Jazz live
Publié le 7 Mai 2020

The Eddy, le jazz en jeu

Réalisée par Damien Chazelle, Alan Poul, Houda Benyamina et Laïla Marrakchi avec Jack Thorne à l’écriture et Glen Ballard à la musique, la nouvelle série de Netflix se déroule dans un Paris vivant et contemporain qui n’a rien de nostalgique. Loin de n’être là que pour “faire genre”, le jazz en est un des personnages majeurs.

Elliott Udo (André Holland, vu dans la série American Horror Story et dans Moonlight de Barry Jenkins) est un « célèbre pianiste de jazz new-yorkais », et l’une des premières scènes de The Eddy nous apprend par l’entremise de Franck Levy, un producteur (Benjamin Biolay), qu’il a « enregistré pour Blue Note ». Maja (Joanna Kulig), sa girlfriend occasionnelle, est la chanteuse de l’orchestre “maison”, le house band du club qui donne son nom à la série.
Farid (Tahar Rahim, l’acteur principal d’Un Prophète de Jacques Audiard) est l’associé d’Elliott ; il joue de la trompette, et des types patibulaires qui s’invitent after hours dans son club semblent très remontés contre lui. Amira (Leïla Bekhti, vue dans Un Prophète, Le Grand Bain, Chanson douce…), la femme de Farid, vie sa vie sans, visiblement, trop s’occuper des affaires de son mari, ce qui la mettra plus vite qu’elle ne l’imagine dans la tourmente.

Quant à Julie (Amandla Stenberg), la fille d’Elliott, c’est une adolescente rebelle et perturbée par la mort de son frère (ses parents son divorcés, et sa mère est restée vivre à New York). Au milieu de ces personnages dont on découvre peu à peu la personnalité – certains ont un inattendu destin tragique… –, le jazz est comme lien émotionnel qui les rapproche. Ou les éloigne. Ou les sépare. André Holland : « Cette série parle d’êtres humains qui tentent de remettre de l’ordre dans leur vie. »

The Eddy n’est pas une série sur le jazz mais avec du jazz. Filmées dans ce club qui ressemble à la fois au New Morning, au Bal Blomet, à La Bellevilloise et à La Gare, lieux incontournables du jazz made in Paris, les scènes musicales sont d’une étonnante justesse. Le jazz acoustique que joue le sextette dont Elliott est le chef d’orchestre hors-chant n’est pas d’une originalité délirante, mais son authenticité imprègne l’image. Fait rare dans une œuvre “grand public”, on ressent que le jazz n’est pas une musique facile à faire, qu’il est plus souvent qu’on ne l’imagine l’écho d’une frustration, d’un mal être, voire d’une véritable souffrance – sans jamais sombrer dans l’outrance de Whiplash.

On aime ces scènes où le rap est évoqué sans aucun cliché. On aime ce moment de grâce (digne d’une autre série-musique, Treme) où le jazz, gaiement improvisé at home entre ami.e.s, est un remède euphorisant à l’ennui bourgeois tandis que la mort vient de frapper (on ne vous en dit pas plus). On aime aussi cette scène de mariage où l’orchestre doit se mettre à jouer du Mika : les désirs de la mariée sont des ordres, et du coup, tout le monde aime le jazz !
Loin de glorifier naïvement le jazz à surdose de clichés jazzy, The Eddy série plutôt sombre et dramatique, le fait (sur)vivre à Paris, sans fioritures, sans effets. C’est chouette le jazz, ça swingue n’est-ce pas, mais c’est dur aussi, parfois. Et ça, ça se voit, ça s’entend (à tous les sens du terme) dans The Eddy. Et on danse aussi – pourquoi pas ?

 

André Holland

 

Dans The Eddy, on entend précisément tout ce que ceux qui aiment vraiment cette musique doivent souvent subir, ces « c’est chiant le jazz » et autres « j’aime pas on dirait de la musique d’ascenseur ». A ces pénibles antiennes, une seule réponse : la musique. Alan Poul : « Le développement de la série, qui a duré six ans, a été un vrai bonheur car il était extrêmement original. Glen Ballard est venu me voir fin 2013 avec un ensemble de chansons qu’il avait écrites, et il avait imaginé un orchestre spécialement pour les interpréter et les enregistrer. Les chansons m’ont époustouflé et Glen m’a suggéré qu’on crée une série qui s’en inspire, située dans le Paris d’aujourd’hui. Début 2014, j’ai contacté Damien Chazelle, qui venait de présenter Whiplash au festival de Sundance, et je l’ai emmené écouter un spectacle du tout premier Eddy Band. Il a été conquis. On s’est mis à développer les personnages et l’intrigue, puis on a contacté Jack Thorne pour savoir s’il souhaitait participer à l’écriture. Il s’est montré aussi enthousiaste que nous. On a commencé par la musique et on a terminé par le scénario, ce qui semble, a priori, aller à l’encontre de toute logique, mais je crois que c’est en grande partie la raison pour laquelle la série semble former un ensemble aussi cohérent. » On confirme.

 

Julie et Elliott

 

On parle français, anglais et arabe dans The Eddy, c’est un Paris plus vrai que nature qu’on voit à l’écran, un Paris côté est, XVIII, XIX, XXe, métissé, vivant, dont le cœur battant est, on l’aura compris, le jazz. Damien Chazelle : « Glen Ballard voulait produire une fiction sur un club de jazz parisien, qui ne se déroule pas dans le Paris des années 1960, mais dans le Paris d’aujourd’hui. J’ai le sentiment que la plupart du temps, quand on réunit les termes “jazz” et “Paris”, on part du principe que l’histoire se passe dans un Paris d’autrefois – mais on tenait à ancrer notre série dans un contexte contemporain. L’Eddy est un refuge musical pour toutes sortes de gens, qui doivent tous se battre au quotidien en dehors du club. Mais quand ils se rendent au club, ils sont liés par un langage universel qui leur permet de communiquer, quelles que soient leurs origines. » Et Alan Poul d’ajouter : « En s’associant avec Olivier Bibas et Atlantique Productions, qui ont une grande expérience des tournages parisiens, on a pu avoir accès à des quartiers moins connus et rarement filmés qui nous ont emmenés dans des coins plus authentiques de la ville. »

 

Damian Chazelle et André Holland

 

The Eddy n’est peut-être pas la série de la décennie, les boulimiques du genre en jugeront mieux que nous [nous n’avons vu que les quatre premiers épisodes au moment où nous rédigeons cet article, NDR], mais répétons-le, on se doit de saluer que pour une fois, le jazz y fait acte de présence. Et que son non-recours à ces multiples rebondissements plus ou téléphonés dont les séries abusent parfois le fait “respirer” autrement. Comme un morceau de jazz ? Il y a de ça. Il y a de cette imperferfection et de cette incertude assumées du jazz dans The Eddy. On sent les acteurs libres, pas corsetés dans des rôles sur mesure.
Damian Chazelle encore : « C’était extraordinaire d’avoir la possibilité d’installer des caméras dans le pays qui a vu naître des mouvements comme la Nouvelle Vague et où le jazz a commencé à être brillamment utilisé au cinéma. Je pense à des films comme Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, aux bandes-originales des années 1960 de Michel Legrand ou encore à la partition de Martial Solal pour À bout de souffle. À l’époque, en France, les artistes avaient envie de mêler le jazz au cinéma, et de croiser les esthétiques française et américaine. Ça m’inspirait quand j’étais petit et ça continue de m’inspirer. J’ai adoré m’inscrire un peu dans cette tradition, tout en la modernisant dans une ville elle-même coincée entre tradition et modernité. »

 

Elliott et Farid

 

Glen Ballard, musicien lesté de nombreux Grammy Awards et cocompositeur et arrangeur de Man In The Mirror de Michael Jackson a signé la musique de The Eddy. L’orchestre de The Eddy est constitué de vrais musiciens, et pas des moindres : le trompettiste français Ludovic Louis (membre du backing band de Lenny Kravitz, entendu avec Mamani Keita…), le saxophoniste haïtien-canadien Jowee Omicil (pilier de la scène jazz parisienne et auteur de trois disques dont “Love Matters” est le plus récent), le pianiste américain Randy Kerber (par ailleurs compositeur et orchestrateur de musiques de films au c.v. très impressionnant, et qui a travaillé entre autres avec Michael Jackson, Frank Sinatra, Leonard Cohen, Rickie Lee Jones, Whitney Houston, Rod Stewart, B.B. King, Al Jarreau, The Temptations, Ray Charles, George Benson…), le contrebassiste cubain Damian Nueva Cortes, la batteure croate Lada Obradovic (de l’Obradovic-Ticier Duo, auquel Jazz Magazine vient de consacrer un portrait dans son dernier numéro) et la chanteuse polonaise Joanna Kulig (dont le maxi 45-tours de 2018 Yes Sir, I Can Boogie s’échange à plus de 100 € sur le Net !).
Fred Goaty

• Les 8 premiers épisodes de The Eddy, à découvrir le 8 mai sur Netflix.
• La BO de The Eddy (Sony Music) est disponible sur les plateformes de streaming et sortira en CD et en LP le 12 juin.

Track listing :

  1. Call Me When You Get There
  2. Kiss Your Ass Goodbye
  3. The Eddy
  4. Kiss Me In The Morning
  5. Not A Day Goes By
  6. East Paris
  7. Let It Go
  8. Au Milieu (Featuring Sopico)
  9. Open To Persuasion
  10. On The Way
  11. Bar Fly
  12. Can’t Stay Away
  13. Sooner or Later Featuring Adil Dehbi and Amandla Stenberg
  14. The Eddy (Uptempo)
  15. Gossip
  16. Snow (Featuring Amandla Stenberg & Andre Holland)
  17. Kiss Me In The Morning (Featuring Jorja Smith)
  18. The Eddy (Featuring St. Vincent)
  19. Dupin’s Blue (Featuring Julia Harriman)
  20. Paris In September (Featuring Julia Harriman)