Jazz live
Publié le 18 Mai 2020

Lucky Peterson, Kind of blues

Il y a six ans, Bertrand Bouard avait rencontré Lucky Peterson pour Jazz Magazine. Nous republions ce bel article en hommage au bluesman qui vient de disparaître.

Quels musiciens les enfants prodiges deviennent-ils ? Lucky Peterson est un cas d’école. Haut comme trois pommes, il traînait dans les pattes de Muddy Waters, se faisait offrir des bonbons par Willie Dixon ou écoutait les histoires de Junior Wells. L’élite du blues fréquentait le club de 400 places – le Governor’s Inn House of Blues – que son père avait ouvert en 1965 à Buffalo, une ville industrielle du nord de l’état de New York. Juché dès que possible sur le tabouret de l’orgue Hammond B3, le musicien en herbe épatait suffisamment Dixon pour que le contrebassiste et songwriter de Chess produise son single 1-2-3-4, adaptation du Please, Please, Please de James Brown. Lucky avait alors 5 ans et passait dans la foulée au Ed Sullivan Show, l’une des émissions télévisées les plus populaires de l’époque. Son propre album, “Our Future : 5 Years Old Lucky Peterson”, sortait en 1969, suivi d’un autre avec son père en 1970, “The Father, The Son, The Blues”. « Le Ed Sullivan show, c’était drôle pour moi, j’étais juste un gosse. J’étais davantage effrayé par mon père que par les caméras. C’était un homme très strict et s’il me disait de faire quelque chose, je le faisais », se souvient aujourd’hui Lucky Peterson, qui fêtera son cinquantième anniversaire en fin d’année.

Luckypeterson.orgue

La relation à son père, James Peterson, est l’un des aspects que le chanteur, guitariste et organiste explore sur “The Son Of A Bluesman”, l’un de ses tout meilleurs albums, et le plus personnel. Particulièrement cathartique, le morceau titre relate les ultimes moments partagés avec son géniteur, peu avant son décès survenu en décembre 2010. « C’est mon père qui a construit ma carrière. Il l’a voulue et modelée en faisant en sorte que j’obtienne tout ce dont j’avais besoin », reconnaît Lucky Peterson aujourd’hui. Lui-même chanteur et guitariste, James Peterson avait pris bonne note des prédispositions de son fils et s’était résolu à en faire un joueur d’orgue Hammond, quitte à lui confisquer la guitare qu’il se mettait parfois en tête de gratouiller. Il lui trouva pour professeur Dr. Lonnie Smith, sommité de l’instrument originaire de Buffalo. « Mon père le connaissait et lui a demandé de me prendre sous son aile. J’avais quatre ans. J’étais trop petit pour me servir des pédales, elles étaient trop lourdes, je ne jouais qu’avec les mains. Le premier morceau que j’ai maîtrisé était Back at The Chicken Shack, de Jimmy Smith, le second Misty ». Après avoir également appris des virtuoses du B3 qui défilaient au Governor’s Inn, Jack McDuff, Richard “Groove” Holmes, Bill Doggett, Lucky Peterson exauça les souhaits paternels en partant, à peine sorti de l’adolescence, en tournée avec le guitariste/chanteur Little Milton, en tant qu’organiste. « C’est une grande influence et un autre père pour moi. Il m’a appris à être professionnel, pose-t-il. Milton m’a dit : “Si tu ne vis pas le blues, ça va s’entendre dans ce que tu joues. Ça doit venir de l’intérieur” ». La vie sur la route est vécue comme une libération pour le jeune homme : « J’avais 17 ans et l’impression d’être un adulte : pas de couvre-feu, des femmes, des bières dans les loges ! ». Son engagement suivant, trois ans plus tard, n’est pas moins formateur, puisqu’il accompagne, toujours à l’orgue, Bobby Blue Bland, immense chanteur qui grava des classiques comme Stormy Monday Blues et Ain’t No Love In The Heart in The City. « Bobby m’a appris la patience. J’ai pris aussi de sa façon de chanter doucement, mélodiquement, avec le cœur. » Il lui rend aujourd’hui hommage sur “The Son Of A Bluesman”, à travers la reprise d’I Pity The Fool, classique de Bland de 1961. « J’ai toujours aimé cette chanson et je me suis toujours dit qu’il fallait que je fasse quelque chose pour mon père spirituel, Mr Bland. Quand il est mort [le 23 juin 2013, NDR], je n’ai pu assister aux funérailles, mais j’étais au studio en train d’enregistrer cette chanson… » 

Sur la route

Lorsqu’il quitte Bland à l’âge de 23 ans, Peterson s’installe à Dallas, au Texas, la ville d’où est originaire sa femme. Après trois semaines à faire la plonge à Pizza Hut, sa seule activité professionnelle non musicale de toute sa vie, il repart sur les routes. Mais se concentre désormais sur sa carrière solo, ainsi que sur la guitare et le chant. « J’avais appris la guitare vers 7 ans, mais j’étais resté focalisé sur l’orgue. C’est en jouant avec Little Milton, BB King ou Albert King, et en voyant les réactions des gens, que je me suis décidé à me recentrer sur la guitare. Je me suis dit que je pouvais faire la même chose et être à mon tour sur le devant de la scène. » La carrière de Lucky ne tarde pas à décoller. Le blues est revenu sur le devant de la scène à la fin des années 1980 et Lucky figure en bonne place aux côtés d’une jeune génération émergente au sein de laquelle figurent Robert Cray, Kenny Neal, Larry McCray ou Bernard Allison. Il enregistre deux albums pour le label Alligator, quatre chez Verve, dont l’explosif “I’m Ready” (92). La France s’avère une terre d’accueil inattendue, où il se produit pour l’une des premières fois au début des années 1990 à Bercy, en première partie de James Brown. « Je me suis pissé dessus tellement j’étais nerveux ! Ouvrir pour James Brown devant 20 000 personnes alors qu’on jouait dans un club le vendredi précédent… James était mon idole depuis que

j’étais haut comme trois pommes et que je dansais sur Hot Pants. J’avais peur que les gens me sifflent, mais quand j’ai vu 20 000 briquets allumés, j’ai compris que la sauce prenait. » Lucky tâte ensuite du funk sur “Lifetime” (1996), porté par la basse de Bootsy Collins, et révèle la même année son amour du gospel dans un hommage à Mahalia Jackson, où il accompagne Mavis Staples à l’orgue (“Spirituals & Gospel : Dedicated To Mahalia Jackson”). Plus de trente ans après leur premier album, Lucky enregistre également avec son père (“If You Can’t Fix It”, 2004), lequel a lui-même gravé plusieurs disques dans les années 1990. La suite sera plus chaotique. Des problèmes d’addictions, qu’il évoque en filigrane au détour de la chanson I’m Still Here, sur son nouvel album, et dont il confiait en 2009, à propos de sa reprise du Rehab d’Amy Winehouse (“The Organ Soul Sessions”), « Pour sûr que je connais les cures de désintoxication, je suis musicien [sourire]. On a tous nos démons, nos secrets, et à un moment donné, on a besoin de se retrouver ou de faire un break. Certains n’en ressortent pas, mais si on y parvient, on en ressort meilleur ».

 

Un Grammy pour Lucky

Constamment supervisé par ses producteurs, Lucky souffre également d’un manque de liberté sur le plan artistique. « Les producteurs me laissaient avoir mon mot à dire, je pouvais choisir quelques chansons, mais au final ils produisaient le disque tel qu’ils l’entendaient », admet-il. C’est la grande rupture qu’opère “The Son Of A Bluesman” : Peterson, pour la première fois, y a tout choisi. Musiciens, morceaux, dont une moitié de sa plume, et studio, à Dallas. « Je veux que les gens sachent que je suis toujours là, à travers les hauts et les bas, les tribulations. Cet album vient du fond du coeur, après une période difficile. J’ai perdu mon père, ma belle-mère, ma belle-sœur, ma grand-mère… Tout le monde passe par là mais j’ai pu mettre cela en musique et j’en remercie Dieu. Un monde sans musique serait un monde sens dessus dessous. » Souvent autobiographique, le disque rétablit son statut de digne héritier de ces bluesmen légendaires qui visitaient le Governor’s Inn et avec lesquels il s’est produit au fil des années – Albert Collins, Otis Rush, Luther Allison, Koko Taylor… Par la diversité des formes qu’il embrasse – funk, rhythm & blues, gospel, blues lent instrumental, acoustique – l’album réaffirme également combien Peterson a toujours été un bluesman de son temps, sachant faire évoluer l’idiome.

Peterson avoue aussi avoir souffert de managers qui ont « bradé ses talents ». C’est aujourd’hui Ahmad Jamal en personne qui supervise ses affaires aux États-Unis. « Je connais Ahmad depuis 27 ans, car on travaillait tous les deux pour JFD productions [la société de Jean François Deiber, qui relança la carrière de Jamal au début des années 1990, NDR], et on est devenu très proches. Je l’appelle quand j’ai besoin d’un conseil, il fait en sorte que tout se passe bien pour moi. Il me trouve des engagements, surveille ma carrière. Il est comme un père pour moi. » Enfant prodige couvé par son père puis chaperonné par différentes figures plus ou moins bienveillantes, Lucky Peterson aimerait enfin accéder à un autre niveau de notoriété. « Je crois que je mérite un Grammy, une reconnaissance, estime-t-il. J’ai parcouru le monde et joué dans tous les sens. Je veux laisser quelque chose à ma famille. Je veux pouvoir rentrer de tournée sans me dire que je dois repartir sur la route pour payer le crédit. C’est ok si ça n’arrive jamais, je continuerai à faire ce que j’aime de toute façon. » •