Jazz live
Publié le 23 Mai 2022

Grand écart en pays breton

Coutumier des grands écarts, Franck Bergerot a commencé son dimanche 22 mai au concours de sonneurs biniou-bombarde du Pardon de Saint-Yves-en-Bubry avant de se rendre à Lorient pour le concert de Stephan Oliva, Sébastien Boisseau et Tom Rainey.

Ce n’est pas la première fois que je rends compte ici du Trophée Pierre Bédard, remballant mes compétences de jazz-critic pour me livrer à la curiosité de l’instant et à l’émerveillement candide face à une musique qui a ses codes que je suis loin d’avoir cernés faute d’y avoir consacré toute mon attention, mes séjours bretons étant en principe le temps du repos. Aussi, par rapport à de précédents récits dans ces pages où ils sont délibérément hors sujet, vais-je risquer la redite, faute de pouvoir entrer plus avant dans le détail du geste musical. Mais après tout, ce trophée et le Pardon qui y est attaché n’ayant pas eu lieu depuis l’édition 2019 pour cause de Covid, mes précédents écrits ont été oubliés. Fort du slogan « jazz mais pas que »,  je ne dissimulerai rien de cette journée du 22 mai qui se termina à Lorient avec le trio Orbit.

Biniou-bombarde au bar-tabac

Imaginez un village, Saint-Yves-en-Bubry, qui se prépare tôt dans l’année à voir le quatrième dimanche de mai sa population doubler et se concentrer toute une journée dans l’enceinte de l’ancien presbytère, devenu Maison des associations. Une journée qui aura débuté en deux lieux distincts : d’une part l’église de Sant Ewan, entendez Saint-Yves – église du XVIe –, pour le Pardon lui-même, d’où après avoir assisté à la messe on sort le reliquaire en forme de bras de Saint Yves, patron des avocats (et des Bretons) ; d’autre part l’Escale,  bar-tabac et ancienne pompe à essence qui accueille en terrasse, en bordure de la départementale de Bubry à Hennebont, une manifestation concurrente et beaucoup plus païenne où se tient la première partie du trophée Pierre Bédard. On aura compris que celle-ci a ma préférence.

À partir de 10 heures, devant le jury attablé en terrasse, se succèdent les couples biniou-bombarde pour une double épreuve marche et mélodie, la bombarde étant le petit hautbois traditionnel, deux types de biniou étant ici acceptés, le biniou kozh (la petite cornemuse bretonne une octave au-dessus de la bombarde) et le biniou braz (grande cornemuse venue d’Écosse à la fin du XIXe siècle et généralisée dans le bagadoù imaginé au sortir de la Seconde Guerre mondiale sur le modèles des pipe bands écossais).

Marche et mélodie

Cette épreuve du matin consiste à jouer une marche (donc en marchant, d’une marche d’ailleurs très libre, on s’arrête, prend appui sur un pied puis l’autre sur lequel on pivote les deux musiciens se faisant face, parfois même se tournant le dos le temps d’un tour complet avant de reprendre leur marche, aussi lente qu’erratique, une marche rêvée, et l’on entend parfois un membre du jury confier « Ils ont bien marché ! »). Puis vient le temps de la mélodie (le plus souvent assis face au jury, et la mélodie s’envole, s’enroule et se déploie, étirant son tempo pour l’accélérer soudain, au gré des ornementations, de « monnayages » fervents d’une note suspendue, la bombarde reprenant sa respiration et laissant la cornemuse profiter du souffle continu de son sac pour mitrailler l’espace de fiévreuses et pénétrantes variations. Et je dois dire que la mélodie est le moment que je préfère. Il y a là quelque chose de rituel, qui relève tout à la fois de la confidence, de la prière, de la supplication, de la rage parfois ou de l’embrasement amoureux.

Procession et feu de joie

Il y aura une pause dans le concours, le temps de laisser passer la procession au sortir de la messe, bras de Saint Yves en tête porté sur un brancard à hauteur d’épaules et précédant les bannières liturgiques, les autorités religieuses et civiles, la foule des paroissiens et la “second line” des badauds (certes plus discrète qu’à La Nouvelle-Orléans). Avant l’interruption due au Covid, un lancinant cantique en breton diffusé par haut-parleurs était repris par les anciens. Cette année, c’est le bagad de Sant Ewan qui conduit la procession en musique jusqu’à l’aire du feu de joie, purificateur et prophylactique, où brûlent pêchés et miasmes accumulés au fil de l’année écoulée. Le Bagad ramenant enfin sa foule vers le presbytère, l’épreuve marche-mélodie peut reprendre.

Pourlet ou pas ?

Le style du Pays Pourlet – sur une diagonale Meslan-Guéméné et Plouray-Bubry – s’impose ici et il n’est pas rare d’entendre : « C’était bien, mais c’était pas Pourlet. » Ma connaissance du sujet a fait quelques menus progrès avec la parution récente du volume 7 de la série “La Bretagne des Pays”, volume intitulé “Chants et musiques du Pays Pourlet”, deux CD de collectages réalisés entre 1932 et 2014, accompagnés d’un livret de 176 pages rédigés par une équipe de compétences, dont deux habitués du concours, Anne-Maire Nicol pour le chapitre sur le couple biniou-bombarde et Laurent Bigot pour celui consacré à l’accordéon, dont l’intrusion dans les territoires bretons, souvent en couple avec le saxophone, illustre l’absence d’étanchéité des cultures aussi fortes soient-elles. Et, lors d’une précédente édition du Trophée, Laurent Bigot m’avait évoqué des exemples d’airs revendiqués Pourlet, en réalité originaires du cabaret parisien (ou y ayant au moins fait un détour avant de revenir au pays), voire empruntés à quelque lointain compositeur classique.

N’en reste pas moins que mes émois musicaux sont souvent distincts de ceux du jury et je garde pour moi ma réflexion, à  l’écoute de la mélodie du couple Eliaz Le Bot / Morgan Cosquer, « voilà bien du Puccini » avant d’être incité à redire à voix haute ce que j’ai pensé à part moi, après avoir entendu deux habitués de l’épreuve s’extasier sur la profondeur de l’expression du sonneur de biniou Morgan Cosquer. Ce couple n’apparaitra cependant qu’en sixième position au classement pour son interprétation de la mélodie, les gagnants dans cette catégorie étant Yvon Lefebvre (bombarde) et Ivo Lemestre (biniou) pour l’un des très beaux airs de cette matinée interprété avec une belle ardeur. Coup de cœur enfin pour la relève, en la personne de Manon Henrio du haut de ses 13 ans, recrutée par le Bagad de Sant Ewan voici déjà six ans, qui semble conduire – plus qu’elle ne l’accompagne – l’une des figures du concours, plusieurs fois lauréat par le passé, Ronan Le Padellec. Palmarès à la fin de cette article.

Le jazz musarde au Pardon

Le jazz est loin, me direz-vous. Et pourtant, il est là à mes côtés, très attentif, en la personne du saxophoniste Baptiste Boiron, personnalité singulière dont la jeune biographie vaut le détour, entre jazz et free music, musiques classiques et contemporaines, jusqu’au Canada où il a vécu et jusqu’au Domaine de Kerguéhennec où il collabora avec les plasticiens en résidence et enregistra, juste avant le confinement, son album “Là” (Ayler Records) en compagnie de Fred Gastard et Bruno Chevillon sur un répertoire original d’hommages à Steve Lacy, Marc Ducret, Anthony Braxton, Bernard Lubat, John Coltrane et même Duke Ellington. Depuis, il s’est installé à Melrand, en bordure du Pays Pourlet, poursuivant ses projets dans domaine du jazz (un quintette attendu pour 2023) tout en fréquentant le cercle de danse traditionnel de Cléguerec et en travaillant sur un duo avec la chanteuse Faustine Audebert, déjà signalée dans nos pages pour ses activités aux frontières du “trad breton”, de la pop et de l’héritage de Steve Coleman. Et déjà, voici Boiron songeant à ajouter la bombarde à son instrumentarium, et se rapprochant d’Yvon Lefebvre, également saxophoniste, pour prendre conseil.

L’orchestre national breton

Ayant rejoint le banquet qui réunit le village au presbytère, nous nous trouvons attablés en compagnie de deux figures du concours, Anne-Marie Nicol (bombarde) et Céline Le Forestier (biniou), anciennes détentrices du trophée, et le compagnon de cette dernière, Frédéric Garnier, batteur. Amorties par le traumatisme auditif de la matinée en dépit de mes protections sur mesure, les  conversations vont bon train, du dernier festival de Malguénac (et revoici le jazz) à la tradition quelque peu oubliée du tambour breton, qui plus d’un siècle avant l’introduction des bagad accompagna le couple biniou-bombarde. Et lorsque Anne-Marie et Céline sont sollicitées pour aller sonner l’arrivée du rost er forn (le porc rôti), Frédéric court chercher son tambour d’ordonnance. Lorsqu’il revient la distribution du plat principal est déjà entamée dans un grand branle-bas, les bénévoles courant d’une table à l’autre, joyeusement interpelés par les convives, et le trio bombarde-biniou-tambour, bientôt rejoint par un deuxième tambour, celui de Jean-Félix Hautbois, s’aventure parmi les longues tablées, ignorant le brouhaha des conversations, les rires, les appels à faire passer les assiettes et les échos concurrents d’un autre couple de sonneurs diffusé par la sono.

Du Pardon au Conservatoire

Un peu plus tard alors que commence à circuler le vieil or des bouteilles de lambig (l’alcool de cidre), sans attendre que redémarre le concours de danse (jury pour les sonneurs, jury pour les danseurs, les concurrents se distinguant des autres danseurs par leurs seuls dossards numérotés), avec Baptiste Boiron, le plasticien Michel Caron en compagnie de qui j’ai l’habitude d’assister depuis vingt ans à ces festivités,  je file à l’anglaise pour aller entendre au Conservatoire de Lorient le trio Orbit.

Stéphan Oliva (piano), Sébastien Boisseau (contrebasse) et Tom Rainey (batterie) sont en effet depuis plusieurs jours dans le Morbihan pour trois jours d’enregistrement au Studio Peninsula de Sarzeau, précédés de quelques dates à l’Opéra de Lyon, l’Arrosoir de Chalon-sur-Saône (annulation pour cause d’incendie en ville), La Fraternelle de Saint-Claude. Jonglant avec des budgets restreints, l’association morbihanaise Hop’n’Jazz a profité de l’occasion pour les faire accueillir dans le bel auditorium du Conservatoire de musique de Lorient.

Il n’est guère utile de présenter ces trois musiciens aux lecteurs de ces pages, sinon pour rappeler que leurs premiers pas communs en studio ont eu lieu en 2018 à La Buissonne et que le développement de leurs activités scéniques s’est vite heurté à la crise du Covid. Les voici sur ce nouveau répertoire conçu par Stéphan Oliva et qu’ils ont déjà eu le temps de s’approprier au cours de cette petite tournée et ces journées de studio, répertoire qu’ils étaient hier invités à commenter avant chaque morceau, en concordance avec la vocation pédagogique du lieu.

De l’attaque au rappel

L’attaque du premier morceau délimite un vaste terrain d’action entre la vivacité et l’onirisme où me viennent à l’esprit les noms de deux idoles d’Oliva : Martial Solal pour la précision au cordeau du gymkhana de la première partition tout en angles et volte-face imposés à ses deux comparses ; Paul Bley pour la façon très onirique de faire sonner le piano, ses harmoniques, des basses à l’aigu, et sa faculté iconoclaste de s’abandonner au monde du rêve. Cette dernière référence me hantera, à tort ou à raison, tout au long du concert, même si d’autres références sont avouées à travers un hommage à Anthony Braxton (mais qui me renvoie aussi à certaines nerveuses abstractions de Jimmy Giuffre du temps du solo avec Bley et Steve Swallow), le rappel final étant consacré à une reprise d’Orbit de Bill Evans qui conclura le concert par une progressive montée des mains vers l’aigu du clavier, tandis la contrebasse descend en mouvement contraire jusqu’à l’extinction laissant les balais poursuivre une battue régulière qui cesse soudain sans crier gare, comme on donnerait un fatal coup de ciseau sur la perfusion d’un être en fin de vie. « Quelque belle que soit la comédie et tout le reste, dirait Pascal,  on jette enfin la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. » Et si la mémoire de Bill Evans était ici revendiquée, c’est encore au tendre et insolent Paul Bley que je pensais, ce qui nous a valu, au sortir du concert, d’évoquer, Stéphan Oliva et moi, la rencontre de Bill et Paul en studio pour l’enregistrement de “Jazz In The Space Age” de George Rusell, et le récit ahurissant qui en est fait dans l’autobiographie Stopping Time, Paul Bley and the Transformation of Jazz (Vehicule Press, 1999).

Une homophonie virtuelle

Entre ce début allègre et cette fin dramatique, on aura vu un trio vivre de tous ses membres, en toute indépendance et admirable coordination des couleurs, des tempos, des initiatives, répartition constamment réinventée des rôles, les frontières entre écriture orchestrale et improvisation étant continuellement brouillées, la polyphonie obtenues par les rois instruments aboutissant parfois à une sorte d’homophonie virtuelle du flux collectif, l’espèce d’auto-génération du morceau Mutations constituant peut-être le climax du concert. J’y surprends Tom Rainey, les yeux loin de la partition, et pourtant semblant jouer un développement continu qui aurait été écrit d’avance avec Sébastien Boisseau, tandis que le piano semble vouloir les entrainer tous deux  vers un grand maelström ceciltaylorien.

Au début d’une pièce courte annoncée comme particulièrement difficile en hommage à Béla Bártok, je surprends encore Tom Rainey cette fois-ci le regard sur la partition, puis s’en écarter et se mettre à swinguer – vraiment ce qui s’appelle swinguer – en dépit du jeu sur une continuelle ambiguïté métrique. Et au cours de l’hommage à Braxton, c’est encore Tom Rainey qui retient mon attention par un délicat roulement gratté déplacé d’une peau à l’autre comme point de départ d’une grande variation timbrale, où le développement du solo de batterie abandonne le noir et blanc de l’écriture rythmique pour une vision tout en couleurs. X. Deher en oublie de faire la photo qui illustrerait ce compte rendu.

Retour à Saint-Yves

De retour à Saint-Yves trop tard pour la proclamation des prix, nous nous faisons communiquer le palmarès de l’édition 2022 : le vainqueur du Trophée Pierre Bédard, toutes catégories confondues, est le couple Mickaël Jouano (bombarde) et Brian Lamour (biniou) déjà distingué dans des éditions antérieures et photographié en tête de cet article (peut-être les interprètes de l’une de ces deux poignantes mélodies que, saisi par l’émotion, j’ai eu le réflexe d’enregistrer, à moins que ce ne soit mon enregistreur qui soit doté d’une sensibilité musicale et d’une faculté critique suffisante pour se mettre en marche automatiquement lorsque le Grand Art s’impose à lui). Ils sont suivis dans le palmarès général par les couples  Lefebvre / Lemestre signalés plus haut et Nicol / Le Forestier,  Malo Saout / Helori Saout prenant la tête pour le couple avec biniou braz qui fait l’objet d’un classement séparé. Tous quatre étant qualifiés pour la finale du championnat de Bretagne à Gourin en septembre. Enfin, si le Trophée Loeiz Bevan réservé à la jeune génération est remporté par le couple Piers / Bosseno, le jury s’est laissé séduire par la belle expression sur la mélodie de la toute jeune Manon Henrio (voir plus haut) qui s’est vue attribuer le 2ème prix.

Rendez-vous avec Jacques Pellen

Le 28 mai prochain, je serai à La Grande Boutique de Langonnet en Centre Bretagne dans le cadre du festival Le Plancher du Monde, notamment pour la création par Patrick et Jacky Molard, Sylvain Barou, Ronan Pellen et Hélène Labarrière de l’hommage “Triptyque” au guitariste Jacques Pellen, victime du Covid dans les premiers jours de la pandémie.  Franck Bergerot (photo © X. Deher, sauf le trio Orbit en studio © Olivier-Charles Degen)