Jazz live
Publié le 27 Avr 2018

Thomas Enhco et Mathieu Herzog : entre jazz et classique, épisode II

Dans le n° 705 de Jazz Magazine, actuellement en kiosque, le pianiste Thomas Enhco et l’arrangeur Mathieu Herzog présentent leur concert exceptionnel, “Le monde de Gershwin”, qui aura lieu le 28 mai à Paris, La Sorbonne (Grand Amphithéâtre), dans le cadre du festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés. Les rapports entre le jazz et la musique classique, l’éducation musicale, Keith Jarrett, Mozart, Brad Mehldau, Didier Lockwood... : pour jazzmazine.com, cette passionnante conversation continue.

Thomas Enhco Mathieu, quoi le jazz a-t-il été important dans ta pratique du classique ?

Mathieu Herzog Dans mon expérience du quatuor Ebène, le jazz nous a apporté une liberté que nous avons essayé d’adapter au classique, et le classique nous a dicté une rigueur que nous avons essayé d’instiller dans le jazz.  Cela continue d’être ça pour moi. Je pense en particulier à mon expérience avec Sylvain Rifflet pour l’enregistrement de “Re Focus”, sur des arrangements de Fred Pallem. Quand Sylvain Rifflet m’a appelé pour participer au projet, j’ai été tout de suite enthousiaste. Il faut dire que “Focus” est une œuvre très appréciée par les “classiqueux” parce que sans doute les arrangements d’Eddie Sauter sont très inspirés de Béla Bartók. Stan Getz s’y révèle au fil des plages un improvisateur génial avec un son à tomber par terre.

Thomas Enhco Moi aussi, j’ai besoin, non pas de rassembler ces deux mondes que l’on dit parallèles du jazz et du classique, mais d’évoluer et de m’épanouir dans les deux univers. Ensemble ou séparément.  Récemment, j’ai surtout donné des concerts classiques avec orchestre, en improvisant peu. J’y ai pris beaucoup de plaisir. Cela ne m’a pas empêché de faire des concerts de jazz. J’aime bien aussi les projets qui mélangent les deux. J’y trouve un terrain qui n’est pas un entre-deux mais plutôt un espace composé d’un peu d’éléments des deux. Que ce soit sur l’improvisation, la liberté des formes, le langage rythmique, mais aussi l’exigence technique et le souci du son. J’adore ça !

Mathieu Herzog Et toi Thomas, quelle part d’improvisation t’accordes-tu dans une œuvre classique ?

Thomas Enhco J’essaie de ne mettre aucune limite déontologique a priori. Les frontières, je m’en fous. J’ai bien sûr conscience que ces moments d’impro dans une partition classique sont un exercice périlleux. C’est surtout casse-gueule du point de vue du goût et du respect que l’on doit porter à l’œuvre et à son message. Ce mélange ne marche pas partout. Chez moi, tout seul devant mon piano, j’essaie de jeter des ponts entre les deux mondes, mais en public je n’en montre que très peu. Avec ma complice au marimba Vassilena Serafimova, nous devons jouer bientôt à la Philharmonie de Paris un programme en duo basé sur Bach. On en est à notre troisième résidence d’une semaine de création tous les deux en travaillant ensemble huit heures par jour pour monter un programme de quarante cinq minutes ! Mais j’aime ça. Bach, c’est mon shoot de pureté, mon antidote, le musicien vers lequel je reviens toujours quand je me pose des questions. Tout à la fois exaltant et reposant, Bach me fait du bien à l’âme comme au corps.

Mathieu Herzog Les ponts entre le classique et le jazz s’avèrent des pentes très glissantes. Sur la question du respect de l’œuvre, il faut savoir que les compositeurs n’ont jamais été d’accord entre eux. Ainsi Gustav Mahler s’est autorisé à réarranger sans mauvaise conscience des symphonies de Beethoven en partant du principe que si ce dernier avait eu des trompettes qui pouvaient jouer plus de trois notes, il ne se serait pas privé de les utiliser. Arrêtons d’être respectueux !

Thomas Enhco La question que je me pose est dans quel but on fait cela. Quand j’avais quinze ans, j’aimais traiter des mélodies de Schumann comme si c’étaient des standards de jazz. Cela marchait vraiment bien parce que je respectais l’essence même du morceau, à savoir la mélodie et l’harmonie. En revanche, avec Ravel, cela ne fonctionnait pas du tout parce que c’était toujours beaucoup moins bien que la version originale. Le mélange à la manière de Jacques Loussier, ce n’est vraiment pas mon truc. George Gershwin, lui, a réussi à se frayer un chemin original entre les deux mondes, par son langage mélodique et harmonique qui est extrêmement jazz.

Mathieu Herzog Quand on voit en film Gershwin jouer lui-même du piano, on vérifie immédiatement que c’est un jazzman au plus profond de ses tripes.

Thomas Enhco Dans l’incipit de la Rhapsody In Blue, Gershwin écrit que c’est une œuvre qui est faite pour être jouée par des musiciens de jazz. « La plupart des pianistes, dit-il, échouent lamentablement à jouer notre jazz parce que, pour interpréter par exemple un blues de W.C. Handy, ils utilisent la pédale comme pour jouer du Chopin. La touche romantique peut marcher avec une ballade sentimentale, mais dans un  morceau rythmé, cela tombe à côté de la plaque. Le rythme dans la musique populaire américaine est fait pour claquer et crépiter. Plus il est haché, plus il est efficace. » Ceci explique que quand je joue la Rhapsody, les chefs sont tous ravis que je phrase ouvertement jazz et que j’ose improviser plein de choses dedans.

Mathieu Herzog On touche là au cœur du débat jazz et classique. Quand Keith Jarrett enregistre Mozart, c’est pour moi un naufrage total. Cela devient un Mozart raide et vert. Il y manque une forme de souplesse propre au compositeur. Cela se passe un peu mieux pour lui avec Bach parce que c’est une musique plus architecturale, avec moins de romantisme.

Thomas Enhco Le seul pianiste classique que je connaisse aujourd’hui capable de jouer vraiment Mozart ou Schubert et ensuite de jouer vraiment du jazz, c’est Ismaël Margain, un merveilleux musicien, âgé d’à peine 26 ans, que j’apprécie.

Mathieu Herzog Et toi, tu es pour moi le seul pianiste de jazz, Brad Mehldau compris, capable de bien jouer un concerto classique.

Thomas Enhco L’année dernière, j’ai joué sur scène mes premiers concertos pour piano. Huit en un an ! Pour ce faire, j’ai dû mettre le jazz entre parenthèses. Pendant de nombreux mois, avant de donner mon premier concert, j’ai passé mon temps à bosser comme un chien. J’ai pris des cours avec des pianistes comme ma professeure Gisèle Magnan mais aussi Michel Béroff, Michel Dalberto et Jean-François Heisser. Avec eux, j’ai travaillé surtout le phrasé, la façon de dessiner une phrase dans un concerto de Mozart, et pas seulement pour pouvoir le jouer au tempo sans faire de pains. En classique, les points d’appui à l’intérieur d’une phrase ne sont pas les mêmes qu’en jazz. On cherche avant tout à dessiner de grandes phrases mouvantes, des lignes qui se doivent d’être continues. En jazz, au contraire, c’est en dents de scie. Il y a plein de “ghost notes” partout qui en classique seraient des foucades ou des faux accents. C’est m’y frottant pour de vrai que j’ai découvert à quel point le champ d’investigation du phrasé en classique était immense. Ce n’est pas seulement un problème de technique de doigts. C’est d’abord une question de pensée musicale qu’il faut s’entraîner à savoir transcrire sur un clavier de piano. C’est cela qui différencie, à mes yeux, deux interprètes classiques. Quand je me suis lancé dans l’aventure du  piano classique, j’y suis allé avec beaucoup moins d’humilité que maintenant, deux ans plus tard. C’est en le faisant que je me suis rendu compte à quel point j’avais énormément à chercher là-dedans avant d’atteindre un niveau qui soit un peu pertinent dans le champ du classique. Au même titre que pour le groove et le swing en jazz, cela exige des années de travail. Je me souviens, je devais avoir douze ans, de Maxime Vengerov venu au CMDL prendre avec les autres élèves de l’école des cours de violon jazz. Il avait bien sûr une technique de violon monstrueuse. Il pouvait, les doigts dans le nez, jouer toutes les notes, mais n’arrivait pas à swinguer une seule seconde. Il demanda alors à Didier combien d’années il lui faudrait pour y parvenir. Dubitatif, Didier répondit : « Dix, vingt ans ou plus ! » C’est qu’en jazz, la façon d’envisager le rythme, la mesure, les accents, les appuis, c’est dans l’autre sens ! Dans le classique, on s’appuie sur les temps forts, le premier et le troisième temps. En jazz, au contraire, c’est le deuxième et le quatrième temps et ce qui est “en l’air”. Si tu demandes à un musicien classique de battre du pied sur le deux et le quatre et de jouer des syncopes en même temps, la plupart du temps il n’en est pas capable. Mais il ne faut pas tomber dans le cliché.

Mathieu Herzog Crois-tu que les jazzmen ont une supériorité rythmique par rapport aux musiciens classiques ?

Thomas Enhco Je l’ai cru à mes débuts. J’ai finalement compris que la conscience rythmique est juste différente. Si tu demandes à un musicien de jazz de jouer la première phrase de la quatrième ballade de Brahms, qui n’est pas très difficile techniquement, cela sonnera souvent plat du seul fait qu’il ne saura pas la phraser avec justesse d’un point de vue rythmique. Même chose avec les classiqueux. J’ai composé un concerto pour piano qu’actuellement je joue régulièrement. Il me faut au moins quatre répétitions pour faire jouer l’orchestre en place. Le seul moyen que j’ai trouvé pour y parvenir et aider les musiciens à “matérialiser” le rythme, c’est de les inviter à le marquer avec leurs mains et leur faire chanter des onomatopées, sans leur instrument. C’est un travail sur l’indépendance et la solidité rythmique, une manière de sentir la pulsation sous-jacente qui n’est pas jouée. Ce sont des “trucs” qui désinhibent les musiciens, les détendent, leur font du bien physiquement. Didier en parlait beaucoup. Pour lui, il y avait une relation très forte entre le fait d’être tendu et celui de presser rythmiquement. Si l’on est tendu, on aura un son désastreux, on ne sera pas dans la musique et l’inspiration s’en trouvera bridée. Didier prônait le “lâcher prise” qui, pour lui, ne pouvait exister que s’il y avait derrière une conscience aigüe du rythme. Pour que ça groove, il faut derrière une solidité rythmique irréprochable. Cela ne veut pas dire rigidité, mais densité, compacité. Didier nous faisait jamais battre du pied non pas avec la pointe mais avec le talon en nous suggérant l’image que l’on enfonçait quelque chose dans le sol.

Mathieu Herzog On en revient au cheval de bataille qu’était pour Didier l’éducation musicale qu’il voulait réformer, notamment en musique classique. J’ai rencontré un immense violoncelliste qui sait tout jouer, mais est pourtant incapable de jouer de jouer un quintolet. Je ne sais pas pourquoi.

Thomas Enhco Mais parce qu’il a appris la musique de façon analytique et à la jouer avec les yeux. Didier, lui, voulait qu’on “parle” la musique au lieu de la lire et l’écrire. Il y a plein de musiciens dans le classique comme dans le jazz qui jouent sans jamais rien raconter du tout. Pour Didier la transmission orale a d’énormes vertus, notamment dans l’apprentissage du groove, mais aussi d’une certaine forme de phrasé qu’on ne peut bien apprendre que lorsqu’on l’entend et la reproduit et non quand on la voit, la lit et la transcrit sur son instrument. En jazz, le rythme, c’est dans le corps. Voilà la grande différence ! En classique, c’est souvent dans les yeux et la tête.

Au micro : Pascal Anquetil
Photo : ©Jean-Baptiste-Millot
Concert Thomas Enhco Trio & L’Ensemble Appassionato dirigé par Mathieu Herzog, “Le monde de Gershwin”, le 28 mai à Paris (La Sorbonne, Grand Amphithéâtre).