Jazz live
Publié le 7 Juil 2019

Festival International de Jazz de Montréal (jour 3)

Le festival a lancé une série de « recréations » d’albums, par d’autres musiciens que les originaux. Voici celle de « Both Directions at Once » de Coltrane, dont la parution fut l’un des événements de l’an passé. Et des nouvelles du saxophoniste mutant Donny McCaslin.

Yannick Rieu : John Coltrane, the lost album

Yannick Rieu (ts, ss), Jean-Michel Pilc (p), Rémi-Jean Leblanc (b), André White (dm)

5e salle, 29 juin

Que penser de ces exercices de style ? Pas d’opposition de principe, reste à voir ce que les artistes en font. En gardant la bonne distance avec son sujet, Yannick Rieu livre un concert pleinement réussi, se gardant de l’imitation en faveur d’une appropriation respectueuse du matériau. L’influence de Trane sur Rieu ne tombe pas du ciel pour la circonstance, elle est pleinement intégrée à son jeu, à sa sonorité à la fois douce et affirmée, forte et délicate, avec des allées et venues d’une grande aisance sur toute la tessiture des instruments. Pilc impressionne par son invention constante, se démarquant du style McCoy Tyner et promouvant un jeu moderne et conscient de la tradition – plusieurs traditions même, embarquant traits monkiens et ellingtoniens pour la route (deux pères fondateurs qui ont collaboré avec Coltrane), multipliant éclats et écarts que Tyner ne se serait jamais permis. Il met le rythme et l’harmonie en tension mais retombe toujours sur ses pattes. Une veine classique/romantique se fait jour par moments dans son jeu. Sa force de frappe peut parfois faire songer à Tyner – le Tyner torrentiel des années 70. Pour le mélodieux Nature Boy, initialement en duo piano/ténor, et que ma voisine a la mauvaise idée de fredonner, l’harmonie est complètement réinventée, créant un délicieux mélange de familiarité et de (re)découverte. Improvisation de haut niveau et plaisir de jouer ensemble sont à l’ordre du jour. La ballade se mue en pièce allègre. Pilc apporte beaucoup d’espace et de liberté, le pianiste enchaînant les morceaux de bravoure sans avoir l’air d’y toucher. Les thèmes sont énoncés avec clarté, en préalable à l’expression collective. En cela le groupe a non seulement compris la musique qu’il interprète, mais aussi l’état d’esprit qui la sous-tend. Pour le batteur qui accompagnait Sheila Jordan la veille, le bond stylistique est énorme. Pour finir, c’est un titre en trio, au ténor et sans piano. Indéniablement l’un des points forts de cette édition, succès public inclus. Pour l’anecdote, un autre Coltrane, Ravi, était présent en quartette le lendemain en double programme avec Antonio Sanchez.

Donny McCaslin

Donny McCaslin (s), Jeff Taylor (voc, elg), Jason Lindner (cla, élec), Tim Lefebvre (elb), Zach Danzinger (dm)

Gesu, 29 juin

Apres des séjours dans les formations de Dave Douglas et Maria Schneider, le longiligne McCaslin a quitté les rives du jazz pour plonger tête la première dans une esthétique mêlant pop, hard rock et techno. Une direction tranchée, assumée et tout à fait affirmée ce soir, dans le droit fil de son dernier album, et du prochain à en croire l’annonce de nouveaux titres étrennés avec enthousiasme. Plusieurs des musiciens (ne manquent que Mark Guiliana et Ben Monder, ce dernier présent au festival dans une autre formation) ont constitué l’équipe de l’album Blackstar de David Bowie, lequel les aura suffisamment influencés pour modifier leurs destinées artistiques, même si ces figures de la scène new yorkaise s’étaient déjà signalés par leur ouverture d’esprit. Le groupe déploie une énergie rock sans complexe et sans limites. Le guitariste, chanteur et co-auteur-compositeur occupe une place centrale dans le dispositif, partageant le devant de la scène avec McCaslin, qui se contente au début d’assurer chœurs vocaux et lignes éparses de saxophone. Plusieurs titres mettent en valeur la personnalité de Taylor, à la voix medium un peu plaintive. McCaslin s’affirme rapidement, avec une douceur caressante, très tactile envers ses musiciens, lesquels lui rendent ces marques d’affection.

La scénographie inclut des éclairages vivaces, qui plongent à certains moments la scène dans l’obscurité ou à contre-jour. Des effets stroboscopiques auxquels on n’est pas habitué dans cette salle d’ordinaire plus feutrée. Au ténor, les notes claires, filiformes et sans raucité de McCaslin, se font entendre parmi le magma sonore qu’il sollicite et organise. D’une souplesse physique enviable, McCaslin fait corps avec son instrument, qu’il lève jusqu’au plafond, penche jusqu’au sol, et dont il joue au plus près des membres du groupe. Son jeu cristallin et sans attaque connait peu de variations d’un titre à l’autre, l’effet de résonance seulement coupé en introduction du dernier titre abordé en solo. Il se passe des choses peu orthodoxes aux claviers, Jason Lindner poussant loin le délire technophile. Le bassiste et le batteur sont des monstres de technique, des monstres tout court : Animal du Muppet Show peut envisager une reconversion. Une orgie sonore, hyper-chargée, sans échappatoire. La pièce conclusive est l’une des meilleures : Swinging back to you. Si tous ses objectifs sont atteints, on voit mal comment le soufflant pourra se dépêtrer de ce maximalisme, pousser plus loin la surenchère, ou, mais c’est impensable à ce stade, revenir à des formats acoustiques.

Photos : Benoît Rousseau