Jazz live
Publié le 16 Avr 2020

Tel était Lee

Le saxophoniste Lee Konitz a succombé hier à une pneumonie due au Covid-19. Il avait fêté ses 92 ans 13 le octobre dernier.

Il y a un peu plus d’un an, dans notre numéro 708, nous le présentions “en tenue de combat” à propos de son fabuleux album en duo avec le pianiste Dan Tepfer « Decade ». Lee Konitz est de ces morts dont on pleure moins la dépouille que l’on applaudit la vie, l’œuvre, l’exigence et la droiture jusqu’au bout. On en a vu céder à la routine, d’autres perdre leurs moyens ou s’accrocher à une technique qu’ils n’avaient plus, réduite à des réflexes, et nous avons pleuré ces drames de la vieillesse. Lee Konitz a connu cette diminution des moyens physiques. On a vu au fil des années son son s’estomper, du timbre à l’articulation, jusqu’à la précision de l’intonation, mais son économie du geste était entièrement calculée au service d’une pensée musicale qui n’avait jamais perdu sa justesse initiale. Et au fil des années, il lui arrivait souvent de quitter le saxophone pour chanter le temps d’un chorus ce qu’il y aurait joué, dans une démarche où la mécanique des doigts n’avait plus sa part, au profit du seul chant intérieur, comme il le fait lors de ce concert parisien de 2015 avec Martial Solal et Dan Tepfer à l’Atelier de la Main d’or.

Disciple de Lennie Tristano, il en avait connu l’apprentissage rigoureux en plein avènement du bop, l’exigence du maître et sa volonté de transformer les prodigieux réflexes développés par Charlie Parker en invention pure dans un vocabulaire constamment réinventé qui lui avait permis de traverser les esthétiques sans y laisser dissoudre sa personnalité : le double héritage parkérien-lesterien, le cénacle tristanien et ses expériences sur les dérèglements métriques et sur l’improvisation free sans thème ni grille, le nonette de Miles Davis, les premières compositions de George Russell, le grand orchestre de Stan Kenton et le jazz cool des west-coasters, les arrangements de Jimmy Giuffre, les hard boppers, le trio sans piano sur les polyrythmies d’Elvin Jones, les premiers essais d’électrification du saxophone, les Européens et notamment Martial Solal, son exact contemporain devenu l’ami fidèle, l’expérience du duo avec le contrebassiste Red Mitchell, Solal évidemment, Michel Petrucciani, Dan Tepfer, le batteur Matt Wilson. Les générations nées depuis 1950 ne l’intimidèrent pas : Joe Lovano et Bill Frisell lors de l’invitation que lui fit Paul Motian à se joindre à son trio, Fred Hersch, Kenny Werner, Brad Mehldau (en trio avec Charlie Haden ou en quartette avec Paul Motian), les jeunes Allemands du Minsarah Trio (Florian Weber, Jeff Denson, Ziv Ravitz) dont il fit son New Quartet et emmena enregistrer au Village en 2009, le saxophoniste suisse Ohad Talmor aux expériences orchestrales duquel il accorda une complicité durable…


Et toujours, cette fidélité aux standards, cette langue maternelle qui lui permettait la plus grande liberté et sur laquelle reposait sa capacité à échapper aux clichés. Il nous laisse ses disques – l’un d’eux sera mon disque pour l’Ile déserte, playlist collective conçue par la rédaction pour notre édition électronique de mai, confinement oblige –, il nous laisse aussi ses Conversations on the Improviser’s Art avec Andy Hamilton (University of Michigan Press) où il nous épate par son exigence, sa lucidité, sa franchise et nous éclaire sur cet art mystérieux, contrepied à L’Improvisation du guitariste Derek Bailey (Outre Mesure) à l’invitation duquel il avait répondu pour jouer lors d’un festival londonien réunissant les principales figures du free radical européen. Lui qui pouvait se montrer d’une extrême sévérité et ne maniait jamais la langue de bois, même lorsqu’il parlait de Charlie Parker et John Coltrane, gardait de l’expérience cet humble et révélateur souvenir : « Evan Parker est un musicien fantastique. Je ne sais pas jusqu’à quel point la musique qu’il joue me touche, mais comme pour Cecil Taylor, c’est une expression totalement unique que je peux admirer, en un sens. Je suis cependant tellement ancré dans l’héritage des grands improvisateurs qui jouaient de belles mélodies, Ornette compris, qu’il m’est difficile d’évaluer ce que font ces musiciens expérimentaux. Mais c’est certainement intéressant et très difficile à faire. » De sa liberté à lui, il nous restera notamment ses incroyables introductions comme autant de manières de vagabonder vers le thème, comme s’il le devinait là-bas à travers un rideau de végétation au cœur duquel il progresse, l’entrevoyant en écartant les branches au fur et à mesure de son approche, non sans se laisser distraire, l’humour toujours en bandoulière, par quelque fantaisie passagère qui lui offrira un nouveau point de vue sur ce morceau mille fois rejoué… Tel était Lee. Franck Bergerot