Jazz live
Publié le 18 Août 2022

Les sables mouvants d’Avishai Cohen

Comment ne pas profiter de quelques jours dans la capitale britannique –réchauffée comme jamais – pour un petit pèlerinage au Ronnie Scott’s, agrémenté de la découverte du nouveau trio du contrebassiste Avishai Cohen ?

Un club mythique

Quelques rappels s’imposent avant même de franchir le seuil du plus ancien jazz club londonien, dans le bouillant quartier de Soho. Fondé par le saxophoniste ténor Ronnie Scott en 1959, le club a d’abord été rêvé au fil de plusieurs séjours new-yorkais dans la douzaine d’années précédentes… Scott y arpenta tous les clubs locaux, entendit Bird et Miles aux Three Deuces ou encore le big band de Dizzy à deux pas de là. Le lieu qu’il réussit à ouvrir après son retour était d’abord imaginé comme lieu de jam et de concerts pour les jazzmen britanniques. Une fois réglée l’épineuse question des permissions délivrées par la redoutable Musician’s Union, les musiciens américains commenceront à se produire au Scott’s. Après Stan Kenton ou Louis Armstrong, ce sera une longue résidence offerte au saxophoniste Zoot Sims en novembre 1961, ouvrant la voie à ses congénères Johnny Griffin, Roland Kirk, Al Cohn, Stan Getz, Ben Webster. Si l’on ajoute à la liste Bill Evans, Wes Montgomery ou Freddie Hubbard, on imagine assez bien ce qui a pu motiver la recherche d’un espace plus vaste, lequel sera trouvé en 1965 au 47 de la Frith Street, tout en continuant – autant que le bail le permettra – de mettre le lieu initial au service des musiciens britanniques et de leur développement. Vers 1968, il devint possible grâce à plusieurs extensions de parvenir à une capacité d’environ 250 sièges et d’accueillir des orchestres comme celui de Buddy Rich. Après la mort de Ronnie Scott en 1996, son partenaire Pete King géra le club quelques années encore. Sous la direction de Sally Greene et la responsabilité artistique de Leo Green, le lieu subira une rénovation pour une réouverture en 2006, dans un cadre feutré et avec une décoration – mais surtout un souci de visibilité et un traitement acoustique remarquables – très proches de ce qu’il m’a été donné de voir et d’entendre.

Découvreur de talent

Au programme donc, le nouveau trio d’Avishai Cohen dont le répertoire s’est essentiellement conçu pendant la pandémie de 2020 et qui confirme le contrebassiste comme un talentueux agrégateur, voire découvreur de talents. Si le pianiste originaire d’Azerbaïdjan Elchin Shirinov, familier de la scène londonienne depuis plusieurs années, a déjà quelques expériences importantes en tant que leader (dont un album en trio), Roni Kaspi venait d’achever son cursus à la Berklee quand elle a échangé et joué « en distanciel » avec Cohen pendant la pandémie, avant de se voir proposer d’intégrer la nouvelle formation en septembre 2020.

Fidèle reflet du CD éponyme sorti chez Naïve en 202, le programme de ce “Shifting Sands“ s’est déroulé au fil d’un set concis, une petite dizaine de pièces au scénario longuement rôdé qui ne semble pas varier beaucoup d’une performance à l’autre. Il faut dire que l’équilibre est travaillé (et atteint) entre les trois instruments, s’agissant autant de la distribution des rôles dans les thèmes ou les parties improvisées que du travail des nuances, impressionnant par la lisibilité qu’il maintient quelque soit le climat ou la vitesse de la pièce. Par comparaison avec les trios ou albums précédents, les compositions délaissent quelque peu la dimension purement mélodique au profit du travail des couleurs harmoniques et surtout l’installation de différentes formes d’énergie rythmique et de métriques incroyablement variées.

Lyrisme et contrastes

D’un côté on reconnaît, dès la pièce d’ouverture, l’inspiration traditionnelle et le lyrisme si particulier d’Avishai Cohen, quand le pianiste installe un tissu de boucles mélodiques finement ornementées à la main droite et soutenues par une rythmique dense et légère, ou quand la basse (comme dans Below) prend part au thème par une mélodie souvent chromatique descendant du registre aigu. De l’autre, chaque composition et arrangement parvient à installer son univers propre, par un renouvellement permanent des situations de jeu et des climats d’une pièce à l’autre : polyrythmie ou climats suspendus voire raréfiés, propices à de lyriques développements improvisés (Dvash), jeux sur les contrastes ou les couches de vitesses différentes, du quasi statisme à une hyper mobilité (Video Game), ostinatos aux mécanismes les plus délicats voire horlogers (Joy, Cha Cha Rom). On ne s’étonne pas de voir le bassiste-leader au centre du triangle, distribuant les rôles autant que les regards d’appréciation ou d’encouragement d’un côté comme de l’autre. Performeur souple et félin qui n’ignore rien de l’art d’attirer sur lui les regards, il ménage et accompagne avec générosité de longues et intenses séquences d’improvisation individuelle, comme dans Joy qui met habilement et successivement en valeur l’explosivité de Roni Kaspi puis celle d’Elchin Shirinov. On reste rêveur devant le niveau de maturité, le vocabulaire rythmique et le potentiel d’écoute et d’interaction de la batteuse… qui vient de fêter ses 22 ans. Le pianiste peut parfois sonner un peu en retrait du duo basse-batterie, par une hyper précision donnant quelque chose de gracile à son articulation. Mais il atteint ailleurs une véritable épaisseur et une grande efficacité dans le soutien apporté ses partenaires, le tout avec une ébouriffante maîtrise des métriques les plus complexes. J’en retiens une performance riche et généreuse, même dans le format contraignant imposé par le lieu (deux concerts par soir), de quoi même oublier le ballet des serveurs, le tintement (discret) des verres, et même les percussions additionnelles générées par couteaux et fourchettes. Vincent Cotro