evonce de 1947, on peut comprendre qu’en découvrant Ornette Coleman au Spotlite en 1959, il ait déclaré : « Je faisais ça il y a dix ans. »

Quant à Bud Powell, reconnu également plus tardivement, si le pianiste est l’archétype du bopper, il ouvre lui aussi, par son écriture, la porte des années 50. Et il y aurait une belle étude à faire sur l’articulation chez lui entre l’œuvre de l’improvisateur-pianiste et celle du compositeur, sujet qui dépasse l’état de mes connaissances. C’est pourquoi je m’en tiendrai là…

Franck Bergerot

 

PS : Citant, dans cet article conclusif de notre dossier Charlie Parker paru dans notre numéro 732, quelques exemples d’hommages phonographiques, j’y mentionne le nom de Peter King, soliste vedette d’“A Tribute to Charlie Parker with Strings” de Charlie Watts. Cet altiste anglais, décédé le 23 août dernier, quelques jours après son quatre-vingtième anniversaire, fut probablement l’un des plus authentiques héritiers européens de Bird dont l’exemple le convainquit d’adopter le saxophone alto alors qu’il hésitait encore entre le piano et la trompette. D’une anxiété chronique qui lui fit rapidement adopter les drogues dures comme son modèle musical, il mena une carrière discrète, préférant au statut de leader celui de sideman, ce qui le fit connaître auprès des plus grands artistes anglais (de John Dankworth à Stan Tracey) et américains (du Bud Powell à Steve Grossman). Lassé du monde du jazz, il se consacra dans les années 1970 à la composition dans le domaine classique, avant de nous revenir libéré de sa toxicomanie dans les années 1980, qui le virent enregistrer ses premiers disques en leader sur le label Spotlite dans une veine post-parkerienne qui faisait de sa venue dans les clubs français un évènement toujours très attendu. On peut le voir sur Youtube improviser en solitaire sur Lush Life sous l’œil effaré de Jeff Beck et s’essayer sur le saxophone Grafton en plastique de Charlie Parker lors de sa mise aux enchères chez Christie’s en 1994.

 

 

Un autre saxophoniste, suédois et totalement oublié celui-ci, illustre la double fascination d’exerça sur l’imaginaire européen tant l’art de Charlie Parker que son mode d’existence. Il s’agit de Christer Bousted (1939-1986) qui s’est notamment fait connaître comme acteur dans Sven Klangs Qvintet, le film de Stelan Olsson paru en 1976, oublié parmi les nombreuses évocations cinématographiques de Charlie Parker, directes ou indirectes. Il y joue le rôle d’un saxophoniste alto sous les drapeaux engagé par un quintette de province constitué autour d’une médiocre chanteuse de standards, et dont l’exigence d’absolu se heurte tout à la fois à la discipline de la vie en caserne et à celle du chef d’orchestre scandalisé par les libertés qu’il prend sur les partitions. Un figure qui n’est pas résonner avec Jack ténor flamand fan de Parker dans Just Friends de Marc-Henry Wajnberg, voire avec Jimmy, le saxophoniste prébop qu’interprète Robert de Niro dans New York, New York de Martin Scorsese.