Jazz live
Publié le 21 Sep 2019

Les Émouvantes 2019, faiseurs de rêves

Hier 20 septembre, aux Bernardines de Marseille, les Émouvantes (festival de la compagnie Émouvance de Claude Tchamitchian) accueillait le duo serpent-guitare de Michel Godard et Philippe Deschepper, et les croisements de cordes et électro imaginés par Régis Huby.

“Charlotte, la bellotte” (Argiope bruennichi) © X.Deher (Fictional Cover)

Le guitariste Philippe Deschepper me rappelait hier l’un de ces fâcheux incidents qui émaillent les relations entre artistes et critiques. Découvrant l’existence d’un trio l’associant au tubiste Michel Godard et au percussionniste Youval Micenmacher, je m’étais méchamment demandé pourquoi Deschepper se fourvoyait dans « cet impossible trio ». Un soir au New Morning, les trois musiciens m’avaient abordé avec une apparente bienveillance qui ne m’avait d’abord rien dit de bon, tout simplement pour me remercier, quelques peu narquois, de leur avoir fourni le nom de leur trio, désormais connu sous le nom de L’Impossible Trio.

Michel Godard et Philippe Deschepper © Christophe Charpenel

C’était au siècle dernier, il y a quelques trente ans, et c’était hier pour Michel Godard et Philippe Deschepper des retrouvailles. Il aura fallu que je me trouve là, moi aussi. C’est dire que le terrain de leur rencontre n’était pas vierge et que, si pendant les quelques heures de répétition qui ont précédé leur concert, ils ont envisagé d’explorer quelques nouvelles partitions, ce sont finalement les anciennes qui se sont imposées, feuilletées et aussitôt envolées dans la brume du temps passé, bribes ou fragments encore bien constitués mais ouverts à l’impromptu, on l’on retrouvait cette écriture de Deschepper empreinte de l’iconoclasme des guitaristes de folk dont les compositions s’inscrivaient dans leur imagination plus que sur le papier, au gré d’arpèges venus comme ça sous les doigts, iconoclasme qu’incarna à sa grandiose façon Joni Mitchell et ses open tunings, et auxquels la génération Abercrombie-Metheny-Scofield et plus encore Bill Frisell avaient ouvert les portes du jazz.
Sur ces partitions retravaillées à l’aide de la palette sonore et des miroirs déformants offerts par un rack de pédales d’effets, Michel Godard préfère au tuba – sauf sur un morceau – le serpent, bien nommé pour sa forme serpentine de bois recouvert de cuir, léger comme un fétu de paille entre ses doigts, et d’une grâce en apesanteur contredisant sa tessiture grave, de même qu’il en transcende le diatonisme par des effets de tempéraments, de glissandos, de demi-doigtés ou de colonne d’air, mais aussi par un choix de grands intervalles qui suffisent à eux seuls à donner de sentiment de richesse mélodique du chromatisme. Autrement dit un impossible duo.

Guère moins impossible, le mariage de l’électronique et des cordes du quatuor. Impossible ? Aujourd’hui que n’a-t-on pas osé dans le domaine des associations esthétiques et instrumentales ? L’“Unbroken” proposé par le septette de Régis Huby réalise ce mariage à un niveau de grâce qui relève de l’utopie, et qui magnifie le thème sous le signe duquel Claude Tchamitchian a placé l’édition 2019 de son festival: “Transformations”. Nous parlions hier des relations improvisation–écriture au cœur de la famille esthétique qui se trouve chez elle aux Émouvantes. Ici l’écriture n’est pas le préalable mais le but, but éphémère comme peuvent l’être ces rêves dont les détails commencent à s’estomper avant même que nos paupières s’entrouvrent au réveil et dont le souvenir même s’évapore quelques minutes après, ne laissant à l’éveillé que le sentiment d’un royaume perdu (fut-il chauchemardesque), une zone blanche ou plus exactement close et interdite de la mémoire, sauf à garder à portée de main un calepin où en prendre note immédiatement au réveil, où à s’en procurer la clé par l’introspection, l’écriture, la psychanalyse, et parfois d’autres rêves appartenant aux mêmes ramifications de l’inconscient.

Régis Hubry Unbroken Septet © Christophe Charpenel

Est-ce un rhizome de la même nature qui permet à Régis Huby (violon), Guillaume Roy (violon alto) et Atsushi Sakaï (violoncelle) de prendre leurs archets sans rien s’être dit et d’écrire dans l’espace et au fur et à mesure la partition de leurs contrepoints ? De s’emparer de ces rêves de musique de chambre qui se sont noués sur leurs cordes de la fréquentation de Beethoven à celle de Bartok en passant par Schubert, Brahms et quelques autres ? À cette grandeur de l’appasionato et à ces tendresses de l’andante, il ajoute ces détournements, ces griffures et ces distorsions qu’ont subis leurs instruments au cours du XXème siècle, portés par cet élan rythmique qui vient du jazz, cette apesanteur de l’instant qui vient de la pratique de l’improvisation, cette énergie qui vient du rock, cette fraîcheur aussi qui vient des traditions orales. Toujours est-il que leurs trois cordes nous font entrer dans ce concert avec une puissance qui nous fait accueillir sans résistance leur soudain silence que vient occuper l’autre trio du septette.

Transformations, nous y voici : c’est d’abord Jan Bang qui est à la manœuvre derrière son ordinateur et ses consoles, construisant une nouvelle trame sonore à partir de ce qui vient d’être joué et qu’il a mis en mémoire : sans contours, à peine une ombre qu’il va animer progressivement de gestes de plus en plus définis, son corps entrant en mouvement pour accompagner des mises en place précises, tandis que les cordes entrent à leur tour dans le jeu, par petites touches collectives, authentiques solos, paroxysmes free entraînant les trois autres voix du dispositif.

Michele Rabbia n’est pas en reste, avec un don d’ubiquité, des éléments de sa batterie qu’il parcourt comme une grande araignée à son dispositif électronique où, confie Guillaume Roy pour entretenir le mystère, « je le soupçonne de nous reprendre aussi. » Nous évoquions le “voir” et “l’entendre”. Car si nous pourrions fermer les yeux, nous sommes constamment invités à les rouvrir pour voir qui fait quoi. Et il en va de même pour les musiciens eux-mêmes, comme le confirme Guillaume Roy : « Je ne sais pas moi-même qui fait quoi, mais il nous faut en savoir un minimum, notamment lorsque Jan détourne ce que nous jouons. »

Le guitariste Eivind Aarset ne joue pas le rôle le moins mystérieux dans ce dispositif, dissimulé en fonds de scène derrière une table couverte de pédales d’effets, il ne trahit une quelconque activité que lors de prodigieux tapping percutant le manche de sa guitare, son instrument produisant principalement des nappes sonores aux sonorités inouïes. Et face à de si fascinantes textures sonores associées à d’authentiques discours musicaux, on se désole que la notion de musique électronique soit aujourd’hui dans les médias réduite à ses formes les plus banales et stéréotypées.

Ce soir 21 septembre, loin de tous les stéréotypes, soirée finale des Émouvantes avec à 19h le solo de contrebasse de Claude Tchamitchian et à 21h le Lady M d’après Shakespeare du Marc Ducret Ensemble. Franck Bergerot