Jazz live
Publié le 7 Nov 2019

Hanna Paulsbeg, saxophone-samouraï au Sunside

Vous voyez, cette jeune femme au saxophone dont on s’attend qu’elle en tire un sabre… Et bien la vraie Hanna Paulsberg ne lui ressemble pas tant que ça, tant et si bien que m’étant distraitement assis derrière elle avant que ne commence le concert, je ne l’aurais pas reconnue si quelque admirateur n’était venu lui demander de lui dédicacer l’un de ses disques. Elle est là, dans la salle entourée de ses musiciens comme elle serait descendue au Sunside simplement pour boire un verre, puis se lève encore en manteau, l’étui de saxophone à la main et, gagnant l’estrade, elle donne l’impression d’arriver directement de Roissy.

Lorsque je relève les yeux de la lecture que j’ai entreprise en attendant que ne commence le concert, elle est sur scène, le sax en main, le manteau probablement roulé sous le piano, vêtue d’une tunique rayée, mais elle a nullement cette allure de samouraï que lui prête l’imagerie promotionnelle.

Je serais tenté d’épiloguer sur l’emprise de la communication sur l’iconographie du jazz et le contrôle de leur image par les artistes ou leurs agents (et l’interdiction faite par ces derniers aux photographes de reportage, tandis que crépite les lumignons des écrants de smartphone) qui laissera du jazz d’aujourd’hui aux générations à venir l’apparence d’un catalogue de mode sur papier glacé peuplé de mannequins, d’êtres factices. Mais je garderai ce discours pour une autre fois, car cette image de samouraï et d’autres photos de la saxophoniste qui m’avaient intrigué fut l’occasion d’une méprise doublée d’un effet de surprise qui m’enchantait plutôt ce soir. Et m’amenait à ce constat que, sans cette représentation assez réussie en saxophone-samouraï, parmi le très gros millier de disques qui passe entre mes mains chaque année, je n’aurais probablement jamais prêté attention à l’existence d’Hanna Paulsberg, et donc que cet effet de marketing est une aubaine. À quoi je dois ajouter cet aveu : bien qu’assurant la sélection des disques et la distribution de la petite cinquantaine d’entre eux sauvés de l’oubli aux journalistes de Jazz Magazine, je n’ai guère le temps d’écouter de chacun d’eux que quelques bribes avant de les faire partir pour chronique et j’ai déjà bien trop à faire avec ceux que je chronique moi-même pour en écouter plus. Tant et si bien que je me rendais ce soir sans bien savoir ce que j’allais entendre, mais simplement motivé par la rumeur… et sur les recommandations d’une attachée de presse efficace.

Et tout ce que j’ai entendu ce soir – le temps d’un seul set dans l’espoir de terminer ces lignes en rentrant à domicile avant que le coq ne chante – m’a singulièrement réjoui, et s’est avéré la musique que j’avais envie d’entendre pour récompenser mon effort de sortie alors que l’approche du bouclage me retiendrait plutôt le soir à la maison devant mon ordinateur : cette improvisation collective erratique qui ouvre le concert, peut-être guidée par quelques motifs mélodiques dissimulés à l’auditeur, mais qui, au bout d’un moment, semblent surgir de la brume en même temps que l’apparence d’une tempo qui prendra progressivement de la réalité sous une forme “latine” alors qu’un matériel thématique s’impose enfin au saxophone et à la trompette, mais sans évidence, sans recours à l’unisson… La saxophoniste alors prend son envol, avec une autorité qu’elle ne laissait pas deviner tout à l’heure dans son manteau parmi le public, de fort beaux graves, très ouverts, avec une belle continuité vers le médium et l’aigu, le sens du motif et de l’inattendu, une belle cohérence de discours de l’arabesque aux grands écarts du jeu à saute-mouton. Le piano d’Oscar Gronberg, derrière elle, puis devant, évoque la double descendance de Paul Bley et Keith Jarrett jusqu’à une sorte de transe finale qui serait celle d’un Horace Parlan grandi en Scandinavie et qui se pulvérise à la Don Pullen. Il y a dans ce premier morceau, comme dans les suivants un bonheur de jouer et une grandeur d’expression que magnifie la complicité du contrebassiste Trygve Fiske et la batterie d’Hans Hulmbeakmo – il fait penser tout à la fois à Jacques Thollot et à Peter Bruun –, la trompette de Magnus Bro qui élargit désormais la palette de ce qui ne fut longtemps qu’un quartette portant sur l’ensemble un ensoleillement, tantôt tendre avec un son où se mêle le vent et la graisse, tantôt craquant comme le bois humide sur la flamme, avec toute une poésie qui parlera à ceux qui ont aimé Allan Shorter, Don Cherry, Enrico Rava, Tomasz Stanko…

Et sortant de plusieurs heures d’écoute du nouveau live de Keith Jarrett dont la chronique m’incombe – et je m’y suis livré avec un certain bonheur –, je pensais, puisqu’il est cité plus haut, à la réponse cinglante qu’il avait faite il y quelques années à un journaliste lui demandant pourquoi il avait congédié son trio et s’il ne remonterait pas un jour un quartette, voire un quintette (les noms de Tom Harrell et Joe Lovano avaient été évoqués quelques années plus tôt…). Je me représentais de quel bonheur du jeu collectif, de la conjugaison des timbres et des idées, le grand pianiste se privait à s’élever toujours plus haut dans sa tour d’ivoire, loin du monde des hommes.

Et je considérai cet autre bonheur qu’il y avait pour l’auditeur à entendre, à quelques mètres des pavillons, des fûts des cymbales et des cordes, tout juste troublé par une célèbre voix radiophonique qui tenait meeting au bar, l’alchimie instrumentale portée à ce niveau, alors que le groupe réinventait à cet instant l’art de du marabi sud-africain, dont Oscar Gronberg tirait sur son clavier une prodigieuse pyrotechnie polyrythmique. Un dernier morceau clôtura ce set de musique libre , au discours collectif délié par dix ans d’expérience de ce quartette aujourd’hui augmenté, qui ne s’interdit ni la jubilation du groove ni la joie du lyrisme, constamment bousculés dans le refus de céder au confort des formats clos et la satisfaction des séductions premières, le kitsch des unissons et des refrains trop lisses. Et tandis que le public saluait le final de cette ardente épopée finale, je rejoignais mon RER avec en tête l’image d’une saxophoniste en cheffe qui, tout compte fait, avait bien tous les attributs d’une samouraï. Franck Bergerot