Jazz live
Publié le 3 Déc 2022

Magic Lights ou l’élégance discrète de Manuel Rocheman

Voici venir la fin de cette formidable opération de Jazz sur la ville. En ce vendredi 2 décembre alors que Louis Sclavis faisait résonner les Cadences du monde à Vitrolles, Manuel Rocheman présentait son dernier projet, le quartet Magic Lights ...

MAGIC LIGHTS ou l’élégance discrète de Manuel Rocheman

Dernier rendez-vous de Jazz sur la ville au Petit Duc aixois qui a participé activement à l’événement, pour le  quartet Magic Lights de Manuel Rocheman.

Misant sur des complicités établies de longue date ( 2005) avec son trio composé du contrebassiste Mathias Allamane et du batteur Matthieu Chazarenc –en témoigne par exemple  le réussi MysTeRIO de 2016, toujours chez Bonsaï, le pianiste a éprouvé le besoin d’ajouter une quatrième voix, plus lyrique à cette triangulaire indispensable. C’est celle du saxophoniste ténor américain Rick Margitza dont on se souvient qu’il  fit partie du dernier groupe de Miles en 1989. Manuel Rocheman l’a choisi sans hésitation, il le connaît bien par ailleurs puisqu’ il est le pianiste du quartet du saxophoniste qui se produit tous les lundis dans l’un des derniers lieux parisiens créés, La Gare du nom d’une ancienne gare de la petite ceinture.

L’originalité de ce Magic Lights provient donc de l’arrivée de ce nouveau complice, contre-point et alter ego du pianiste, dans les face-à-face qui en résultent. Une source d’inspiration pour façonner les thèmes de cette ode lumineuse à la vie et à sa magie. Et leurs échanges nourrissent l’improvisation que Manuel Rocheman dit privilégier autant que l’écriture. Leur histoire s’est fortifiée et construite lentement mais l’alliage est solide. Manuel Rocheman entraîne volontiers son nouvel équipage dans ses compositions, ouvertes, propices au travail d’équipe. Il intègre d’ailleurs bien volontiers un titre du dernier album Sacred Hearts du saxophoniste et un autre, “Sometimes I Have Rhythm” sur le modèle de l’anatole d’après l’indémodable “I got Rhythm” de George Gershwin.

On ressent en effet très vite comme une plénitude dans la suite des pièces jouées ce soir ( sept du pianiste sur les dix de l’album) créant une architecture musicale très personnelle. Et ce, dès le thème initial “Magic Lights” vif et swinguant. Les compositions déroulées ne racontent pas à proprement parler une histoire articulée, s’attardant  plus sur des émotions tendres, la ballade intimiste du pianiste pour sa fille “Pupi’s Lullaby”, immédiatement suivie d’un “Linda’s song” (dédié à sa femme) plus nerveux où le saxophoniste prend des chorus intenses mais jamais forcés, imprimant une tension dans son phrasé, réfléchi, construit avec précision. Ni  Margitza ni Rocheman ne se livrent  pour autant à un sentimentalisme effusif, plus attentifs aux résonances, aux nuances, au tempo, à une utilisation de l’espace dynamique et poétique. La lisibilité de cette musique, qui n’est pas simple pour autant, ne joue ni sur le foisonnement, ni sur un penchant affirmé pour la déconstruction, mais une sobriété de bon aloi, une fine musicalité. Pas d’ambiance trop contemplative même dans le deuxième titre, une ballade plus douce, “ Harmonic colors”ou dans ce “Silent Memories” au lyrisme savant car riche harmoniquement.

Manuel Rocheman est ce musicien discret, voire réservé mais accompli, bardé de prix qui fut l’un des élèves préférés de Martial Solal qui appréciait son talent de compositeur autant que sa technique pianistique. Il est vrai qu’il le prouve ce soir, jamais de façon appuyée, tirant tout le potentiel de son instrument, dans une expression libre : un toucher qui n’a rien à envier à un pianiste classique, des variations d’intensité habilement ménagées, des idées harmoniques et un sens percussif (il a aussi étudié composition et percussion).

Je l’avais découvert avec son I’m old fashioned en 2000 : gardant les (re)pères fondateurs qui lui ont montré la voie, avançant dans leurs traces, sans nostalgie, imitation ou esprit de revivalisme, nourri de son expérience de la musique à New York où se font des rencontres décisives. Dans son panthéon personnel, des grands de l’instrument Oscar Peterson, Tommy Flanagan et bien sûr, Bill Evans, si élégant et subtil (on se souvient de son Tribute to Bill Evans, The Touch Of Your Lips en 2010).

Mais le pianiste a su construire  tranquillement avec le temps son univers et son groupe reflète une grande fluidité, une continuité sereine, creusant sa veine introspective.

Il faut souligner le travail de la rythmique particulièrement affûtée, le flux tendu d’une batterie fine et feutrée par moment. Matthieu Chazarenc qu’on a pu entendre avec son propre groupe, ici même, dans son excellent Canto 2 en mars 2020, a une manière de faire sonner sa batterie quand il entre en jeu, sans prendre de véritable solo sauf sur le final “Dragon Hunter” où il fait monter l’intensité. Quant à Matthias Allamane, ses belles lignes de basse apportent un soutien indéfectible au groupe et il prendra  avec raison plusieurs solos dès la valse“Aire”. Car dans le rapport de proximité qu’aime entretenir un club comme Le Petit Duc avec les musiciens et le public, on suit avec intérêt cet espace de liberté  des musiciens, leur savant interplay en quartet mais aussi dans  les diverses combinaisons en duo, trio dans un esprit résolument jazz, authentique déclaration d’amour à cette musique à laquelle on ne reste pas insensible.

Sophie Chambon