Jazz live
Publié le 8 Août 2022

Jazz in Marciac. Triomphe du Rhoda Scott Lady All Stars

Le (très) grand chapiteau du festival de Marciac est archi-complet en cette soirée du 28 juillet. Comme chaque fois que (depuis plusieurs années) Ibrahim Maalouf est programmé en tête d'affiche. Mais... c'est Rhoda Scott et son Lady All Stars, programmée en première partie, qui a triomphé !

Entourée de ses 7 ladies pour une des nombreuses dates de leur tournée d’été Rhoda (84 ans!) est rayonnante et toujours aussi heureuse de jouer et d’improviser.

L’étonnant parcours de Rhoda…

A huit ans elle découvre l’orgue Hammond dans le presbytère où son père était pasteur baptiste. En accompagnant, toute jeune, gospels et negro spirituals dans les églises elle révèle très vite une sensibilité musicale exceptionnelle sur cet instrument.

A vingt ans, elle commence à jouer de l’Hammond dans un groupe de rythm and blues. Puis elle fonde rapidement ses propres groupes, programmés dans la banlieue de New-York. Un soir elle assure la première partie d’un concert de Count Basie. Qui, impressionné par sa prestation, l’invite à jouer dans son club de Harlem. En 1962 avec son trio « rythm and blues », elle publie son premier « tube » Hey Hey Hey… Qu’Eddy Barclay de passage à New-York lui achète pour 75 dollars ! Meilleur homme d’affaires que pianiste Monsieur Eddy…

En 1963, à 25 ans, elle enregistre son premier « vrai » album Live! at the Key Club. A partir de ce disque sa discographie s’enrichira d’un nombre considérable d’enregistrements, dans des formules variées et avec de nombreux grands noms du jazz (Count Basie, Lionel Hampton, Dizzy Gillespie, Eric Dolphy, entre autres…).

A 24 ans, elle s’était inscrite à la prestigieuse Manhattan School of Music où elle a étudié pendant 4 ans, tout en continuant à jouer en club . Elle y obtient, à 28 ans, avec mention, un master en théorie musicale… L’école ne délivrait pas de diplôme pour l’orgue.

Entre temps, en 1967, elle suit pendant deux mois à Fontainebleau, les enseignements de Nadia Boulanger (que Quincy Jones, entre autres, avait aussi suivis). Revenue à New-York, mais séduite par la France elle décide d’y revenir et de s’y installer… Ce qu’elle fait en 1968 ! A peine arrivée à Paris les « événements » la surprennent…

Elle est engagée au Bilboquet, club de jazz mythique et prestigieux de Saint Germain des Près. Elle épouse le directeur artistique du club (Raoul Saint Yves) et elle devient très vite une star dans l’hexagone (émissions de TV, de radios, articles dans la presse écrite, enregistrements, concerts…).

Elle joue superbement les basses au pédalier : pieds nus ! Dans les médias elle devient  The Barefoot Lady : l’organiste aux pieds nus.

Aucune posture de sa part. Elle raconte : « Au presbytère, dans le New Jersey où mon père était pasteur, quand je lui demandais l’autorisation d’aller jouer de l’orgue, je me déchaussais pour ne pas abîmer le bois du pédalier. J’ai pris l’habitude de cette sensation . Peu d’organistes se donnent la peine de faire les basses avec les pieds. Ils préfèrent les jouer de la main gauche ». Pour elle, c’est regrettable, car les lignes de basse au pédalier sont plus profondes.

La qualité de son jeu de pédalier, joué sans chaussures, a donné l’occasion au contrebassiste français Luigi Trussardi d’un jeu de mots cocasse: « Elle a l’orteil absolu. » !

La formule musicale qui l’a rendue populaire au Bilboquet est le duo Hammond/drums. A ses débuts en France Kenny Clarcke et Daniel Humair, très grands noms de la batterie, l’accompagnent et enregistrent avec elle.

Pendant plusieurs années (à partir de la fin des 60′ et durant les 70′) le Bilboquet, lorsqu’elle est à l’affiche, fait le plein chaque soir : queue impressionnante sur le trottoir selon moult témoignages ! Son répertoire est éclectique et son jeu d’orgue pulpeux et direct séduit bien au delà du petit monde des jazzfans.

(Souvenirs/souvenirs… Daniel Humair exposait ses peintures pendant Jazz in Marciac 2022 dans une galerie d’art contemporain de la commune. Rencontré lors du vernissage de son exposition il évoque ses concerts de l’époque avec Rhoda : « Je me régalais à jouer avec elle. C’est une superbe musicienne et elle était toujours de bonne humeur… Même dans les conditions assez rustiques de nos déplacements en province : une petite camionnette, son mari au volant, l’orgue à l’arrière. Rhoda très gentiment me laissait la place du passager… elle voyageait près de son orgue dans une position assez inconfortable ! »).

Jusqu’en 2004 myriade de concerts, enregistrements, clubs … Multiples rencontres et expériences, souvent surprenantes, avec musicien-ne-s et vocalistes…

Les « Lady All Star »…

A Vienne en 2004, superbe idée, Jean-Pierre Vignola, programmateur du prestigieux Festival de Vienne propose à Rhoda de créer un groupe original : que des musiciennes… Ce sera le Lady Quartet. Vignola les programme. Le Lady Quartet est né dans l’amphithéâtre romain. Rhoda reviendra ensuite très souvent jouer à Vienne.

Plus tard le quartet s’est étoffé.

Le Lady in Jazz est devenu un octet : « Lady All Star ».

Et depuis, dans tous les concerts et festivals où Rhoda est programmé avec ses « ladies » : énormes succès populaires. Comme, entre autres… à Marciac 2022.

Bonne nouvelle : aux balances le casting est complet. En ces temps de « festivalite » aigüe où toutes les ladies ont de nombreux engagements par ailleurs cela tient du miracle. Anne Pacéo, confrontée avec de multiples galères de transport, arrive in extremis… Ouf…

 

A la fin des balances l’équipe est au complet… Ouf! Anne Pacéo, à gauche, est arrivée in extremis Photo PHA

 

Airelle Besson (tp), Sophie Alour (ts), Céline Bonacina (bs), Lisa Cat-Berro (as) Géraldine Laurent (as) Anne Paceo et Julie Saury (dr) entourent Rhoda.

Les souffleuses à sa gauche, les « batteristes » à sa droite. Toutes alignées face au public.

 

Les ladies on stage. Photo Laurent Sabathé

 

Du haut de son orgue Hammond, Rhoda tient les rênes…

Le répertoire est un remarquable « mix » de standards, de compositions originales de Rhoda et de ses musiciennes. En rappel « Le » tube : What did I Say.

Les compositions : City of the Rising Sun (Lisa Cat-Berro) Escapade (Airelle Besson), R and R (Rhoda Scott), Châteaux de sable (Anne Paceo), Laissez-moi (Julie Saury), Short Night Blues (Rhoda Scott), Golden Age (Lisa Cat-Berro), A Quiet Place (Ralf Carmichael), I’ve Got the World on a String (Harold Arlen, Ted Koehler), I Wanna Move (Sophie Alour) et What I’d Say (Ray Charles).

Invité surprise David Lynx, un très vieil ami de Rhoda (elle a enregistré avec lui), vient chanter avec son étonnant timbre de voix et son phrasé vibrant sur I’ve Got the World on a String.

« On aime aussi les hommes » dit elle avec humour pour le présenter !

Elle présenta d’ailleurs tous les morceaux avec cet humour un peu décalé qu’elle pratique avec bonheur. Toujours avec son sourire éclatant.

Toutes les ladies improvisent et composent (play-list çi dessus).

En 2017 Rhoda a enregistré un bel album : « We free queens ». Un intitulé-manifeste très explicite.

Sa sensibilité à l’orgue, la chaleur de son jeu, son swing « groovy », l’ampleur du répertoire du groupe et les superbes solis des ladies génèrent pendant tout le concert surprises, émotions et bonheurs multiformes dans le public.

Enorme standing ovation finale.

 

Le triomphe. Photo Laurent Sabathé

 

Et Ibrahim Maalouf ?

Depuis plusieurs années Maalouf emplit l’immense chapiteau de Marciac (autour de 6000 places dit-on, mais… on n’a pas compté!). Beaucoup de monde aussi un peu partout en France pour ses prestations.

Lui qui fut un trompettiste de jazz pointu et fort intéressant il y a une dizaine d’années se contente souvent depuis quelques temps de répéter jusqu’à plus soif quelques notes orientalisantes… Assez insipides mais… qui ravissent le « grand » public… Avec très souvent une forte présence de la gent féminine. Un fait statistique. Aucune analyse à proposer à ce sujet… Facts just facts…

A Marciac, (ce n’était pas annoncé au départ) Maalouf avait décidé de rendre hommage à Henri Salvador. Jazz in Marciac lui avait accordé de larges moyens pour cela : l’excellent big band The Amazing Keystone et ses 17 musiciens (jouant les scores originaux de Quincy Jones écrits en France pour les enregistrements de Salvador des 50′ et 60′) et 5 chanteurs, invités pour un morceau seulement chacun ! Le rappeur Féfé, les chanteuses Kimberose et Sofia Eassaidi, les chanteurs Michael Gregorio et… David Lynx (c’est parce qu’il était présent à Marciac pour ce projet que Lynx a pu chanter avec Rhoda Scott en première partie de la soirée !). Féfé, Lynx et surtout Gregorio sur Syracusse furent remarquables mais bien trop brièvement. Le Big Band fut « sous utilisé » par Maalouf qui jacassa et pérora ad lib… Même ses fans (et groupies) inconditionnels parurent déçus…

Moi aussi. Mais… j’ai l’habitude depuis quelques années avec Maalouf !

Blagounettte avant de conclure (« Petite plaisanterie » selon Le Robert). Il y a quelques années à Vienne, un académicien du jazz, photographe de talent, avait hurlé depuis les coulisses pendant une prestation insipide de Maalouf : « Georges Jouvin sort de ce corps !». Info pour les jeunes générations de lecteurs de Jazz Magazine : Jouvin après avoir été trompettiste de jazz est devenu une star de la variété insipide des années soixante, surnommé « L’homme à la trompette d’or » et collectionnant les tubes grand public… La variétoche comme on disait alors.

Pour conclure à propos de cette soirée le superbe concert de Rhoda et de ses ladies m’a laissé, lui, un grand et fort souvenir… « Le jazz conserve » comme l’a écrit Ludovic Florin dans sa chronique consacrée sur le site jazzmag.com à Herbie Hancock (84 ans comme Rhoda Scott !).

Pierre-Henri Ardonceau

Pour mieux connaître l’incroyable parcours de Rhoda (qui est Commandeur des Arts et Lettres): nombreuses interviews passionnantes à écouter (et à savourer : elle « raconte » vraiment bien ses aventures musicales) dans les replays/podcasts de Radio France. Beaucoup aussi de vidéos superbes sur You Tube.

Merci à Laurent Sabathé, photographe officiel de JIM, qui nous a offert les photos qui illustrent cette chronique