Jazz live
Publié le 27 Juil 2021

Jazzaldia, San Sebastián : Brad Melhdau et les sortilèges du piano

Jazzaldia a clos une 56e édition du festival dans un contexte de contraintes dues à une pandémie qui n’en finit pas de ne pas finir au Pays Basque côté espagnol comme ailleurs. Un encadrement du public serré dans toutes les enceintes de plein air ou salles disséminées dans le casco viejo, le quartier historique de la cité basque. Des règles comportementales strictes à respecter en cours de concerts. Des obligations de prudence et patience pour goûter aux bossons, pintxos et autres tapas dans les mille bistros restos de la zone. Un carcan pandémique qui n’a pas empêché jazz et musiques cousines de tenir le haut du pavé de la capitale du Guipúzcoa.

Plaza de la Trinidad au cœur de la vieille ville. Brad Melhdau vient d’attaquer une séquence en solo, la tête courbée sur le clavier, et légèrement tournée vers le côté droit -d’où quelques mouvements de yoga pratiqués en contre position entre les morceaux. Sur le côté de la scène collée à l’église, à travers les grilles -à San Sebastián comme en Espagne en général on ne pénètre pas back stage (coulisses) sans sésame très spécial, y compris les journalistes- on distingue une silhouette grisonnante. À peine arrivée elle se glisse, portable à la main pour prendre une photo du pianiste à l’oeuvre, là haut sur les planches. Maintenant on distingue clairement Bill Frisell. Le guitariste écoutera toute la fin du set, très attentif bien qu’inconfortablement assis sur une caisse. Et se précipitera dans les bras de Melhdau pour une accolade émue au bas de l’escalier dès sa descente de scène. En introduction de son bis, le pianiste dira plus tard que le guitariste de Baltimore est un de ses musiciens préférés.

Marco Mezquida (p), 

Jazzaldia, San Sebastián/Donostia, Museo San Telmo, 24 juillet

 

Mario Mezquida dans le ventre du piano

 

Départ d’un récital ininterrompu une heure durant: une longue, très longue suite s’écoule, édifiée à partir d’accords cumulés main gauche et main droite. Marco Mezquida y reproduit une sonorité générale digne de grandes orgues de cathédrale, musique adaptée aux contours des pierres taillées, des arches, au volume du cloître. À fermer les yeux on croirait entendre les échos répétitifs d’une partition de messe signée Bach ou Haendel. Dehors, au soleil enfin revenu sur la ville dans la cour carrée de l’abbatiale, le fils du pianiste menorquín, trois mois à peine dort paisiblement dans les bras de sa maman. Le roulement de notes  intensif s’apaise enfin. On entend en incise distinctement les cris aigus des goélands. Le pianiste s’abandonne enfin de sa main droite à de petites coulées de mélodies d’apparence évidentes à l’oreille. Trouvailles légères qui scellent un moment de calme. Avant de soulever un nouveau vent de tempête à venir lorsque débute la phase d’exploration sonore sauvage du ventre du piano, tel un Bernard Lubat déchaîné dans les instants chavirés d’Uzeste. La musique alors monte et descend, se fait sérielle. Et par les  pores grandes ouvertes de l’improvisation s’évade de tout carcan d’étiquette pé-établie. Le concert se clôt après une heure d’action réaction pianistique. Avec en point d’orgue les coups de fonte du clocher contigu. Plus la sirène de midi !

 

 

Giovanni Guido (p: cla), James Brandon-Lewis (ts), Gianluca Petrella (tb), Brandon Lopez (b), Chad Taylor (dm), Francisco Mela (perc)

Jazzaldia, Kursaal, 24 juillet

 

Giovanni Guido : composer pour Gato

 

On vit en direct une longue suite là encore  (Revolución) pour laquelle tous les instruments jouent en permanence, poussés, entremêlés, entraînés par les souffles conjuguées du ténor et du trombone. Dans cette jungle sonore de feux entretenus on songe aux airs brassés par les  ensembles de Carla  Bley ou Mike Mantler voire au Jazz Composer Orchestra de l’époque new-yorkaise de Barbierî même si ce travail baptisé Ojos de Gato ne comporte paradoxalement aucune composition du  saxophoniste argentin. Les soli surgis enfin, ténor et trombone vibrent à chaud sur une forêt de percussions. Guidi lui, au piano,  ne se positionne pas forcement en tête de gondole ( premier solo piano au bout de vingt minutes) œuvrant plutôt en gare de triage musicale à l’égal d’un Danilo Perez chez Wayne Shorter. La musique avance en chantier permanent,  work in progress collectif à partir du canevas de compositions. Vient une chanson sans refrain (Latino america) sinon celui des voix conjuguées de percussions accumulées en tambours divers. Occasion d’un chorus enflammé du sax ténor de James Brandon Lewis, sonorité incandescente, légère  teinte de vibrato, comme en souvenir, en témoignage vivant enfin assumé de la griffe Gato Barbieri.

 

James Brandon Lewis

 

Éric Seva (bars, ss), Christophe Cravero (p, cla), Lionel Suárez (acc), Christophe Wallemme (b), Zaza Desiderio (dm)

Jazzaldia, Scène Frigo, 24 juillet 

 

Éric Seva

Une scène de plein air à la croisée de la rivière Urrumea et de la baie de la Zurriola, face à l’océan. On y entend « Mother of Pearl »   titre générique de l’album du quintet. Il y circule de l’air bien évidemment, jailli du soprano ou lâché des soufflets de l’accordéon. Des airs aussi que l’on retient dans les compositions léchées d’Eric Seva. Et sur la Cordillère des Anches, plein ouest, partent les échos successifs du  piano, du baryton, de  l’accordéon -convoqués à dessein- pour un tango offert en vrai jeu ouvert. Les airs de Seva, justement, font toujours appel à la mélodie. Et sont travaillées en ce sens. Lesquelles mélodies  au soleil couchant de San Sebastián, le public  adossé à la plage les a laissés aller et venir en vagues.

 

 

Naïssam  Jalal (voc, fl), Mehdi  Chaïr (ts, ss), Karsten Hochapfel (g), Damien Verraillon (b), Arnaud Dolmen (dm)

Jazzaldia, Plaza de la Trinidad, 24 juillet

 

Naïssam Jallal

 

De sa voix douce elle fait ses annonces dans un espagnol quelque peu scolaire. Mais assumé. Le public donostiarra apprécie. La flûte, cette circulation d’air en volutes, ce fil tissé de douceur, de finesses et nuances faites musique, Naissam Jalal fait le pari de le faire partage au public dans cet espace ouvert entre église et fronton. Sans paroles sa musique conte pourtant des histoires. Paysage de votre destin, la flûte et la voix montent en douceur, en mode d’appel.

 

Et lorsque à l’écoute du public ce premier pari semble gagné, elle enchaîne alors sur du dur. Résonnent fort des frappes lourdes de tambours et cymbales (Arnaud Dolmen), du souffle en tension extrême au sax (Mehdi Chaïb) ou sa propre voix poussée jusqu’aux limites du cri (Sammaaï Al Andaluz) Elle ose encore, Naïssam en tant que compositrice « Ja vais vous jouer et ce pour la première fois en Espagne, une buleria, un genre flamenco qu’ici vous connaissez.. » Le chant alors s’amplifie en intensité, s’incruste dans le souffle de la flûte poussé par un assaut de rythmique. Jusqu’à une vibration finale prononcée.

 

Brad Melhdau (p), Larry Grenadier (b), Jeff Ballard (dm)

Bill Frisell (g), Thomas Morgan (b), Rudy Royston (dm)

Jazzaldia, Plaza de la Trinidad, 25 juillet

 

Il a un truc à lui ce diable de pianiste. Ainsi lancé sur un tempo plutôt rapide ( Moe Honk) il concentre son jeu sur le centre du clavier en petits blocs de notes histoire d’installer un climat,  façon toute personnelle de faire monter le degré de tension. Donc d’attention, dans l’auditoire, CQFD. Mais sans passage en force sur le clavier, seulement au bout de phrases déliées. Juste accélérées si besoin. La rythmique, soit deux experts en la matière, se tient presque à l’ancienne, question fonction: établir, bien faire, maintenir le tempo dans un bon équilibre, le volume qui convient. Avec juste quelques pics d’intensité supplémentaires en dialogue avec le pianiste bien sûr.

Tête penchée sur le clavier, yeux clos, Brad Melhdau dans son profil de visage un tantinet pâle sous les spots figure un portrait à la Cervantes. Quelque chose d’un Chevalier à la triste figure. Melhdau c’est, comment dire, appliqué à cet art du piano l’impressionnisme fait jazz.  Pourtant versé en écoute fine chacun entendra bel et bien le piano chanter (Ode) Il construit son discours au fur et à mesure. Lui seul sait où précisément il veut aller. Poursuivre dans son architecture sonore. Improviser encore. D’ailleurs on remarque ce drôle de tic parfois, de sa part : retirer une main du clavier, la maintenir en l’air, en suspension de séance. Il a ses propres morceaux bien sur. Mais ne renie pas pour autant les standards. Airegin de Rollins l’attire ce soir là à San Sebastián. Larry Grenadier, brillant puis Jeff Ballard tout de musicalité sur ses caisses y placent chacun un solo. Brad Melhdau reprend ensuite son chemin, précis, maintenant volontairement une dose de retenue, sans effet superflu sur la nature du contenu. Sauf que force est de constater que sur ces compositions empruntées à l’histoire du jazz il démontre une capacité unique, naturelle à s’approprier le fil d’Ariane de la mélodie originale. Et de la faire sienne sans effort apparent.

 

Bill Frisell, une musique non genrée

On aurait plutôt du mal à genrer la musique de ce monsieur au look de professeur qui ne fait pas d’histoire. Il place quelques citations qu’on qualifierait facilement de relief be bop sur un thème de Gershwin pour enchaîner ensuite sur une séquence swing via un passage d’accords enlevés.  Mais il s’aventure tout aussi bien sur des chemins aussi variés que des compositions de Billy Strayhorn,  John Barry ou Boubacar Traoré. Bill Frisell ne s’embarrasse pas d’étiquettes musicales. Sur ses cordes, d’un son clair et net, il construit son propos, singulier, pas aisément prévisible, hors des canons stylistiques repérables. Toute ressemblance avec une personne évoquée étant écartée, dans l’écriture de son discours il est une sorte de Georges Pérec de la guitare jazz.  Avec comme poinçon d’orfèvre la marque d’une vraie économie de notes. Il utilise certes au besoin quelques effets électroniques (boucles, échos, distorsion) Mais placés en épisodes brefs, ciblés pour renforcer la couleur du moment, celles d’un morceau (Follow your heart par exemple signé John Mc Laughlin) Dans l’exercice largement soumis aux aléas de l’improvisation ses deux comparses basse et batterie le suivent de très près -travail de précision à noter de la part de Jeff Ballard,  étonnant batteur-  Resserrés ils le sont aussi physiquement d’ailleurs question disposition du trio sur la scène. Professeur ou pas, en live en particulier lorsqu’on le voit en action guitare en mains, Frisell fait montre d’une pédagogie originale. Un cas hors école qui a séduit  Donostia/San Sebastian à l’évidence dans la pratique de l’improvisation.

 

 

 

Robert Latxague