Jazz live
Publié le 26 Mar 2014

Chants des rues de Patrice Caratini au Théâtre d'Ivry

Ce n’est pas le public du dimanche. Plutôt celui gauche informée, concerné, qui lit Télérama et goûte Charlie Hebdo. Pas le genre abstentionniste : on sent qu’il a fait son devoir avant de battre le pavé humide devant le Théâtre d’Ivry. Il ne vient donc pas au hasard. Il sait peut-être que Patrice Caratini va cultiver à nouveau son pas de côté, confirmant ce placement libre qu’il occupe en lisière du jazz bien-pensant.


« Chants des rues » au Théâtre d’Ivry (Hildegarde Wanzlawe et le Le Caratini Jazz Ensemble, dimanche 23 mars, 17 heures)


Mise en scène de Caroline Benassy, décor d’Anne Lacroix, son de Charles Caratini.

 

 Il donne la dernière de son spectacle « Chants des rues » qui célèbre, je cite la doc, « la chanson de lutte, la chanson réaliste et les chansons de Jacques Prévert ». Décor fixe d’immeubles faubouriens aux fenêtres ajourées, graffiti sur couleur grésil, musiciens à l’étage ou en rez-de-chaussée, costumes façon gavroche repenti (sauf Villéger, mi-souteneur, mi-notaire de Province). On n’est pas dans la munificence qui sent sa grosse subvention. Ce n’est d’ailleurs pas le sujet, car entre Sous le ciel bleu de méthylène et Le temps des cerises, c’est un autre parfum qui va triompher. Ici, on parle musique. Et on est servis : aussi loin que l’on remonte dans la généalogie des compositeurs / arrangeurs, on ne retrouve pas cette patte si particulière ; pour aller vite, c’est un summum de néo-classicisme où la modernité, voire l’avant-garde, s’invitent tant qu’elle servent l’intention. Comme si Poulenc ouvrait la porte à Messiaen. Mais on est dans le jazz, et si l’on entend Mingus, Hodeir, Carisi, Ellington ou le Quincy Jones « première manière » s’inviter furtivement ici ou là, c’est bien cette écriture tenue, dense, sachant ménager pleins et déliés sans déperdition qui caractérise la plume de Caratini. C’est un spectacle, mais on est aux antipodes de la musique à programme.


Swing, bien sûr, mais pas déroulé au kilomètre : chaque pièce apporte son allure, sa cambrure. On s’étonne agréablement que des musiciens si loin les uns des autres sur scène puissent s’entendre aussi bien sur les tutti à l’unisson avec la chanteuse (j’y reviens). Cette écriture là et les conventions qui vont avec réclament des musiciens qu’on ne veut surtout pas voir partir ailleurs. Il faut voir la feuille de match de ce dodecaband (« douztette », pour caratiniser le vocable) dont l’instrumentation donne de l’épaisseur en bas et une belle collection de timbres. Aucun second couteau : Prévert, héros en pointillé de cette fin d’après-midi, ne peut pas rêver d’avoir été mieux servi par les soli de trombone, pavillon en sourdine, de Denis Leloup, par la justesse éclatante et l’expressionnisme sans affect de Claude Egéa, la conviction exacte de Pierre Drevet (tous deux aux trompettes), les notes filées de François Bonhomme, enveloppant l’orchestre de sa lointaine brume sans la pétouille approximative que l’on déplore parfois chez ses congénères cornistes. Quitus aussi pour le caquet précis, fluide, presque léger du tubiste François Thuillier, les volutes legato expirées comme si de rien n’était par André Villéger à la clarinette. Ne croyez pas une seconde que de tels musiciens soient ici sans la certitude que la partition est à la hauteur de ce que leur talent (et leur emploi du temps) sont prêts à lui octroyer : on est au-delà du copinage, cela s’entend. Manuel Rocheman, planqué derrière le piano, tient discrètement le décor, comme Thomas Grimmonprez qui ne rate pas une seule barre de mesure malgré les chausse-trappes de mise en place. Quant à Matthieu Donarier, David Chevallier, Rémi Sciuto, ils brident à peine leur impatience juvénile : leurs embruns fouettent les ad lib et doux-délires de La pêche à la Baleine.


Au centre du dispositif, Hildegarde Wanslawe, la chanteuse. À texte, de surcroît. Je l’ai entendue dans des rôles moins calibrés pour elle, mais là, c’est le plein emploi : la voix est droite, tendue, absolument juste. Elle ne se déprend pas de cette trace de tension quasi-militante qu’induit en partie cette prose où la forme parvient à sublimer le fond (l’Inventaire devient par sa voix un nuancier pour l’oreille, Les loups feraient presque oublier les coups de semonce tremblés de Reggiani). Malgré un ambitus étroit, elle en exploite toutes les ressources, baigne dans son texte, le fait ployer où elle l’entend, ce jusqu’à la fin. C’est un exploit. Rappel : Le Temps des cerises commence en duo. Filet de voix sur le fil de Hildegarde Wanzlawe, qui a pourtant déjà tout donné. Ligne de basse en pointillé, doubles cordes mezza voce, qui rappellent au bon peuple que Patrice Caratini ne fait pas que tenir la contrebasse (il en joue comme jamais je n’en jouerai). Il dirige l’orchestre sa grand-mère dans les bras, archet aux oubliettes : la sentence d’une corde à vide pour ponctuer un passage d’orchestre libère sa main gauche et permet sa battue de chef au moment où il faut bien rétablir les hiérarchies. Nécessité fait loi : c’est le seul moment presque théâtral de ce qui m’est apparu comme un chef-d’œuvre d’art populaire et savant. François Lacharme

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Ce n’est pas le public du dimanche. Plutôt celui gauche informée, concerné, qui lit Télérama et goûte Charlie Hebdo. Pas le genre abstentionniste : on sent qu’il a fait son devoir avant de battre le pavé humide devant le Théâtre d’Ivry. Il ne vient donc pas au hasard. Il sait peut-être que Patrice Caratini va cultiver à nouveau son pas de côté, confirmant ce placement libre qu’il occupe en lisière du jazz bien-pensant.


« Chants des rues » au Théâtre d’Ivry (Hildegarde Wanzlawe et le Le Caratini Jazz Ensemble, dimanche 23 mars, 17 heures)


Mise en scène de Caroline Benassy, décor d’Anne Lacroix, son de Charles Caratini.

 

 Il donne la dernière de son spectacle « Chants des rues » qui célèbre, je cite la doc, « la chanson de lutte, la chanson réaliste et les chansons de Jacques Prévert ». Décor fixe d’immeubles faubouriens aux fenêtres ajourées, graffiti sur couleur grésil, musiciens à l’étage ou en rez-de-chaussée, costumes façon gavroche repenti (sauf Villéger, mi-souteneur, mi-notaire de Province). On n’est pas dans la munificence qui sent sa grosse subvention. Ce n’est d’ailleurs pas le sujet, car entre Sous le ciel bleu de méthylène et Le temps des cerises, c’est un autre parfum qui va triompher. Ici, on parle musique. Et on est servis : aussi loin que l’on remonte dans la généalogie des compositeurs / arrangeurs, on ne retrouve pas cette patte si particulière ; pour aller vite, c’est un summum de néo-classicisme où la modernité, voire l’avant-garde, s’invitent tant qu’elle servent l’intention. Comme si Poulenc ouvrait la porte à Messiaen. Mais on est dans le jazz, et si l’on entend Mingus, Hodeir, Carisi, Ellington ou le Quincy Jones « première manière » s’inviter furtivement ici ou là, c’est bien cette écriture tenue, dense, sachant ménager pleins et déliés sans déperdition qui caractérise la plume de Caratini. C’est un spectacle, mais on est aux antipodes de la musique à programme.


Swing, bien sûr, mais pas déroulé au kilomètre : chaque pièce apporte son allure, sa cambrure. On s’étonne agréablement que des musiciens si loin les uns des autres sur scène puissent s’entendre aussi bien sur les tutti à l’unisson avec la chanteuse (j’y reviens). Cette écriture là et les conventions qui vont avec réclament des musiciens qu’on ne veut surtout pas voir partir ailleurs. Il faut voir la feuille de match de ce dodecaband (« douztette », pour caratiniser le vocable) dont l’instrumentation donne de l’épaisseur en bas et une belle collection de timbres. Aucun second couteau : Prévert, héros en pointillé de cette fin d’après-midi, ne peut pas rêver d’avoir été mieux servi par les soli de trombone, pavillon en sourdine, de Denis Leloup, par la justesse éclatante et l’expressionnisme sans affect de Claude Egéa, la conviction exacte de Pierre Drevet (tous deux aux trompettes), les notes filées de François Bonhomme, enveloppant l’orchestre de sa lointaine brume sans la pétouille approximative que l’on déplore parfois chez ses congénères cornistes. Quitus aussi pour le caquet précis, fluide, presque léger du tubiste François Thuillier, les volutes legato expirées comme si de rien n’était par André Villéger à la clarinette. Ne croyez pas une seconde que de tels musiciens soient ici sans la certitude que la partition est à la hauteur de ce que leur talent (et leur emploi du temps) sont prêts à lui octroyer : on est au-delà du copinage, cela s’entend. Manuel Rocheman, planqué derrière le piano, tient discrètement le décor, comme Thomas Grimmonprez qui ne rate pas une seule barre de mesure malgré les chausse-trappes de mise en place. Quant à Matthieu Donarier, David Chevallier, Rémi Sciuto, ils brident à peine leur impatience juvénile : leurs embruns fouettent les ad lib et doux-délires de La pêche à la Baleine.


Au centre du dispositif, Hildegarde Wanslawe, la chanteuse. À texte, de surcroît. Je l’ai entendue dans des rôles moins calibrés pour elle, mais là, c’est le plein emploi : la voix est droite, tendue, absolument juste. Elle ne se déprend pas de cette trace de tension quasi-militante qu’induit en partie cette prose où la forme parvient à sublimer le fond (l’Inventaire devient par sa voix un nuancier pour l’oreille, Les loups feraient presque oublier les coups de semonce tremblés de Reggiani). Malgré un ambitus étroit, elle en exploite toutes les ressources, baigne dans son texte, le fait ployer où elle l’entend, ce jusqu’à la fin. C’est un exploit. Rappel : Le Temps des cerises commence en duo. Filet de voix sur le fil de Hildegarde Wanzlawe, qui a pourtant déjà tout donné. Ligne de basse en pointillé, doubles cordes mezza voce, qui rappellent au bon peuple que Patrice Caratini ne fait pas que tenir la contrebasse (il en joue comme jamais je n’en jouerai). Il dirige l’orchestre sa grand-mère dans les bras, archet aux oubliettes : la sentence d’une corde à vide pour ponctuer un passage d’orchestre libère sa main gauche et permet sa battue de chef au moment où il faut bien rétablir les hiérarchies. Nécessité fait loi : c’est le seul moment presque théâtral de ce qui m’est apparu comme un chef-d’œuvre d’art populaire et savant. François Lacharme

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Ce n’est pas le public du dimanche. Plutôt celui gauche informée, concerné, qui lit Télérama et goûte Charlie Hebdo. Pas le genre abstentionniste : on sent qu’il a fait son devoir avant de battre le pavé humide devant le Théâtre d’Ivry. Il ne vient donc pas au hasard. Il sait peut-être que Patrice Caratini va cultiver à nouveau son pas de côté, confirmant ce placement libre qu’il occupe en lisière du jazz bien-pensant.


« Chants des rues » au Théâtre d’Ivry (Hildegarde Wanzlawe et le Le Caratini Jazz Ensemble, dimanche 23 mars, 17 heures)


Mise en scène de Caroline Benassy, décor d’Anne Lacroix, son de Charles Caratini.

 

 Il donne la dernière de son spectacle « Chants des rues » qui célèbre, je cite la doc, « la chanson de lutte, la chanson réaliste et les chansons de Jacques Prévert ». Décor fixe d’immeubles faubouriens aux fenêtres ajourées, graffiti sur couleur grésil, musiciens à l’étage ou en rez-de-chaussée, costumes façon gavroche repenti (sauf Villéger, mi-souteneur, mi-notaire de Province). On n’est pas dans la munificence qui sent sa grosse subvention. Ce n’est d’ailleurs pas le sujet, car entre Sous le ciel bleu de méthylène et Le temps des cerises, c’est un autre parfum qui va triompher. Ici, on parle musique. Et on est servis : aussi loin que l’on remonte dans la généalogie des compositeurs / arrangeurs, on ne retrouve pas cette patte si particulière ; pour aller vite, c’est un summum de néo-classicisme où la modernité, voire l’avant-garde, s’invitent tant qu’elle servent l’intention. Comme si Poulenc ouvrait la porte à Messiaen. Mais on est dans le jazz, et si l’on entend Mingus, Hodeir, Carisi, Ellington ou le Quincy Jones « première manière » s’inviter furtivement ici ou là, c’est bien cette écriture tenue, dense, sachant ménager pleins et déliés sans déperdition qui caractérise la plume de Caratini. C’est un spectacle, mais on est aux antipodes de la musique à programme.


Swing, bien sûr, mais pas déroulé au kilomètre : chaque pièce apporte son allure, sa cambrure. On s’étonne agréablement que des musiciens si loin les uns des autres sur scène puissent s’entendre aussi bien sur les tutti à l’unisson avec la chanteuse (j’y reviens). Cette écriture là et les conventions qui vont avec réclament des musiciens qu’on ne veut surtout pas voir partir ailleurs. Il faut voir la feuille de match de ce dodecaband (« douztette », pour caratiniser le vocable) dont l’instrumentation donne de l’épaisseur en bas et une belle collection de timbres. Aucun second couteau : Prévert, héros en pointillé de cette fin d’après-midi, ne peut pas rêver d’avoir été mieux servi par les soli de trombone, pavillon en sourdine, de Denis Leloup, par la justesse éclatante et l’expressionnisme sans affect de Claude Egéa, la conviction exacte de Pierre Drevet (tous deux aux trompettes), les notes filées de François Bonhomme, enveloppant l’orchestre de sa lointaine brume sans la pétouille approximative que l’on déplore parfois chez ses congénères cornistes. Quitus aussi pour le caquet précis, fluide, presque léger du tubiste François Thuillier, les volutes legato expirées comme si de rien n’était par André Villéger à la clarinette. Ne croyez pas une seconde que de tels musiciens soient ici sans la certitude que la partition est à la hauteur de ce que leur talent (et leur emploi du temps) sont prêts à lui octroyer : on est au-delà du copinage, cela s’entend. Manuel Rocheman, planqué derrière le piano, tient discrètement le décor, comme Thomas Grimmonprez qui ne rate pas une seule barre de mesure malgré les chausse-trappes de mise en place. Quant à Matthieu Donarier, David Chevallier, Rémi Sciuto, ils brident à peine leur impatience juvénile : leurs embruns fouettent les ad lib et doux-délires de La pêche à la Baleine.


Au centre du dispositif, Hildegarde Wanslawe, la chanteuse. À texte, de surcroît. Je l’ai entendue dans des rôles moins calibrés pour elle, mais là, c’est le plein emploi : la voix est droite, tendue, absolument juste. Elle ne se déprend pas de cette trace de tension quasi-militante qu’induit en partie cette prose où la forme parvient à sublimer le fond (l’Inventaire devient par sa voix un nuancier pour l’oreille, Les loups feraient presque oublier les coups de semonce tremblés de Reggiani). Malgré un ambitus étroit, elle en exploite toutes les ressources, baigne dans son texte, le fait ployer où elle l’entend, ce jusqu’à la fin. C’est un exploit. Rappel : Le Temps des cerises commence en duo. Filet de voix sur le fil de Hildegarde Wanzlawe, qui a pourtant déjà tout donné. Ligne de basse en pointillé, doubles cordes mezza voce, qui rappellent au bon peuple que Patrice Caratini ne fait pas que tenir la contrebasse (il en joue comme jamais je n’en jouerai). Il dirige l’orchestre sa grand-mère dans les bras, archet aux oubliettes : la sentence d’une corde à vide pour ponctuer un passage d’orchestre libère sa main gauche et permet sa battue de chef au moment où il faut bien rétablir les hiérarchies. Nécessité fait loi : c’est le seul moment presque théâtral de ce qui m’est apparu comme un chef-d’œuvre d’art populaire et savant. François Lacharme

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Ce n’est pas le public du dimanche. Plutôt celui gauche informée, concerné, qui lit Télérama et goûte Charlie Hebdo. Pas le genre abstentionniste : on sent qu’il a fait son devoir avant de battre le pavé humide devant le Théâtre d’Ivry. Il ne vient donc pas au hasard. Il sait peut-être que Patrice Caratini va cultiver à nouveau son pas de côté, confirmant ce placement libre qu’il occupe en lisière du jazz bien-pensant.


« Chants des rues » au Théâtre d’Ivry (Hildegarde Wanzlawe et le Le Caratini Jazz Ensemble, dimanche 23 mars, 17 heures)


Mise en scène de Caroline Benassy, décor d’Anne Lacroix, son de Charles Caratini.

 

 Il donne la dernière de son spectacle « Chants des rues » qui célèbre, je cite la doc, « la chanson de lutte, la chanson réaliste et les chansons de Jacques Prévert ». Décor fixe d’immeubles faubouriens aux fenêtres ajourées, graffiti sur couleur grésil, musiciens à l’étage ou en rez-de-chaussée, costumes façon gavroche repenti (sauf Villéger, mi-souteneur, mi-notaire de Province). On n’est pas dans la munificence qui sent sa grosse subvention. Ce n’est d’ailleurs pas le sujet, car entre Sous le ciel bleu de méthylène et Le temps des cerises, c’est un autre parfum qui va triompher. Ici, on parle musique. Et on est servis : aussi loin que l’on remonte dans la généalogie des compositeurs / arrangeurs, on ne retrouve pas cette patte si particulière ; pour aller vite, c’est un summum de néo-classicisme où la modernité, voire l’avant-garde, s’invitent tant qu’elle servent l’intention. Comme si Poulenc ouvrait la porte à Messiaen. Mais on est dans le jazz, et si l’on entend Mingus, Hodeir, Carisi, Ellington ou le Quincy Jones « première manière » s’inviter furtivement ici ou là, c’est bien cette écriture tenue, dense, sachant ménager pleins et déliés sans déperdition qui caractérise la plume de Caratini. C’est un spectacle, mais on est aux antipodes de la musique à programme.


Swing, bien sûr, mais pas déroulé au kilomètre : chaque pièce apporte son allure, sa cambrure. On s’étonne agréablement que des musiciens si loin les uns des autres sur scène puissent s’entendre aussi bien sur les tutti à l’unisson avec la chanteuse (j’y reviens). Cette écriture là et les conventions qui vont avec réclament des musiciens qu’on ne veut surtout pas voir partir ailleurs. Il faut voir la feuille de match de ce dodecaband (« douztette », pour caratiniser le vocable) dont l’instrumentation donne de l’épaisseur en bas et une belle collection de timbres. Aucun second couteau : Prévert, héros en pointillé de cette fin d’après-midi, ne peut pas rêver d’avoir été mieux servi par les soli de trombone, pavillon en sourdine, de Denis Leloup, par la justesse éclatante et l’expressionnisme sans affect de Claude Egéa, la conviction exacte de Pierre Drevet (tous deux aux trompettes), les notes filées de François Bonhomme, enveloppant l’orchestre de sa lointaine brume sans la pétouille approximative que l’on déplore parfois chez ses congénères cornistes. Quitus aussi pour le caquet précis, fluide, presque léger du tubiste François Thuillier, les volutes legato expirées comme si de rien n’était par André Villéger à la clarinette. Ne croyez pas une seconde que de tels musiciens soient ici sans la certitude que la partition est à la hauteur de ce que leur talent (et leur emploi du temps) sont prêts à lui octroyer : on est au-delà du copinage, cela s’entend. Manuel Rocheman, planqué derrière le piano, tient discrètement le décor, comme Thomas Grimmonprez qui ne rate pas une seule barre de mesure malgré les chausse-trappes de mise en place. Quant à Matthieu Donarier, David Chevallier, Rémi Sciuto, ils brident à peine leur impatience juvénile : leurs embruns fouettent les ad lib et doux-délires de La pêche à la Baleine.


Au centre du dispositif, Hildegarde Wanslawe, la chanteuse. À texte, de surcroît. Je l’ai entendue dans des rôles moins calibrés pour elle, mais là, c’est le plein emploi : la voix est droite, tendue, absolument juste. Elle ne se déprend pas de cette trace de tension quasi-militante qu’induit en partie cette prose où la forme parvient à sublimer le fond (l’Inventaire devient par sa voix un nuancier pour l’oreille, Les loups feraient presque oublier les coups de semonce tremblés de Reggiani). Malgré un ambitus étroit, elle en exploite toutes les ressources, baigne dans son texte, le fait ployer où elle l’entend, ce jusqu’à la fin. C’est un exploit. Rappel : Le Temps des cerises commence en duo. Filet de voix sur le fil de Hildegarde Wanzlawe, qui a pourtant déjà tout donné. Ligne de basse en pointillé, doubles cordes mezza voce, qui rappellent au bon peuple que Patrice Caratini ne fait pas que tenir la contrebasse (il en joue comme jamais je n’en jouerai). Il dirige l’orchestre sa grand-mère dans les bras, archet aux oubliettes : la sentence d’une corde à vide pour ponctuer un passage d’orchestre libère sa main gauche et permet sa battue de chef au moment où il faut bien rétablir les hiérarchies. Nécessité fait loi : c’est le seul moment presque théâtral de ce qui m’est apparu comme un chef-d’œuvre d’art populaire et savant. François Lacharme