Jazz live
Publié le 26 Jan 2014

Coltranologie et fourmis rouge en Sorbonne

 

On se souvient d’avoir lu à propos d’une tribu africaine (les Kikuyu, ou peut-être les Walinkélés, à moins que ce ne soient les Burumburu, disons pour simplifier les Burumburu) que le jeune homme qui aspire à prendre sa place dans le cercle des palabres est soumis à une rigoureuse initiation : après l’avoir enduit de miel, chaque ancien déverse sur lui six fourmis rouges. L’aspirant doit prendre un air dégagé tout en tenant des propos de nature hypothético-déductives.

 

 Samedi 27 janvier

Maison de la Recherche (Université de Paris IV-La Sorbonne)

« L’oeuvre de John Coltrane, apports, influence, et évolution de son langage musical » par Bertrand Lauer

 

 

Une soutenance de thèse à la Sorbonne, c’est peu ou prou la même chose. Samedi 17 janvier 2014, à 14 heures, Bertrand Lauer a affronté cette redoutable cérémonie initiatique. Après plusieurs années de travail sur John Coltrane, il est venu réclamer son admission dans le cercle des palabres. Un jury de cinq Burumburu (situé au-dessus de lui sur une estrade) était là pour examiner ses prétentions. Ces cinq burumburu avaient pour nom de guerre Laurent Cugny, Ludovic Florin, Vincent Cotro, Frédéric Vinot , Philippe Gumplowicz. Chaque membre du jury avait disposé devant lui son bocal à fourmis rouges (à gauche) et la thèse du candidat (à droite).

Bertrand Lauer, vêtu de son pagne d’apparat, a d’abord rappelé d’une voix douce mais ferme l’objet de sa thèse devant les cinq burumburus aux sourcils froncés. Saxophoniste de niveau professionnel, il avait entamé des études de psychiatrie parallèlement à son cursus médical. Pour réunir ces deux passions, il décida d’approcher l’œuvre de Coltrane du point de vue psychologique. Il est aujourd’hui devenu psychologue clinicien professionnel et travaille désormais à l’hôpital. Il raconte cela aux vieux burumburus impassibles. Certains vérifient que leurs peintures rituelles n’ont pas coulé, d’autres se curent le nez avec le bout de leur lance.

Puis Bertrand Lauer résume en quelques mots l’objet de sa thèse : Selon lui John Coltrane s’inscrit parfaitement dans la problématique de l’enfant de remplacement. La mort de son frère aîné aurait fragilisé son identité, d’autant qu’à la génération précédente (celle de la grand-mère de Coltrane , donc) pareil événement tragique s’était déjà produit. Bertrand Lauer voit dans cette identité toujours problématique, toujours menacée, l’une des explications possibles de cette tendance coltranienne à la profusion et au trop plein.

Sa réflexion débouche sur une approche du style de Coltrane. Pour lui, celui-ci ne se caractérise pas par la continuité, mais par la labilité. Son approche clinique remet en cause la maîtrise et la cohérence pour privilégier l’indécision, le conflit, la défaillance. « Chez Coltrane, il y a quelque chose de l’ordre du cassé » soutient-il. Il ajoute : « Ce que Coltrane dit en filigrane c’est : qui suis-je ? Et il n’arrive pas à trouver de réponse car il a été identifié à un mort, il a été désigné comme le remplaçant d’un mort… ».

C’est maintenant qu’il revient aux vieux burumburus d’exprimer leur jugement et de poser des questions. Le premier burumburu se montre sans hostilité particulière, et même élogieux, observant que le travail du candidat renouvelle l’approche musicologique traditionnelle par la biographie. Ayant dit cela, il déverse son bocal de fourmis rouges sur la tête du candidat, qui réussit à conserver un air digne.

Le deuxième Burumburu montre lui aussi une sympathie non dissimulée pour l’impétrant. Il pose une question essentielle : le style est-il seulement l’objet de prédispositions inconscientes ? La volonté consciente, le travail, le choix de partenaires, tout cela ne doit-il pas être pris en considération ? Après avoir formulé ces questions il relève les mérites du valeureux candidat tout en manipulant son bocal à fourmis. Il relève que c’est un travail précurseur (et disant cela il écrase une fourmi) bien écrit (il écrase une autre fourmi) bien documenté (il écrase une troisième fourmi). Mais ajoute-t-il, la conclusion n’est pas assez étoffée et la période 65-67 aurait pu être plus étudiée. Il verse, avec une sorte de regret, les trois fourmis rouges sur le crâne du candidat.

Le troisième burumburu a affiché un air revêche et mécontent pendant tous les propos du candidat. Il lui reproche d’avoir parlé des « stratégies de Charlie Parker » : « Voilà un mot qui me semble relever d’un vocabulaire comportementaliste déplacé » dit-il, l’air pincé. Il n’a pas aimé non plus que le candidat présente des relevés de solos de Coltrane en ut alors que lui-même, qui n’est pas bilingue, aurait préféré les lire en si bémol. D’un geste sec, il dévisse son couvercle et verse les six fourmis dans le pagne du candidat. Celui-ci répond qu’il a utilisé le mot stratégie au sens défini par Léonard Meyer. Il conserve un air souriant et dégagé , mais les observateurs attentifs remarquent un petit filet de sueur qui coule le long de sa tempe.

Le quatrième Burumburu , comme le troisième, affiche lui aussi un visage courroucé. Le candidat a eu une initiative déplorable. Dans sa thèse il a traduit lui-même des passages d’un livre de référence sur Coltrane alors qu’existe sur le marché une très bonne version en Français de cet ouvrage : la sienne. Il verse sèchement cinq fourmis sur la tête du candidat, et place insidieusement la dernière dans sa narine gauche. Celui-ci réussit malgré tout à deviser sur « l’autonomie harmonico-métrique des longues phrases de Coltrane » mais il parle de façon un peu machinale. Il ne cesse de froncer et de défroncer le nez pour déloger la fourmi qui se trouve dans sa narine gauche, et ce mouvement spasmodique lui fait perdre un peu de sa dignité, malgré sa tentative (compréhensible) de détourner l’attention en parlant du discrétisable et du non discrétisable dans l’œuvre de Coltrane.

Heureusement le dernier Burumburu donne un peu d’air au candidat. Ce burumburu est de la même tribu que le candidat, psychanalyste clinicien de profession. C’est de lui que viendront les propos les plus intéressants de tout l’après-midi. D’emblée il annonce la couleur : il vide son bocal de fourmis rouges sur le sol avant de prendre la parole, montrant ainsi qu’il est là avant tout pour participer aux débats. Il souligne d’abord que la problématique de l’enfant de remplacement ne crée pas de déterminisme : « Pour tout enfant né après la perte d’un premier, la question de l’identité dépend avant tout de la réponse de l’environnement, en clair de l’accueil d
es parents ».

Mais ce qui a surtout passionné ce pacifique burumburu, c’est la notion de style rapportée à celle d’identité : en quoi le style d’un musicien de jazz se rapporte-t-il à son identité ? Le style, c’est vraiment l’homme ? Lui pense que non. Il cite une phrase de Lacan, un vieux chamane burumburu dont le tombeau est l’objet d’un culte et même de guérisons miraculeuses : « Le style c’est l’homme …à qui on s’adresse ». Autrement dit, « le style vient de l’autre ». Il enfonce le clou : « le style, c’est se faire un nom , ce n’est pas se faire reconnaître à travers le nom que l’on a reçu… ». Il ajoute : « Ce qu’une grande partie de la médecine clinique nous apprend , c’est la douleur qu’il y a parfois à être reconnu…Chacun d’entre nous, et des artistes comme Coltrane n’échappent pas à cela, ne veut pas être reconnu pour ce qu’il est , ce qui serait sans fin, mais veut être reconnu comme autre que ce que l’on imaginait… ».

Mais comment définir le style si celui-ci n’est pas collé à l’identité ? Le pacifique burumburu a son idée. Il reprend pour cela deux concepts déjà utilisés par le candidat dans sa thèse, celui de discrétisable, et de non-discrétisable. Et nous demandons maintenant à tout éventuel lecteur de reprendre sa respiration et de se concentrer : Le discrétisable, matérialisable par des mots, ou des notes de musique, s’oppose au non-discrétisable (ce qui est au-delà du langage, impossible à représenter). Bertrand Lauer se sert de ces deux catégories dans sa thèse, en particulier pour faire remarquer qu’après 1965 dans l’œuvre de Coltrane, le non-discrétisable l’emporte sur le discrétisable. Pour notre burumburu pacifique, donc, le style serait « l’articulation du discrétisable et du non discrétisable » : « Cette articulation concerne tous, de ce point de vue nous sommes tous des John Coltrane…mais dans le cas de Coltrane, la différence est que cette quête de l’irreprésentable débouche sur de l’inouï… ». Un petit silence suit cet exposé, certains font hum hum, d’autres se grattent la tête, certains clignent des yeux.

Après une délibération de 15 minutes les cinq burumburu admettent enfin Bertrand Lauer dans le cercle à palabres, la thèse obtient la mention très honorable, mais sans les félicitations à l’unanimité des burumburu, ce qui semble injuste au vu des débats passionnés que ce travail a fait naître. Bertrand Lauer a enfin le droit d’enlever les fourmis rouges qui le grignotent depuis deux heures.

Heureusement, un buffet attend chacun. Et c’est en devisant autour de criquets grillés, de cuissots d’antilopes, et de cous de girafe farcis que s’est terminée cette intense -midi de coltranologie en Sorbonne.

Jean-François Mondot

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On se souvient d’avoir lu à propos d’une tribu africaine (les Kikuyu, ou peut-être les Walinkélés, à moins que ce ne soient les Burumburu, disons pour simplifier les Burumburu) que le jeune homme qui aspire à prendre sa place dans le cercle des palabres est soumis à une rigoureuse initiation : après l’avoir enduit de miel, chaque ancien déverse sur lui six fourmis rouges. L’aspirant doit prendre un air dégagé tout en tenant des propos de nature hypothético-déductives.

 

 Samedi 27 janvier

Maison de la Recherche (Université de Paris IV-La Sorbonne)

« L’oeuvre de John Coltrane, apports, influence, et évolution de son langage musical » par Bertrand Lauer

 

 

Une soutenance de thèse à la Sorbonne, c’est peu ou prou la même chose. Samedi 17 janvier 2014, à 14 heures, Bertrand Lauer a affronté cette redoutable cérémonie initiatique. Après plusieurs années de travail sur John Coltrane, il est venu réclamer son admission dans le cercle des palabres. Un jury de cinq Burumburu (situé au-dessus de lui sur une estrade) était là pour examiner ses prétentions. Ces cinq burumburu avaient pour nom de guerre Laurent Cugny, Ludovic Florin, Vincent Cotro, Frédéric Vinot , Philippe Gumplowicz. Chaque membre du jury avait disposé devant lui son bocal à fourmis rouges (à gauche) et la thèse du candidat (à droite).

Bertrand Lauer, vêtu de son pagne d’apparat, a d’abord rappelé d’une voix douce mais ferme l’objet de sa thèse devant les cinq burumburus aux sourcils froncés. Saxophoniste de niveau professionnel, il avait entamé des études de psychiatrie parallèlement à son cursus médical. Pour réunir ces deux passions, il décida d’approcher l’œuvre de Coltrane du point de vue psychologique. Il est aujourd’hui devenu psychologue clinicien professionnel et travaille désormais à l’hôpital. Il raconte cela aux vieux burumburus impassibles. Certains vérifient que leurs peintures rituelles n’ont pas coulé, d’autres se curent le nez avec le bout de leur lance.

Puis Bertrand Lauer résume en quelques mots l’objet de sa thèse : Selon lui John Coltrane s’inscrit parfaitement dans la problématique de l’enfant de remplacement. La mort de son frère aîné aurait fragilisé son identité, d’autant qu’à la génération précédente (celle de la grand-mère de Coltrane , donc) pareil événement tragique s’était déjà produit. Bertrand Lauer voit dans cette identité toujours problématique, toujours menacée, l’une des explications possibles de cette tendance coltranienne à la profusion et au trop plein.

Sa réflexion débouche sur une approche du style de Coltrane. Pour lui, celui-ci ne se caractérise pas par la continuité, mais par la labilité. Son approche clinique remet en cause la maîtrise et la cohérence pour privilégier l’indécision, le conflit, la défaillance. « Chez Coltrane, il y a quelque chose de l’ordre du cassé » soutient-il. Il ajoute : « Ce que Coltrane dit en filigrane c’est : qui suis-je ? Et il n’arrive pas à trouver de réponse car il a été identifié à un mort, il a été désigné comme le remplaçant d’un mort… ».

C’est maintenant qu’il revient aux vieux burumburus d’exprimer leur jugement et de poser des questions. Le premier burumburu se montre sans hostilité particulière, et même élogieux, observant que le travail du candidat renouvelle l’approche musicologique traditionnelle par la biographie. Ayant dit cela, il déverse son bocal de fourmis rouges sur la tête du candidat, qui réussit à conserver un air digne.

Le deuxième Burumburu montre lui aussi une sympathie non dissimulée pour l’impétrant. Il pose une question essentielle : le style est-il seulement l’objet de prédispositions inconscientes ? La volonté consciente, le travail, le choix de partenaires, tout cela ne doit-il pas être pris en considération ? Après avoir formulé ces questions il relève les mérites du valeureux candidat tout en manipulant son bocal à fourmis. Il relève que c’est un travail précurseur (et disant cela il écrase une fourmi) bien écrit (il écrase une autre fourmi) bien documenté (il écrase une troisième fourmi). Mais ajoute-t-il, la conclusion n’est pas assez étoffée et la période 65-67 aurait pu être plus étudiée. Il verse, avec une sorte de regret, les trois fourmis rouges sur le crâne du candidat.

Le troisième burumburu a affiché un air revêche et mécontent pendant tous les propos du candidat. Il lui reproche d’avoir parlé des « stratégies de Charlie Parker » : « Voilà un mot qui me semble relever d’un vocabulaire comportementaliste déplacé » dit-il, l’air pincé. Il n’a pas aimé non plus que le candidat présente des relevés de solos de Coltrane en ut alors que lui-même, qui n’est pas bilingue, aurait préféré les lire en si bémol. D’un geste sec, il dévisse son couvercle et verse les six fourmis dans le pagne du candidat. Celui-ci répond qu’il a utilisé le mot stratégie au sens défini par Léonard Meyer. Il conserve un air souriant et dégagé , mais les observateurs attentifs remarquent un petit filet de sueur qui coule le long de sa tempe.

Le quatrième Burumburu , comme le troisième, affiche lui aussi un visage courroucé. Le candidat a eu une initiative déplorable. Dans sa thèse il a traduit lui-même des passages d’un livre de référence sur Coltrane alors qu’existe sur le marché une très bonne version en Français de cet ouvrage : la sienne. Il verse sèchement cinq fourmis sur la tête du candidat, et place insidieusement la dernière dans sa narine gauche. Celui-ci réussit malgré tout à deviser sur « l’autonomie harmonico-métrique des longues phrases de Coltrane » mais il parle de façon un peu machinale. Il ne cesse de froncer et de défroncer le nez pour déloger la fourmi qui se trouve dans sa narine gauche, et ce mouvement spasmodique lui fait perdre un peu de sa dignité, malgré sa tentative (compréhensible) de détourner l’attention en parlant du discrétisable et du non discrétisable dans l’œuvre de Coltrane.

Heureusement le dernier Burumburu donne un peu d’air au candidat. Ce burumburu est de la même tribu que le candidat, psychanalyste clinicien de profession. C’est de lui que viendront les propos les plus intéressants de tout l’après-midi. D’emblée il annonce la couleur : il vide son bocal de fourmis rouges sur le sol avant de prendre la parole, montrant ainsi qu’il est là avant tout pour participer aux débats. Il souligne d’abord que la problématique de l’enfant de remplacement ne crée pas de déterminisme : « Pour tout enfant né après la perte d’un premier, la question de l’identité dépend avant tout de la réponse de l’environnement, en clair de l’accueil d
es parents ».

Mais ce qui a surtout passionné ce pacifique burumburu, c’est la notion de style rapportée à celle d’identité : en quoi le style d’un musicien de jazz se rapporte-t-il à son identité ? Le style, c’est vraiment l’homme ? Lui pense que non. Il cite une phrase de Lacan, un vieux chamane burumburu dont le tombeau est l’objet d’un culte et même de guérisons miraculeuses : « Le style c’est l’homme …à qui on s’adresse ». Autrement dit, « le style vient de l’autre ». Il enfonce le clou : « le style, c’est se faire un nom , ce n’est pas se faire reconnaître à travers le nom que l’on a reçu… ». Il ajoute : « Ce qu’une grande partie de la médecine clinique nous apprend , c’est la douleur qu’il y a parfois à être reconnu…Chacun d’entre nous, et des artistes comme Coltrane n’échappent pas à cela, ne veut pas être reconnu pour ce qu’il est , ce qui serait sans fin, mais veut être reconnu comme autre que ce que l’on imaginait… ».

Mais comment définir le style si celui-ci n’est pas collé à l’identité ? Le pacifique burumburu a son idée. Il reprend pour cela deux concepts déjà utilisés par le candidat dans sa thèse, celui de discrétisable, et de non-discrétisable. Et nous demandons maintenant à tout éventuel lecteur de reprendre sa respiration et de se concentrer : Le discrétisable, matérialisable par des mots, ou des notes de musique, s’oppose au non-discrétisable (ce qui est au-delà du langage, impossible à représenter). Bertrand Lauer se sert de ces deux catégories dans sa thèse, en particulier pour faire remarquer qu’après 1965 dans l’œuvre de Coltrane, le non-discrétisable l’emporte sur le discrétisable. Pour notre burumburu pacifique, donc, le style serait « l’articulation du discrétisable et du non discrétisable » : « Cette articulation concerne tous, de ce point de vue nous sommes tous des John Coltrane…mais dans le cas de Coltrane, la différence est que cette quête de l’irreprésentable débouche sur de l’inouï… ». Un petit silence suit cet exposé, certains font hum hum, d’autres se grattent la tête, certains clignent des yeux.

Après une délibération de 15 minutes les cinq burumburu admettent enfin Bertrand Lauer dans le cercle à palabres, la thèse obtient la mention très honorable, mais sans les félicitations à l’unanimité des burumburu, ce qui semble injuste au vu des débats passionnés que ce travail a fait naître. Bertrand Lauer a enfin le droit d’enlever les fourmis rouges qui le grignotent depuis deux heures.

Heureusement, un buffet attend chacun. Et c’est en devisant autour de criquets grillés, de cuissots d’antilopes, et de cous de girafe farcis que s’est terminée cette intense -midi de coltranologie en Sorbonne.

Jean-François Mondot

|

 

On se souvient d’avoir lu à propos d’une tribu africaine (les Kikuyu, ou peut-être les Walinkélés, à moins que ce ne soient les Burumburu, disons pour simplifier les Burumburu) que le jeune homme qui aspire à prendre sa place dans le cercle des palabres est soumis à une rigoureuse initiation : après l’avoir enduit de miel, chaque ancien déverse sur lui six fourmis rouges. L’aspirant doit prendre un air dégagé tout en tenant des propos de nature hypothético-déductives.

 

 Samedi 27 janvier

Maison de la Recherche (Université de Paris IV-La Sorbonne)

« L’oeuvre de John Coltrane, apports, influence, et évolution de son langage musical » par Bertrand Lauer

 

 

Une soutenance de thèse à la Sorbonne, c’est peu ou prou la même chose. Samedi 17 janvier 2014, à 14 heures, Bertrand Lauer a affronté cette redoutable cérémonie initiatique. Après plusieurs années de travail sur John Coltrane, il est venu réclamer son admission dans le cercle des palabres. Un jury de cinq Burumburu (situé au-dessus de lui sur une estrade) était là pour examiner ses prétentions. Ces cinq burumburu avaient pour nom de guerre Laurent Cugny, Ludovic Florin, Vincent Cotro, Frédéric Vinot , Philippe Gumplowicz. Chaque membre du jury avait disposé devant lui son bocal à fourmis rouges (à gauche) et la thèse du candidat (à droite).

Bertrand Lauer, vêtu de son pagne d’apparat, a d’abord rappelé d’une voix douce mais ferme l’objet de sa thèse devant les cinq burumburus aux sourcils froncés. Saxophoniste de niveau professionnel, il avait entamé des études de psychiatrie parallèlement à son cursus médical. Pour réunir ces deux passions, il décida d’approcher l’œuvre de Coltrane du point de vue psychologique. Il est aujourd’hui devenu psychologue clinicien professionnel et travaille désormais à l’hôpital. Il raconte cela aux vieux burumburus impassibles. Certains vérifient que leurs peintures rituelles n’ont pas coulé, d’autres se curent le nez avec le bout de leur lance.

Puis Bertrand Lauer résume en quelques mots l’objet de sa thèse : Selon lui John Coltrane s’inscrit parfaitement dans la problématique de l’enfant de remplacement. La mort de son frère aîné aurait fragilisé son identité, d’autant qu’à la génération précédente (celle de la grand-mère de Coltrane , donc) pareil événement tragique s’était déjà produit. Bertrand Lauer voit dans cette identité toujours problématique, toujours menacée, l’une des explications possibles de cette tendance coltranienne à la profusion et au trop plein.

Sa réflexion débouche sur une approche du style de Coltrane. Pour lui, celui-ci ne se caractérise pas par la continuité, mais par la labilité. Son approche clinique remet en cause la maîtrise et la cohérence pour privilégier l’indécision, le conflit, la défaillance. « Chez Coltrane, il y a quelque chose de l’ordre du cassé » soutient-il. Il ajoute : « Ce que Coltrane dit en filigrane c’est : qui suis-je ? Et il n’arrive pas à trouver de réponse car il a été identifié à un mort, il a été désigné comme le remplaçant d’un mort… ».

C’est maintenant qu’il revient aux vieux burumburus d’exprimer leur jugement et de poser des questions. Le premier burumburu se montre sans hostilité particulière, et même élogieux, observant que le travail du candidat renouvelle l’approche musicologique traditionnelle par la biographie. Ayant dit cela, il déverse son bocal de fourmis rouges sur la tête du candidat, qui réussit à conserver un air digne.

Le deuxième Burumburu montre lui aussi une sympathie non dissimulée pour l’impétrant. Il pose une question essentielle : le style est-il seulement l’objet de prédispositions inconscientes ? La volonté consciente, le travail, le choix de partenaires, tout cela ne doit-il pas être pris en considération ? Après avoir formulé ces questions il relève les mérites du valeureux candidat tout en manipulant son bocal à fourmis. Il relève que c’est un travail précurseur (et disant cela il écrase une fourmi) bien écrit (il écrase une autre fourmi) bien documenté (il écrase une troisième fourmi). Mais ajoute-t-il, la conclusion n’est pas assez étoffée et la période 65-67 aurait pu être plus étudiée. Il verse, avec une sorte de regret, les trois fourmis rouges sur le crâne du candidat.

Le troisième burumburu a affiché un air revêche et mécontent pendant tous les propos du candidat. Il lui reproche d’avoir parlé des « stratégies de Charlie Parker » : « Voilà un mot qui me semble relever d’un vocabulaire comportementaliste déplacé » dit-il, l’air pincé. Il n’a pas aimé non plus que le candidat présente des relevés de solos de Coltrane en ut alors que lui-même, qui n’est pas bilingue, aurait préféré les lire en si bémol. D’un geste sec, il dévisse son couvercle et verse les six fourmis dans le pagne du candidat. Celui-ci répond qu’il a utilisé le mot stratégie au sens défini par Léonard Meyer. Il conserve un air souriant et dégagé , mais les observateurs attentifs remarquent un petit filet de sueur qui coule le long de sa tempe.

Le quatrième Burumburu , comme le troisième, affiche lui aussi un visage courroucé. Le candidat a eu une initiative déplorable. Dans sa thèse il a traduit lui-même des passages d’un livre de référence sur Coltrane alors qu’existe sur le marché une très bonne version en Français de cet ouvrage : la sienne. Il verse sèchement cinq fourmis sur la tête du candidat, et place insidieusement la dernière dans sa narine gauche. Celui-ci réussit malgré tout à deviser sur « l’autonomie harmonico-métrique des longues phrases de Coltrane » mais il parle de façon un peu machinale. Il ne cesse de froncer et de défroncer le nez pour déloger la fourmi qui se trouve dans sa narine gauche, et ce mouvement spasmodique lui fait perdre un peu de sa dignité, malgré sa tentative (compréhensible) de détourner l’attention en parlant du discrétisable et du non discrétisable dans l’œuvre de Coltrane.

Heureusement le dernier Burumburu donne un peu d’air au candidat. Ce burumburu est de la même tribu que le candidat, psychanalyste clinicien de profession. C’est de lui que viendront les propos les plus intéressants de tout l’après-midi. D’emblée il annonce la couleur : il vide son bocal de fourmis rouges sur le sol avant de prendre la parole, montrant ainsi qu’il est là avant tout pour participer aux débats. Il souligne d’abord que la problématique de l’enfant de remplacement ne crée pas de déterminisme : « Pour tout enfant né après la perte d’un premier, la question de l’identité dépend avant tout de la réponse de l’environnement, en clair de l’accueil d
es parents ».

Mais ce qui a surtout passionné ce pacifique burumburu, c’est la notion de style rapportée à celle d’identité : en quoi le style d’un musicien de jazz se rapporte-t-il à son identité ? Le style, c’est vraiment l’homme ? Lui pense que non. Il cite une phrase de Lacan, un vieux chamane burumburu dont le tombeau est l’objet d’un culte et même de guérisons miraculeuses : « Le style c’est l’homme …à qui on s’adresse ». Autrement dit, « le style vient de l’autre ». Il enfonce le clou : « le style, c’est se faire un nom , ce n’est pas se faire reconnaître à travers le nom que l’on a reçu… ». Il ajoute : « Ce qu’une grande partie de la médecine clinique nous apprend , c’est la douleur qu’il y a parfois à être reconnu…Chacun d’entre nous, et des artistes comme Coltrane n’échappent pas à cela, ne veut pas être reconnu pour ce qu’il est , ce qui serait sans fin, mais veut être reconnu comme autre que ce que l’on imaginait… ».

Mais comment définir le style si celui-ci n’est pas collé à l’identité ? Le pacifique burumburu a son idée. Il reprend pour cela deux concepts déjà utilisés par le candidat dans sa thèse, celui de discrétisable, et de non-discrétisable. Et nous demandons maintenant à tout éventuel lecteur de reprendre sa respiration et de se concentrer : Le discrétisable, matérialisable par des mots, ou des notes de musique, s’oppose au non-discrétisable (ce qui est au-delà du langage, impossible à représenter). Bertrand Lauer se sert de ces deux catégories dans sa thèse, en particulier pour faire remarquer qu’après 1965 dans l’œuvre de Coltrane, le non-discrétisable l’emporte sur le discrétisable. Pour notre burumburu pacifique, donc, le style serait « l’articulation du discrétisable et du non discrétisable » : « Cette articulation concerne tous, de ce point de vue nous sommes tous des John Coltrane…mais dans le cas de Coltrane, la différence est que cette quête de l’irreprésentable débouche sur de l’inouï… ». Un petit silence suit cet exposé, certains font hum hum, d’autres se grattent la tête, certains clignent des yeux.

Après une délibération de 15 minutes les cinq burumburu admettent enfin Bertrand Lauer dans le cercle à palabres, la thèse obtient la mention très honorable, mais sans les félicitations à l’unanimité des burumburu, ce qui semble injuste au vu des débats passionnés que ce travail a fait naître. Bertrand Lauer a enfin le droit d’enlever les fourmis rouges qui le grignotent depuis deux heures.

Heureusement, un buffet attend chacun. Et c’est en devisant autour de criquets grillés, de cuissots d’antilopes, et de cous de girafe farcis que s’est terminée cette intense -midi de coltranologie en Sorbonne.

Jean-François Mondot

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On se souvient d’avoir lu à propos d’une tribu africaine (les Kikuyu, ou peut-être les Walinkélés, à moins que ce ne soient les Burumburu, disons pour simplifier les Burumburu) que le jeune homme qui aspire à prendre sa place dans le cercle des palabres est soumis à une rigoureuse initiation : après l’avoir enduit de miel, chaque ancien déverse sur lui six fourmis rouges. L’aspirant doit prendre un air dégagé tout en tenant des propos de nature hypothético-déductives.

 

 Samedi 27 janvier

Maison de la Recherche (Université de Paris IV-La Sorbonne)

« L’oeuvre de John Coltrane, apports, influence, et évolution de son langage musical » par Bertrand Lauer

 

 

Une soutenance de thèse à la Sorbonne, c’est peu ou prou la même chose. Samedi 17 janvier 2014, à 14 heures, Bertrand Lauer a affronté cette redoutable cérémonie initiatique. Après plusieurs années de travail sur John Coltrane, il est venu réclamer son admission dans le cercle des palabres. Un jury de cinq Burumburu (situé au-dessus de lui sur une estrade) était là pour examiner ses prétentions. Ces cinq burumburu avaient pour nom de guerre Laurent Cugny, Ludovic Florin, Vincent Cotro, Frédéric Vinot , Philippe Gumplowicz. Chaque membre du jury avait disposé devant lui son bocal à fourmis rouges (à gauche) et la thèse du candidat (à droite).

Bertrand Lauer, vêtu de son pagne d’apparat, a d’abord rappelé d’une voix douce mais ferme l’objet de sa thèse devant les cinq burumburus aux sourcils froncés. Saxophoniste de niveau professionnel, il avait entamé des études de psychiatrie parallèlement à son cursus médical. Pour réunir ces deux passions, il décida d’approcher l’œuvre de Coltrane du point de vue psychologique. Il est aujourd’hui devenu psychologue clinicien professionnel et travaille désormais à l’hôpital. Il raconte cela aux vieux burumburus impassibles. Certains vérifient que leurs peintures rituelles n’ont pas coulé, d’autres se curent le nez avec le bout de leur lance.

Puis Bertrand Lauer résume en quelques mots l’objet de sa thèse : Selon lui John Coltrane s’inscrit parfaitement dans la problématique de l’enfant de remplacement. La mort de son frère aîné aurait fragilisé son identité, d’autant qu’à la génération précédente (celle de la grand-mère de Coltrane , donc) pareil événement tragique s’était déjà produit. Bertrand Lauer voit dans cette identité toujours problématique, toujours menacée, l’une des explications possibles de cette tendance coltranienne à la profusion et au trop plein.

Sa réflexion débouche sur une approche du style de Coltrane. Pour lui, celui-ci ne se caractérise pas par la continuité, mais par la labilité. Son approche clinique remet en cause la maîtrise et la cohérence pour privilégier l’indécision, le conflit, la défaillance. « Chez Coltrane, il y a quelque chose de l’ordre du cassé » soutient-il. Il ajoute : « Ce que Coltrane dit en filigrane c’est : qui suis-je ? Et il n’arrive pas à trouver de réponse car il a été identifié à un mort, il a été désigné comme le remplaçant d’un mort… ».

C’est maintenant qu’il revient aux vieux burumburus d’exprimer leur jugement et de poser des questions. Le premier burumburu se montre sans hostilité particulière, et même élogieux, observant que le travail du candidat renouvelle l’approche musicologique traditionnelle par la biographie. Ayant dit cela, il déverse son bocal de fourmis rouges sur la tête du candidat, qui réussit à conserver un air digne.

Le deuxième Burumburu montre lui aussi une sympathie non dissimulée pour l’impétrant. Il pose une question essentielle : le style est-il seulement l’objet de prédispositions inconscientes ? La volonté consciente, le travail, le choix de partenaires, tout cela ne doit-il pas être pris en considération ? Après avoir formulé ces questions il relève les mérites du valeureux candidat tout en manipulant son bocal à fourmis. Il relève que c’est un travail précurseur (et disant cela il écrase une fourmi) bien écrit (il écrase une autre fourmi) bien documenté (il écrase une troisième fourmi). Mais ajoute-t-il, la conclusion n’est pas assez étoffée et la période 65-67 aurait pu être plus étudiée. Il verse, avec une sorte de regret, les trois fourmis rouges sur le crâne du candidat.

Le troisième burumburu a affiché un air revêche et mécontent pendant tous les propos du candidat. Il lui reproche d’avoir parlé des « stratégies de Charlie Parker » : « Voilà un mot qui me semble relever d’un vocabulaire comportementaliste déplacé » dit-il, l’air pincé. Il n’a pas aimé non plus que le candidat présente des relevés de solos de Coltrane en ut alors que lui-même, qui n’est pas bilingue, aurait préféré les lire en si bémol. D’un geste sec, il dévisse son couvercle et verse les six fourmis dans le pagne du candidat. Celui-ci répond qu’il a utilisé le mot stratégie au sens défini par Léonard Meyer. Il conserve un air souriant et dégagé , mais les observateurs attentifs remarquent un petit filet de sueur qui coule le long de sa tempe.

Le quatrième Burumburu , comme le troisième, affiche lui aussi un visage courroucé. Le candidat a eu une initiative déplorable. Dans sa thèse il a traduit lui-même des passages d’un livre de référence sur Coltrane alors qu’existe sur le marché une très bonne version en Français de cet ouvrage : la sienne. Il verse sèchement cinq fourmis sur la tête du candidat, et place insidieusement la dernière dans sa narine gauche. Celui-ci réussit malgré tout à deviser sur « l’autonomie harmonico-métrique des longues phrases de Coltrane » mais il parle de façon un peu machinale. Il ne cesse de froncer et de défroncer le nez pour déloger la fourmi qui se trouve dans sa narine gauche, et ce mouvement spasmodique lui fait perdre un peu de sa dignité, malgré sa tentative (compréhensible) de détourner l’attention en parlant du discrétisable et du non discrétisable dans l’œuvre de Coltrane.

Heureusement le dernier Burumburu donne un peu d’air au candidat. Ce burumburu est de la même tribu que le candidat, psychanalyste clinicien de profession. C’est de lui que viendront les propos les plus intéressants de tout l’après-midi. D’emblée il annonce la couleur : il vide son bocal de fourmis rouges sur le sol avant de prendre la parole, montrant ainsi qu’il est là avant tout pour participer aux débats. Il souligne d’abord que la problématique de l’enfant de remplacement ne crée pas de déterminisme : « Pour tout enfant né après la perte d’un premier, la question de l’identité dépend avant tout de la réponse de l’environnement, en clair de l’accueil d
es parents ».

Mais ce qui a surtout passionné ce pacifique burumburu, c’est la notion de style rapportée à celle d’identité : en quoi le style d’un musicien de jazz se rapporte-t-il à son identité ? Le style, c’est vraiment l’homme ? Lui pense que non. Il cite une phrase de Lacan, un vieux chamane burumburu dont le tombeau est l’objet d’un culte et même de guérisons miraculeuses : « Le style c’est l’homme …à qui on s’adresse ». Autrement dit, « le style vient de l’autre ». Il enfonce le clou : « le style, c’est se faire un nom , ce n’est pas se faire reconnaître à travers le nom que l’on a reçu… ». Il ajoute : « Ce qu’une grande partie de la médecine clinique nous apprend , c’est la douleur qu’il y a parfois à être reconnu…Chacun d’entre nous, et des artistes comme Coltrane n’échappent pas à cela, ne veut pas être reconnu pour ce qu’il est , ce qui serait sans fin, mais veut être reconnu comme autre que ce que l’on imaginait… ».

Mais comment définir le style si celui-ci n’est pas collé à l’identité ? Le pacifique burumburu a son idée. Il reprend pour cela deux concepts déjà utilisés par le candidat dans sa thèse, celui de discrétisable, et de non-discrétisable. Et nous demandons maintenant à tout éventuel lecteur de reprendre sa respiration et de se concentrer : Le discrétisable, matérialisable par des mots, ou des notes de musique, s’oppose au non-discrétisable (ce qui est au-delà du langage, impossible à représenter). Bertrand Lauer se sert de ces deux catégories dans sa thèse, en particulier pour faire remarquer qu’après 1965 dans l’œuvre de Coltrane, le non-discrétisable l’emporte sur le discrétisable. Pour notre burumburu pacifique, donc, le style serait « l’articulation du discrétisable et du non discrétisable » : « Cette articulation concerne tous, de ce point de vue nous sommes tous des John Coltrane…mais dans le cas de Coltrane, la différence est que cette quête de l’irreprésentable débouche sur de l’inouï… ». Un petit silence suit cet exposé, certains font hum hum, d’autres se grattent la tête, certains clignent des yeux.

Après une délibération de 15 minutes les cinq burumburu admettent enfin Bertrand Lauer dans le cercle à palabres, la thèse obtient la mention très honorable, mais sans les félicitations à l’unanimité des burumburu, ce qui semble injuste au vu des débats passionnés que ce travail a fait naître. Bertrand Lauer a enfin le droit d’enlever les fourmis rouges qui le grignotent depuis deux heures.

Heureusement, un buffet attend chacun. Et c’est en devisant autour de criquets grillés, de cuissots d’antilopes, et de cous de girafe farcis que s’est terminée cette intense -midi de coltranologie en Sorbonne.

Jean-François Mondot