Jazz live
Publié le 1 Avr 2019

Jazz à Megève (2): Dee Dee et Dutronc fils, un jazz avec histoires

Dee Dee Bridgewater raconte celles, plus noires que blanches, de Memphis plutôt du côté du blues ou de la soul. Thomas Dutronc se plaît à distiller les siennes avec, en main comme en bouche, des saveurs dominantes de jazz manouche, amour de la guitare oblige. L’une comme l’autre, pour faire vivre leurs musiques ont besoin de conter des histoires.

Milieu d’après midi á Megêve. Le moment de la balance. Tandis que les cartes bleues claquent pour les soldes dans les rues de la station noyée de soleil Dee Dee Bridgewater et ses musiciens règlent le son dans une salle vide. Volume en façade, retour sur scène. Un morceau blues, la machine Memphis Sound tourne plutôt rond. Break de fin. Des rires partent aussitôt de tous les musiciens “Everybody ‘s cool on stage” clame alors Dell Smith, son quintal bon poids difficilement caché par les claviers. Dee Dee lève le pouce. Le ton de la soirée est donné.

Dee Dee Bidgewater (voc), Monet Owens, Shantelle Norman-Beatty (voc), Bryant Lockart (ts), Dell Smith (cla), Charlton Johnson (g), Barry Campbell (b), Carlos Sargent (dm)

Thomas Dutronc (voc, g), Rocky Gresset (g), Jérôme Chiosi (g), Pierre Blanchard (vl), David Chiron (b), Maxime Zampieri (dm)

Sur scène,les habitués le savent bien, elle a toujours beaucoup parlé. Beaucoup annoncé, introduit, contextualisé ses chansons. Dee Dee s’affiche volubile pour ne pas dire bavarde. Elle veut exposer sa façon de voir les choses. Elle tient à transmettre -ce soir son amour viscéral de la musique de Memphis, sa ville natale, la tranche des épisodes douloureux vécus là pour les droits civiques des noirs américains- à faire comprendre, partager son art de chanter au delà de sa seule voix, son instrument de travail. Une question de tempérament comme on se plaît à le dire dans le Sud Ouest. Elle le faisait déjà lors de son long séjour de vie en France. Sauf que désormais elle a choisi de retrouver son horizon originel, son point d’ancrage, son port d’attache au bord du Mississippi. À Memphis où elle s’en est retournée vivre. Et sa musique, sa voix également s’en trouvent transformées. D’ailleurs elle préfère jouer cash vis á vis du public alpin comme d’autres depuis des mois maintenant : “Autant vous le dire tout de suite vous n’allez pas m’entendre chanter du jazz ce soir…on est là pour le fun, pour danser” 

 

 

Les titres défilent tirés de son album paru en 2017, marqueur de son retour sur les rives du Mississippi “ MemphisYes I’m ready” Prète à faire partager une  musique porteuse de mots chargés de sens, elle l’est assurément. Son orchestre également s’il faut en croire Dell Smith avec son air bonhomme, originaire lui de Little Rock, désigné leader, conducteur de band(e) : “ On ne cesse de tourner dans le monde depuis la sortie du CD. Aujourd’hui à Megève, avant hier à Toronto, bientôt en Californie…” Givin’up, hit pur rythm’n blues en son temps signé Gladys Night & The Pips revit nappé d’une crème de  langoureux contre chants. Going Down Slow blues chaud de Bobby Blue Bland sous l’élan conjugué des rifts de guitare et piano électrique. B.A.B.Y de Rufus Thomas, avec appui de cuivres sonnants strictement en mesure “Tous ces morceaux, gamine,  je les entendais chez moi à Memphis sur la radio la plus fameuse de la ville, WDIA. Et je les chantais secrètement en même temps “

 

 

Le show en live est réglé sur la ligne de crête de cette voix chaude, épaisse, les attaques tranchantes, la modulation dans l’intensité, du murmure jusqu’au cri avec l’apport pertinent de celles, même nature, des deux choristes. S’y ajoutent les chorus bien sûr, guitare, sax, clavier avec écho d’orgue. Elle se donne à fond, physique y compris dans son rôle soul, jusqu’à reprendre quelques mesures durant celui de  chanteuse de jazz, en souplesse au détour d’un I’m ready sur un final mode swing. Bien sûr Dee Dee plus vrai que nature ne peut s’empécher de raconter un épisode de son après-midi made in Megève, “ à garder entre nous les femmes” Une histoire de soldes et de carte bleue“J’ai craqué pour cette tenue que je porte ce soir, mais oui…” Avant de parodier la voix d’Elvis, autre icône de Memphis, sur quelques mesures d’un Don’t Be cruel puis Blue Suede Shoes’ couplets entonnées corps cambré et main plaqée sur l’entrejambe, carrément ! Avant de basculer sur les phrases noires du “Why I m I Treated so bad”  des Staples Singers histoire d’evoquer au passage les manif des années 60 pour les droits civiques des “Africains Américains qu’à l’époque on appelait… Negroes!” Des tas de mots làchés, plus son lot de musique livré nature. Dee Dee Bridgewater se régale de (faire) partager les vibrations du Memphis Sound. De sa ville, de sa terre qui visiblement lui ont beaucoup manqué 30 ans durant à Paris. “Mais bon après tout je n’aurai 70 ans que l’an prchain, alors, enjoy…”

 

 

Un show construit, un tour de chant/concert édifiant. Thomas Dutronc chanteur qui a de qui tenir joue aussi beaucoup de guitare, acoustique, électrique, jazz, jazz manouche. D’ailleurs il ne s’en cache pas « Nous sommes très fiers d’être programmés dans un festival de jazz » Ceci dit il ne joue pas un personnage. Très à l’aise sur scène Il chante, plaque ses accords, se lance dans des chorus -y compris un solo électrique chaud sur sa Stratocaster mode Bruce Springsteen- revient au micro pour les annonces et désannonces des morceaux. Chaque fois pour une petite histoire à faire vivre pointe un brin d’humour, de dérision également sur lui, les situations, les choses. À peine s’accorde-T- il le droit, le besoin de chausser des lunettes noires, image modélisée du père sur un Je m’ fous de tout imprimé sur un tempo de ballade. Thomas Dutronc ne manque pas non  plus de laisser ses musiciens prendre  l’air, briller sur des airs de jazz. Rocky Gresset en profite:  sur de beaux passages d’accords il la joue fluide, façon Christian Escoudé. Plus loin, dans un morceau entamé swing tzigane très classe- pompe en rythmique main droite, accords des cordes en unisson-  Pierre Blanchard fait gicler un solo de violon à très haut débit (J’aime plus Paris) Au passage le chanteur guitariste (ou guitariste chanteur) qui se plaît à vanter les plaisirs du palais aura pris du plaisir également  convoquer Count Basie (composition en vo) et Henri Salvador (version française sous titrée) pour Little Darling interprété en trio simple voix-guitare-batterie.

Pendant ce temps, les projecteurs posés sur eux en témoignent, le reste de l’orchestre,  musiciens appuyés á un comptoir dressé sur scène, regardent leurs collègues jouer en sirotant tranquille un verre de vin, bouteille ouverte bien en évidence… Les paroles et la musique, jazz ou pas, Dutronc, le fils, aime à les exposer comme des choses de la vie. Un choix, une invitation -comme celle lancée aux danseurs et  « danseuses surtout ! » à monter sur scène pour le rappel final- que Megève a pris à la volée. 

 

Jérome Chiosi

 

Robert Latxague