Jazz live
Publié le 10 Nov 2019

Ludmilla Dabo en Nina Simone : plus qu’une incarnation

Mais qu’est-ce encore que cette histoire autour de Nina Simone dont on a déjà tant manipulée l’icône ? On est à Nevers pour le festival de jazz, c’est à l’affiche, on a aimé le spectacle de David Lescot sur la Commune qui met en scène ce Portrait de Ludmilla en Nina Simone, on y va et d’emblée…

D’emblée, dans le noir qui s’est fait sur scène et dans la salle, le rythme… Sous toutes ses formes, il portera ce spectacle qui commence comme au son d’un work song, tel que John et Alan Lomax en recueillirent auprès des prisonniers du pénitencier de Parchman Farm, le chant rythmant le travail des haches ou de masses. Et la voix, grandiose, de Ludmilla Dabo s’élève, sur le tempo de ses pieds et la syncope de ses mains doublés par David Lescot que, la lumière se faisant, on découvre assis à côté d’elle. Au cours d’une rencontre à l’issue de la représentation, ils nous avoueront que leur terreur est que le public ne se croit autorisé à se joindre à eux en claquant des mains. Or l’on connaît le peu d’aptitude du public français pour le rythme, et la difficulté qu’il y aurait alors à tenir ce battement et cette syncope tout en continuant à assurer chant et texte.

Car le récit de la vie de Nina Simone par Ludmilla Dabo ponctue ce chant, répondant aux questions de David Lescot sur le mode de l’interrogatoire policier. L’actrice racontera après le spectacle qu’au cours de leur long travail préparatoire, ils ont sélectionné parmi le répertoire de Nina Simone des chansons qui permettraient d’évoquer successivement ses hommes, la spiritualité et sa mère prêcheuse, son échec, seule candidate noire, au prestigieux institut Curtis de Philadelphie, la lutte pour les droits civiques… le tout raconté en alternant chant et texte dans cet esprit de scansion – David Lescot, que l’on avait déjà vu trompettiste dans La Chose commune et dans L’Instrument à pression, l’accompagnant désormais à la guitare – qui dynamise l’enchaînement des séquences avec une mise en place d’une précision de big band…

Jusqu’à une prodigieuse bascule où “Ludmilla en Nina Simone” redevient Ludmilla Dabo en personne, admiratrice de Nina Simone depuis son jeune âge, comédienne formée au Conservatoire national d’Art dramatique, partageant soudain sur scène son expérience personnelle au travers d’une restitution d’extraits des conversations qu’elle a eues avec son metteur en scène lors de la préparation du spectacle. « Pour toi qui est d’origine africaine… » lui demande-t-il aussitôt interrompu dans sa question par un ironique « C’est un pays l’Afrique ? », seul moment où le texte s’improvise, nous confiera Lescot, dans ce moment de virtuosité consistant à réciter, mot pour mot, une discussion à bâtons rompus, dans le rythme du réel, telle qu’elle a été enregistrée… C’est tellement vrai qu’on y croit. On croit à une crise qui met soudain fin à la représentation, comme s’ils cessaient soudain de jouer leurs rôles pour devenir eux-mêmes. On les voit soudain se parler et se disputer comme si le public avait déserté la salle ou comme s’ils se trouvaient en coulisses, Ludmilla Dabo racontant son expérience de femme noire au Conservatoire, sans haine, sans exagération, avec une reconnaissance – qu’elle soulignera lors de la rencontre avec le public – pour les étudiants et membres du personnel enseignant qui lui ont fait vivre de grands moments de son existence, mais sans rien cacher des petites et grandes blessures que lui a attiré la couleur de sa peau, notamment lorsqu’elle se proposa pour jouer le rôle d’Agnès dans L’Ecole des femmes ou lorsqu’elle présenta un spectacle sur Nina Simone.

David Lescot et Ludmilla Dabo © photos Maxim François


On ne dira rien de la fin, sinon qu’elle est réparatrice, ne serait-ce que par l’humour (ici jamais absent) et la virtuosité qui permet à Ludmilla Dabo, avec le soutien de David Lescot, de concilier la musicalité de l’alexandrin et la motricité du swing afro-américain. À revoir à Bretigny-sur-Orge le 6 décembre et à Paris au Théâtre de la Villes – Abbesses du 13 au 21 décembre. Franck Bergerot