Jazz live
Publié le 17 Juil 2013

Jazz à Luz 2013 (2/2)

Pour clôturer ses quatre journées de festivités, Jazz à Luz avait choisi de mettre Craig Taborn à l’honneur. Le moins que l’on puisse affirmer, c’est que le pianiste américain n’a pas snobé ses hôtes (ce n’est pas son genre) et a offert au public nombreux et enthousiaste un concert tout simplement ahurissant, à tous niveaux. Une énorme cerise sur le gâteau du jour qui était déjà copieux.

 

 

Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint-Sauveur (65), 15 juillet 2013

 

Après avoir raté le concert en solo de Stine Janvin Motland le matin, à 11h00, pour cause de mise en ligne d’une chaude actualité, il ne restait plus qu’à se projeter vers le concert de 18h00. En attendant, une bonne séance des Chiens huilés le midi (dont il sera question plus bas), et le « Rendez-vous d’Anne Montaron » au cours duquel la journaliste de France Musique a animé une rencontre avec Julien Desprez, Yann Joussein et Sylvain Kassap à 14h00. Les musiciens ont répondu à des questions portant sur la notion de collectif, sur leur rapport à la politique, et sur la perception du jazz dans la société (avec le constat d’un terme résonnant souvent de manière dépréciative auprès des adeptes d’autres genres musicaux).

Après ces échanges passionnants et un périple (c’est le mot !) pour observer les dégâts causés dans le village par les inondations du 18 juin dernier, il était temps de se rendre au concert de 18h00.

 

1e concert : 18h00 : Sylvain Kassap / Emilie Lesbros / Sylvain Darrifourcq

Sylvain Kassap (clarinettes, Kaospads), Emilie Lesbros (voix, perc), Sylvain Darrifourcq (dm, perc, électroniques).

A peine les musiciens entraient-ils en scène qu’une grosse pluie d’orage s’abattait sur le village, faisant résonner le chapiteau d’un bruit assez encombrant. Pas plus perturbés que cela, les musiciens prirent la balle au bond et entamèrent une improvisation autour de ce « sujet imposé ». Emilie Lesbros imagina tout une histoire dont les premières paroles furent « on the storm », tandis que Sylvain Kassap contrepointait les sons des gouttes d’eau frappant la toile. Le concert était lancé. L’orientation prise par le long développement qui suivit fut assez étonnant. Alors que la voix et la clarinette s’emparaient d’éléments musicaux proches des musiques improvisées et contemporaines, Sylvain Darrifourcq imprimait à l’ensemble une dimension finalement assez pop. Cela grâce à des basses électroniques dans l’hyper-grave, et surtout un son de batterie proche de cette esthétique, usant des divers éléments de sa batterie en alternance (pour le décrire de manière simplifiée) plutôt que de verser dans le foisonnement. L’improvisation suivante ne fut pas moins réussie. Tandis qu’Emilie Lesbros lisait un texte préalablement rédigé, les instrumentistes augmentaient son discours de leurs plus beaux ornements. L’ensemble se cristallise, s’intensifie, s’accélère, atteint un apogée avant de progressivement se réduire jusqu’au souffle. Au sujet de Tweedle-Dee, dans le blog précédent, j’avais évoqué la dimension résignée qui semblait émerger de l’approche musicale du groupe. Alors que la musique était fort différente, il n’est sans doute pas incongru de percevoir le même sentiment dans cette deuxième improvisation du trio, « l’histoire de l’histoire sans histoire » d’Emilie Lesbros le confirmant par l’évocation de Fukushima et d’Hiroshima.

Les improvisations et la composition de Sylvain Darrifourcq (Chauve et courtois) qui suivirent furent à chaque fois bien différenciées : groove ravageur de Darrifourcq en-dessous de lignes libres de ses confrères, version on ne peut plus singulière de The Man I Love (pour laquelle les frères Gershwin n’auraient sans doute pas réclamé de droits tant cette version fut éloignée de l’original), déploration « à Igor » patinée d’électroniques en tout genre…

 

Kassap Lesbos Darrifourcq

 

Avec du recul, Sylvain Darrifourcq se révéla le musicien le plus juste. Toutes ses interventions se montrèrent pleines d’à-propos et de musicalité. Ce n’est pas que Sylvain Kassap et Emilie Lesbros en manquèrent, mais leurs interventions devinrent moins essentielles, davantage dirigées vers l’effet que portées par une ferveur hautement expressive – ce dont ils avaient fait preuve dans les deux premières pièces. Sans doute aurait-il fallu que la pluie ne cesse pas de tomber ?

 

Darrifourcq

 

 

2e concert : 19h00 : Bhad

Marc Maffiolo (sax basse), Boris Havet (g, vx), Anthony Duvalle (perc, électronique).

En attendant le concert du soir, les festivaliers ont pu découvrir un trio toulousain tout récemment constitué. Le répertoire date d’un mois à peine, et les musiciens de Bhad testent encore leurs compositions. Entre pop/folk décalé, forte tendance rock et free jazz, on sent poindre un ton, une approche qui commence à se trouver. Parmi les excellents moments, le solo absolument imparable de Marc Maffiolo, digne du Pharaoh Sanders des meilleurs moments fin 60’s, sur un accompagnement folk tout à fait ingénu : la rencontre de Pharoah Sanders, donc, et de Joni Mitchell ! Il faudra chercher à les réentendre d’ici quelques mois.

 

 

3e concert : 21h00 : Craig Taborn solo

Craig Taborn (p).

Cela fait plusieurs années que j’avance l’idée d’un Craig Taborn ouvrant une voie nouvelle du piano. Après l’avoir entendu de nouveau en concert, je n’en démords pas : Craig Taborn a dix ans d’avance sur tout ce qui se pratique dans le domaine pourtant extrêmement vaste et riche du piano. Le concert qu’il donna à Luz restera ainsi dans toutes les mémoires de ceux qui ne restent pas enfermés dans leurs convictions (toutes tendances confondues, des amateurs du « vrai » jazz jusqu’à ceux prônant la « véritable » musique improvisée). Car si Craig Taborn a débuté son concert de façon très abstraite, il y eut aussi de longues plages répétitives et même du swing du futur (en lieu et place du « bon vieux swing »). Est-il utile de préciser que l’entièreté de la prestation releva de l’improvisation ?

Deux notes répétées. Presque indéfiniment. Prendre l’instant à bras le corps. Prendre son temps. Prendre la mesure du piano et de ses possibilités. En un m
inimalisme assez granitique et extatique. De façon extrêmement progressive, Craig Taborn développe un motif, plante les graines d’un autre, et tout un monde se construit face à nous. Suit un autre monde, tous en éclats, aux sonorités quasi monkiennes : Monk avec la virtuosité de Tatum invité dans la soucoupe volante de Sun Ra, déjà fort loin du champ terrestre. Une troisième improvisation aux polyrythmies envoûtantes – dont Craig Taborn possède le secret – en alternance avec des passages free aux fulgurances rythmiques ébouriffantes.

 

Taobrn 2 2

 

Entre chaque pièce, tandis que le public applaudit plus que chaleureusement, le pianiste boit, relâche ses muscles, bouge sans cesse, fait un signe de tête furtif vers les auditeurs. Attitude étrange si l’on ne saisit pas qu’en réalité depuis le début du concert Taborn est parvenu à se mettre dans une sorte d’état second duquel il ne veut pas sortir dans l’intérêt de l’improvisation à venir. Raison pour laquelle la deuxième partie du concert se révéla absolument somptueuse.

 

Pour la quatrième pièce, Taborn débuta par une sorte d’introduction de ballade, assez proche de ce que Keith Jarrett pouvait produire dans ses meilleurs moments. A cette différence près que Taborn s’écarte de toute dimension trop familière : il se cantonne d’abord dans les nuances basses les plus extrêmes, ce n’est pas vraiment mélodique alors même qu’une ligne supérieure se dégage de ce drôle de choral, et surtout il fait ressortir de façon étonnante un grand nombre d’harmoniques qui brouillent le sentiment tonal de l’ensemble (mais comment fait-il ?). La matière évolue vite vers un autre territoire, celui des modes d’attaques, que Taborn a décidé d’explorer de la manière la plus approfondie possible. A titre d’exemple, il déploya un long et beau développement basé sur une technique, à mon sens, unique dans l’histoire de cette musique : tandis que la main gauche vient frapper avec puissance les touches du clavier (phrasé en piqués), des accords sont posés en muet par la main droite – ce qui demande une coordination en même temps qu’une autonomie des deux mains, fort différentes que ce à quoi l’on est habitué. Voilà donc du piano à la fois sensible, intelligent et physique.

Physique car dans la pièce suivante, Craig Taborn s’est ingénié à mettre en boucle, non pas deux, mais trois figures musicales : une en 7/8 (main gauche), l’autre en 5/4 (!) et une voix médium plus statique, résonant un peu comme une cloche, cette ligne-ci étant prise en charge par les deux mains en alternance. Il se tord, il percute, il groove (façon cubiste) comme rarement !

Transporté – c’est le cas de le dire –, le public bondit à son tour et fait une standing ovation au pianiste qui semble presque gêné d’une telle réception.

 

Revenu sur scène pour une ultime improvisation, il est fort à parier que Martial Solal n’aurait pas renié le bis donné alors par le musicien américain, un stride-rhapsodique où l’étendue des connaissances de Taborn était palpable. Il faudrait le demander à Jean-Pierre Layrac, mais sans doute l’un des grands concerts depuis les débuts du festival « Jazz à Luz ».

 

Taobrn 2 1

 

4e concert : 0h00 : Les chiens huilés

Benjamin Dousteyssier, Geoffroy Gesser, Louis Laurain, Fidel Fourneyron, Gianni Caserotto, Elie Duris, Michel Condor, Jean Lira (instruments divers).

Le midi déjà, les Chiens huilés avaient offert une prestation de la plus haute inspiration sur une charmante petite place du village. Le soir, ils ont réussi une nouvelle performance détonante. Voilà de jeunes musiciens, bourrés de talent, qui régalent le public d’une musique tendant vraiment vers la perfection. De plus, ils avaient eu la très bonne idée d’inviter le chanteur Michel Condor, l’un des artistes les plus en vue dans les sphères de l’excellence. Un talent étonnant à découvrir absolument. Quant aux membres des Chiens huilés, ils démontrèrent que la musique, lorsqu’elle est réalisée avec le sérieux et le talent qui sont les leurs, est décidément l’art qui élève l’âme au plus haut. Amis programmateurs, si vous voulez contenter l’intégralité de vos festivaliers, il vous faut inviter les Chiens huilés.

 

Chiens huilés 1 Chiens huilés 2

 

 

 

 

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Pour clôturer ses quatre journées de festivités, Jazz à Luz avait choisi de mettre Craig Taborn à l’honneur. Le moins que l’on puisse affirmer, c’est que le pianiste américain n’a pas snobé ses hôtes (ce n’est pas son genre) et a offert au public nombreux et enthousiaste un concert tout simplement ahurissant, à tous niveaux. Une énorme cerise sur le gâteau du jour qui était déjà copieux.

 

 

Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint-Sauveur (65), 15 juillet 2013

 

Après avoir raté le concert en solo de Stine Janvin Motland le matin, à 11h00, pour cause de mise en ligne d’une chaude actualité, il ne restait plus qu’à se projeter vers le concert de 18h00. En attendant, une bonne séance des Chiens huilés le midi (dont il sera question plus bas), et le « Rendez-vous d’Anne Montaron » au cours duquel la journaliste de France Musique a animé une rencontre avec Julien Desprez, Yann Joussein et Sylvain Kassap à 14h00. Les musiciens ont répondu à des questions portant sur la notion de collectif, sur leur rapport à la politique, et sur la perception du jazz dans la société (avec le constat d’un terme résonnant souvent de manière dépréciative auprès des adeptes d’autres genres musicaux).

Après ces échanges passionnants et un périple (c’est le mot !) pour observer les dégâts causés dans le village par les inondations du 18 juin dernier, il était temps de se rendre au concert de 18h00.

 

1e concert : 18h00 : Sylvain Kassap / Emilie Lesbros / Sylvain Darrifourcq

Sylvain Kassap (clarinettes, Kaospads), Emilie Lesbros (voix, perc), Sylvain Darrifourcq (dm, perc, électroniques).

A peine les musiciens entraient-ils en scène qu’une grosse pluie d’orage s’abattait sur le village, faisant résonner le chapiteau d’un bruit assez encombrant. Pas plus perturbés que cela, les musiciens prirent la balle au bond et entamèrent une improvisation autour de ce « sujet imposé ». Emilie Lesbros imagina tout une histoire dont les premières paroles furent « on the storm », tandis que Sylvain Kassap contrepointait les sons des gouttes d’eau frappant la toile. Le concert était lancé. L’orientation prise par le long développement qui suivit fut assez étonnant. Alors que la voix et la clarinette s’emparaient d’éléments musicaux proches des musiques improvisées et contemporaines, Sylvain Darrifourcq imprimait à l’ensemble une dimension finalement assez pop. Cela grâce à des basses électroniques dans l’hyper-grave, et surtout un son de batterie proche de cette esthétique, usant des divers éléments de sa batterie en alternance (pour le décrire de manière simplifiée) plutôt que de verser dans le foisonnement. L’improvisation suivante ne fut pas moins réussie. Tandis qu’Emilie Lesbros lisait un texte préalablement rédigé, les instrumentistes augmentaient son discours de leurs plus beaux ornements. L’ensemble se cristallise, s’intensifie, s’accélère, atteint un apogée avant de progressivement se réduire jusqu’au souffle. Au sujet de Tweedle-Dee, dans le blog précédent, j’avais évoqué la dimension résignée qui semblait émerger de l’approche musicale du groupe. Alors que la musique était fort différente, il n’est sans doute pas incongru de percevoir le même sentiment dans cette deuxième improvisation du trio, « l’histoire de l’histoire sans histoire » d’Emilie Lesbros le confirmant par l’évocation de Fukushima et d’Hiroshima.

Les improvisations et la composition de Sylvain Darrifourcq (Chauve et courtois) qui suivirent furent à chaque fois bien différenciées : groove ravageur de Darrifourcq en-dessous de lignes libres de ses confrères, version on ne peut plus singulière de The Man I Love (pour laquelle les frères Gershwin n’auraient sans doute pas réclamé de droits tant cette version fut éloignée de l’original), déploration « à Igor » patinée d’électroniques en tout genre…

 

Kassap Lesbos Darrifourcq

 

Avec du recul, Sylvain Darrifourcq se révéla le musicien le plus juste. Toutes ses interventions se montrèrent pleines d’à-propos et de musicalité. Ce n’est pas que Sylvain Kassap et Emilie Lesbros en manquèrent, mais leurs interventions devinrent moins essentielles, davantage dirigées vers l’effet que portées par une ferveur hautement expressive – ce dont ils avaient fait preuve dans les deux premières pièces. Sans doute aurait-il fallu que la pluie ne cesse pas de tomber ?

 

Darrifourcq

 

 

2e concert : 19h00 : Bhad

Marc Maffiolo (sax basse), Boris Havet (g, vx), Anthony Duvalle (perc, électronique).

En attendant le concert du soir, les festivaliers ont pu découvrir un trio toulousain tout récemment constitué. Le répertoire date d’un mois à peine, et les musiciens de Bhad testent encore leurs compositions. Entre pop/folk décalé, forte tendance rock et free jazz, on sent poindre un ton, une approche qui commence à se trouver. Parmi les excellents moments, le solo absolument imparable de Marc Maffiolo, digne du Pharaoh Sanders des meilleurs moments fin 60’s, sur un accompagnement folk tout à fait ingénu : la rencontre de Pharoah Sanders, donc, et de Joni Mitchell ! Il faudra chercher à les réentendre d’ici quelques mois.

 

 

3e concert : 21h00 : Craig Taborn solo

Craig Taborn (p).

Cela fait plusieurs années que j’avance l’idée d’un Craig Taborn ouvrant une voie nouvelle du piano. Après l’avoir entendu de nouveau en concert, je n’en démords pas : Craig Taborn a dix ans d’avance sur tout ce qui se pratique dans le domaine pourtant extrêmement vaste et riche du piano. Le concert qu’il donna à Luz restera ainsi dans toutes les mémoires de ceux qui ne restent pas enfermés dans leurs convictions (toutes tendances confondues, des amateurs du « vrai » jazz jusqu’à ceux prônant la « véritable » musique improvisée). Car si Craig Taborn a débuté son concert de façon très abstraite, il y eut aussi de longues plages répétitives et même du swing du futur (en lieu et place du « bon vieux swing »). Est-il utile de préciser que l’entièreté de la prestation releva de l’improvisation ?

Deux notes répétées. Presque indéfiniment. Prendre l’instant à bras le corps. Prendre son temps. Prendre la mesure du piano et de ses possibilités. En un m
inimalisme assez granitique et extatique. De façon extrêmement progressive, Craig Taborn développe un motif, plante les graines d’un autre, et tout un monde se construit face à nous. Suit un autre monde, tous en éclats, aux sonorités quasi monkiennes : Monk avec la virtuosité de Tatum invité dans la soucoupe volante de Sun Ra, déjà fort loin du champ terrestre. Une troisième improvisation aux polyrythmies envoûtantes – dont Craig Taborn possède le secret – en alternance avec des passages free aux fulgurances rythmiques ébouriffantes.

 

Taobrn 2 2

 

Entre chaque pièce, tandis que le public applaudit plus que chaleureusement, le pianiste boit, relâche ses muscles, bouge sans cesse, fait un signe de tête furtif vers les auditeurs. Attitude étrange si l’on ne saisit pas qu’en réalité depuis le début du concert Taborn est parvenu à se mettre dans une sorte d’état second duquel il ne veut pas sortir dans l’intérêt de l’improvisation à venir. Raison pour laquelle la deuxième partie du concert se révéla absolument somptueuse.

 

Pour la quatrième pièce, Taborn débuta par une sorte d’introduction de ballade, assez proche de ce que Keith Jarrett pouvait produire dans ses meilleurs moments. A cette différence près que Taborn s’écarte de toute dimension trop familière : il se cantonne d’abord dans les nuances basses les plus extrêmes, ce n’est pas vraiment mélodique alors même qu’une ligne supérieure se dégage de ce drôle de choral, et surtout il fait ressortir de façon étonnante un grand nombre d’harmoniques qui brouillent le sentiment tonal de l’ensemble (mais comment fait-il ?). La matière évolue vite vers un autre territoire, celui des modes d’attaques, que Taborn a décidé d’explorer de la manière la plus approfondie possible. A titre d’exemple, il déploya un long et beau développement basé sur une technique, à mon sens, unique dans l’histoire de cette musique : tandis que la main gauche vient frapper avec puissance les touches du clavier (phrasé en piqués), des accords sont posés en muet par la main droite – ce qui demande une coordination en même temps qu’une autonomie des deux mains, fort différentes que ce à quoi l’on est habitué. Voilà donc du piano à la fois sensible, intelligent et physique.

Physique car dans la pièce suivante, Craig Taborn s’est ingénié à mettre en boucle, non pas deux, mais trois figures musicales : une en 7/8 (main gauche), l’autre en 5/4 (!) et une voix médium plus statique, résonant un peu comme une cloche, cette ligne-ci étant prise en charge par les deux mains en alternance. Il se tord, il percute, il groove (façon cubiste) comme rarement !

Transporté – c’est le cas de le dire –, le public bondit à son tour et fait une standing ovation au pianiste qui semble presque gêné d’une telle réception.

 

Revenu sur scène pour une ultime improvisation, il est fort à parier que Martial Solal n’aurait pas renié le bis donné alors par le musicien américain, un stride-rhapsodique où l’étendue des connaissances de Taborn était palpable. Il faudrait le demander à Jean-Pierre Layrac, mais sans doute l’un des grands concerts depuis les débuts du festival « Jazz à Luz ».

 

Taobrn 2 1

 

4e concert : 0h00 : Les chiens huilés

Benjamin Dousteyssier, Geoffroy Gesser, Louis Laurain, Fidel Fourneyron, Gianni Caserotto, Elie Duris, Michel Condor, Jean Lira (instruments divers).

Le midi déjà, les Chiens huilés avaient offert une prestation de la plus haute inspiration sur une charmante petite place du village. Le soir, ils ont réussi une nouvelle performance détonante. Voilà de jeunes musiciens, bourrés de talent, qui régalent le public d’une musique tendant vraiment vers la perfection. De plus, ils avaient eu la très bonne idée d’inviter le chanteur Michel Condor, l’un des artistes les plus en vue dans les sphères de l’excellence. Un talent étonnant à découvrir absolument. Quant aux membres des Chiens huilés, ils démontrèrent que la musique, lorsqu’elle est réalisée avec le sérieux et le talent qui sont les leurs, est décidément l’art qui élève l’âme au plus haut. Amis programmateurs, si vous voulez contenter l’intégralité de vos festivaliers, il vous faut inviter les Chiens huilés.

 

Chiens huilés 1 Chiens huilés 2

 

 

 

 

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Pour clôturer ses quatre journées de festivités, Jazz à Luz avait choisi de mettre Craig Taborn à l’honneur. Le moins que l’on puisse affirmer, c’est que le pianiste américain n’a pas snobé ses hôtes (ce n’est pas son genre) et a offert au public nombreux et enthousiaste un concert tout simplement ahurissant, à tous niveaux. Une énorme cerise sur le gâteau du jour qui était déjà copieux.

 

 

Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint-Sauveur (65), 15 juillet 2013

 

Après avoir raté le concert en solo de Stine Janvin Motland le matin, à 11h00, pour cause de mise en ligne d’une chaude actualité, il ne restait plus qu’à se projeter vers le concert de 18h00. En attendant, une bonne séance des Chiens huilés le midi (dont il sera question plus bas), et le « Rendez-vous d’Anne Montaron » au cours duquel la journaliste de France Musique a animé une rencontre avec Julien Desprez, Yann Joussein et Sylvain Kassap à 14h00. Les musiciens ont répondu à des questions portant sur la notion de collectif, sur leur rapport à la politique, et sur la perception du jazz dans la société (avec le constat d’un terme résonnant souvent de manière dépréciative auprès des adeptes d’autres genres musicaux).

Après ces échanges passionnants et un périple (c’est le mot !) pour observer les dégâts causés dans le village par les inondations du 18 juin dernier, il était temps de se rendre au concert de 18h00.

 

1e concert : 18h00 : Sylvain Kassap / Emilie Lesbros / Sylvain Darrifourcq

Sylvain Kassap (clarinettes, Kaospads), Emilie Lesbros (voix, perc), Sylvain Darrifourcq (dm, perc, électroniques).

A peine les musiciens entraient-ils en scène qu’une grosse pluie d’orage s’abattait sur le village, faisant résonner le chapiteau d’un bruit assez encombrant. Pas plus perturbés que cela, les musiciens prirent la balle au bond et entamèrent une improvisation autour de ce « sujet imposé ». Emilie Lesbros imagina tout une histoire dont les premières paroles furent « on the storm », tandis que Sylvain Kassap contrepointait les sons des gouttes d’eau frappant la toile. Le concert était lancé. L’orientation prise par le long développement qui suivit fut assez étonnant. Alors que la voix et la clarinette s’emparaient d’éléments musicaux proches des musiques improvisées et contemporaines, Sylvain Darrifourcq imprimait à l’ensemble une dimension finalement assez pop. Cela grâce à des basses électroniques dans l’hyper-grave, et surtout un son de batterie proche de cette esthétique, usant des divers éléments de sa batterie en alternance (pour le décrire de manière simplifiée) plutôt que de verser dans le foisonnement. L’improvisation suivante ne fut pas moins réussie. Tandis qu’Emilie Lesbros lisait un texte préalablement rédigé, les instrumentistes augmentaient son discours de leurs plus beaux ornements. L’ensemble se cristallise, s’intensifie, s’accélère, atteint un apogée avant de progressivement se réduire jusqu’au souffle. Au sujet de Tweedle-Dee, dans le blog précédent, j’avais évoqué la dimension résignée qui semblait émerger de l’approche musicale du groupe. Alors que la musique était fort différente, il n’est sans doute pas incongru de percevoir le même sentiment dans cette deuxième improvisation du trio, « l’histoire de l’histoire sans histoire » d’Emilie Lesbros le confirmant par l’évocation de Fukushima et d’Hiroshima.

Les improvisations et la composition de Sylvain Darrifourcq (Chauve et courtois) qui suivirent furent à chaque fois bien différenciées : groove ravageur de Darrifourcq en-dessous de lignes libres de ses confrères, version on ne peut plus singulière de The Man I Love (pour laquelle les frères Gershwin n’auraient sans doute pas réclamé de droits tant cette version fut éloignée de l’original), déploration « à Igor » patinée d’électroniques en tout genre…

 

Kassap Lesbos Darrifourcq

 

Avec du recul, Sylvain Darrifourcq se révéla le musicien le plus juste. Toutes ses interventions se montrèrent pleines d’à-propos et de musicalité. Ce n’est pas que Sylvain Kassap et Emilie Lesbros en manquèrent, mais leurs interventions devinrent moins essentielles, davantage dirigées vers l’effet que portées par une ferveur hautement expressive – ce dont ils avaient fait preuve dans les deux premières pièces. Sans doute aurait-il fallu que la pluie ne cesse pas de tomber ?

 

Darrifourcq

 

 

2e concert : 19h00 : Bhad

Marc Maffiolo (sax basse), Boris Havet (g, vx), Anthony Duvalle (perc, électronique).

En attendant le concert du soir, les festivaliers ont pu découvrir un trio toulousain tout récemment constitué. Le répertoire date d’un mois à peine, et les musiciens de Bhad testent encore leurs compositions. Entre pop/folk décalé, forte tendance rock et free jazz, on sent poindre un ton, une approche qui commence à se trouver. Parmi les excellents moments, le solo absolument imparable de Marc Maffiolo, digne du Pharaoh Sanders des meilleurs moments fin 60’s, sur un accompagnement folk tout à fait ingénu : la rencontre de Pharoah Sanders, donc, et de Joni Mitchell ! Il faudra chercher à les réentendre d’ici quelques mois.

 

 

3e concert : 21h00 : Craig Taborn solo

Craig Taborn (p).

Cela fait plusieurs années que j’avance l’idée d’un Craig Taborn ouvrant une voie nouvelle du piano. Après l’avoir entendu de nouveau en concert, je n’en démords pas : Craig Taborn a dix ans d’avance sur tout ce qui se pratique dans le domaine pourtant extrêmement vaste et riche du piano. Le concert qu’il donna à Luz restera ainsi dans toutes les mémoires de ceux qui ne restent pas enfermés dans leurs convictions (toutes tendances confondues, des amateurs du « vrai » jazz jusqu’à ceux prônant la « véritable » musique improvisée). Car si Craig Taborn a débuté son concert de façon très abstraite, il y eut aussi de longues plages répétitives et même du swing du futur (en lieu et place du « bon vieux swing »). Est-il utile de préciser que l’entièreté de la prestation releva de l’improvisation ?

Deux notes répétées. Presque indéfiniment. Prendre l’instant à bras le corps. Prendre son temps. Prendre la mesure du piano et de ses possibilités. En un m
inimalisme assez granitique et extatique. De façon extrêmement progressive, Craig Taborn développe un motif, plante les graines d’un autre, et tout un monde se construit face à nous. Suit un autre monde, tous en éclats, aux sonorités quasi monkiennes : Monk avec la virtuosité de Tatum invité dans la soucoupe volante de Sun Ra, déjà fort loin du champ terrestre. Une troisième improvisation aux polyrythmies envoûtantes – dont Craig Taborn possède le secret – en alternance avec des passages free aux fulgurances rythmiques ébouriffantes.

 

Taobrn 2 2

 

Entre chaque pièce, tandis que le public applaudit plus que chaleureusement, le pianiste boit, relâche ses muscles, bouge sans cesse, fait un signe de tête furtif vers les auditeurs. Attitude étrange si l’on ne saisit pas qu’en réalité depuis le début du concert Taborn est parvenu à se mettre dans une sorte d’état second duquel il ne veut pas sortir dans l’intérêt de l’improvisation à venir. Raison pour laquelle la deuxième partie du concert se révéla absolument somptueuse.

 

Pour la quatrième pièce, Taborn débuta par une sorte d’introduction de ballade, assez proche de ce que Keith Jarrett pouvait produire dans ses meilleurs moments. A cette différence près que Taborn s’écarte de toute dimension trop familière : il se cantonne d’abord dans les nuances basses les plus extrêmes, ce n’est pas vraiment mélodique alors même qu’une ligne supérieure se dégage de ce drôle de choral, et surtout il fait ressortir de façon étonnante un grand nombre d’harmoniques qui brouillent le sentiment tonal de l’ensemble (mais comment fait-il ?). La matière évolue vite vers un autre territoire, celui des modes d’attaques, que Taborn a décidé d’explorer de la manière la plus approfondie possible. A titre d’exemple, il déploya un long et beau développement basé sur une technique, à mon sens, unique dans l’histoire de cette musique : tandis que la main gauche vient frapper avec puissance les touches du clavier (phrasé en piqués), des accords sont posés en muet par la main droite – ce qui demande une coordination en même temps qu’une autonomie des deux mains, fort différentes que ce à quoi l’on est habitué. Voilà donc du piano à la fois sensible, intelligent et physique.

Physique car dans la pièce suivante, Craig Taborn s’est ingénié à mettre en boucle, non pas deux, mais trois figures musicales : une en 7/8 (main gauche), l’autre en 5/4 (!) et une voix médium plus statique, résonant un peu comme une cloche, cette ligne-ci étant prise en charge par les deux mains en alternance. Il se tord, il percute, il groove (façon cubiste) comme rarement !

Transporté – c’est le cas de le dire –, le public bondit à son tour et fait une standing ovation au pianiste qui semble presque gêné d’une telle réception.

 

Revenu sur scène pour une ultime improvisation, il est fort à parier que Martial Solal n’aurait pas renié le bis donné alors par le musicien américain, un stride-rhapsodique où l’étendue des connaissances de Taborn était palpable. Il faudrait le demander à Jean-Pierre Layrac, mais sans doute l’un des grands concerts depuis les débuts du festival « Jazz à Luz ».

 

Taobrn 2 1

 

4e concert : 0h00 : Les chiens huilés

Benjamin Dousteyssier, Geoffroy Gesser, Louis Laurain, Fidel Fourneyron, Gianni Caserotto, Elie Duris, Michel Condor, Jean Lira (instruments divers).

Le midi déjà, les Chiens huilés avaient offert une prestation de la plus haute inspiration sur une charmante petite place du village. Le soir, ils ont réussi une nouvelle performance détonante. Voilà de jeunes musiciens, bourrés de talent, qui régalent le public d’une musique tendant vraiment vers la perfection. De plus, ils avaient eu la très bonne idée d’inviter le chanteur Michel Condor, l’un des artistes les plus en vue dans les sphères de l’excellence. Un talent étonnant à découvrir absolument. Quant aux membres des Chiens huilés, ils démontrèrent que la musique, lorsqu’elle est réalisée avec le sérieux et le talent qui sont les leurs, est décidément l’art qui élève l’âme au plus haut. Amis programmateurs, si vous voulez contenter l’intégralité de vos festivaliers, il vous faut inviter les Chiens huilés.

 

Chiens huilés 1 Chiens huilés 2

 

 

 

 

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Pour clôturer ses quatre journées de festivités, Jazz à Luz avait choisi de mettre Craig Taborn à l’honneur. Le moins que l’on puisse affirmer, c’est que le pianiste américain n’a pas snobé ses hôtes (ce n’est pas son genre) et a offert au public nombreux et enthousiaste un concert tout simplement ahurissant, à tous niveaux. Une énorme cerise sur le gâteau du jour qui était déjà copieux.

 

 

Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint-Sauveur (65), 15 juillet 2013

 

Après avoir raté le concert en solo de Stine Janvin Motland le matin, à 11h00, pour cause de mise en ligne d’une chaude actualité, il ne restait plus qu’à se projeter vers le concert de 18h00. En attendant, une bonne séance des Chiens huilés le midi (dont il sera question plus bas), et le « Rendez-vous d’Anne Montaron » au cours duquel la journaliste de France Musique a animé une rencontre avec Julien Desprez, Yann Joussein et Sylvain Kassap à 14h00. Les musiciens ont répondu à des questions portant sur la notion de collectif, sur leur rapport à la politique, et sur la perception du jazz dans la société (avec le constat d’un terme résonnant souvent de manière dépréciative auprès des adeptes d’autres genres musicaux).

Après ces échanges passionnants et un périple (c’est le mot !) pour observer les dégâts causés dans le village par les inondations du 18 juin dernier, il était temps de se rendre au concert de 18h00.

 

1e concert : 18h00 : Sylvain Kassap / Emilie Lesbros / Sylvain Darrifourcq

Sylvain Kassap (clarinettes, Kaospads), Emilie Lesbros (voix, perc), Sylvain Darrifourcq (dm, perc, électroniques).

A peine les musiciens entraient-ils en scène qu’une grosse pluie d’orage s’abattait sur le village, faisant résonner le chapiteau d’un bruit assez encombrant. Pas plus perturbés que cela, les musiciens prirent la balle au bond et entamèrent une improvisation autour de ce « sujet imposé ». Emilie Lesbros imagina tout une histoire dont les premières paroles furent « on the storm », tandis que Sylvain Kassap contrepointait les sons des gouttes d’eau frappant la toile. Le concert était lancé. L’orientation prise par le long développement qui suivit fut assez étonnant. Alors que la voix et la clarinette s’emparaient d’éléments musicaux proches des musiques improvisées et contemporaines, Sylvain Darrifourcq imprimait à l’ensemble une dimension finalement assez pop. Cela grâce à des basses électroniques dans l’hyper-grave, et surtout un son de batterie proche de cette esthétique, usant des divers éléments de sa batterie en alternance (pour le décrire de manière simplifiée) plutôt que de verser dans le foisonnement. L’improvisation suivante ne fut pas moins réussie. Tandis qu’Emilie Lesbros lisait un texte préalablement rédigé, les instrumentistes augmentaient son discours de leurs plus beaux ornements. L’ensemble se cristallise, s’intensifie, s’accélère, atteint un apogée avant de progressivement se réduire jusqu’au souffle. Au sujet de Tweedle-Dee, dans le blog précédent, j’avais évoqué la dimension résignée qui semblait émerger de l’approche musicale du groupe. Alors que la musique était fort différente, il n’est sans doute pas incongru de percevoir le même sentiment dans cette deuxième improvisation du trio, « l’histoire de l’histoire sans histoire » d’Emilie Lesbros le confirmant par l’évocation de Fukushima et d’Hiroshima.

Les improvisations et la composition de Sylvain Darrifourcq (Chauve et courtois) qui suivirent furent à chaque fois bien différenciées : groove ravageur de Darrifourcq en-dessous de lignes libres de ses confrères, version on ne peut plus singulière de The Man I Love (pour laquelle les frères Gershwin n’auraient sans doute pas réclamé de droits tant cette version fut éloignée de l’original), déploration « à Igor » patinée d’électroniques en tout genre…

 

Kassap Lesbos Darrifourcq

 

Avec du recul, Sylvain Darrifourcq se révéla le musicien le plus juste. Toutes ses interventions se montrèrent pleines d’à-propos et de musicalité. Ce n’est pas que Sylvain Kassap et Emilie Lesbros en manquèrent, mais leurs interventions devinrent moins essentielles, davantage dirigées vers l’effet que portées par une ferveur hautement expressive – ce dont ils avaient fait preuve dans les deux premières pièces. Sans doute aurait-il fallu que la pluie ne cesse pas de tomber ?

 

Darrifourcq

 

 

2e concert : 19h00 : Bhad

Marc Maffiolo (sax basse), Boris Havet (g, vx), Anthony Duvalle (perc, électronique).

En attendant le concert du soir, les festivaliers ont pu découvrir un trio toulousain tout récemment constitué. Le répertoire date d’un mois à peine, et les musiciens de Bhad testent encore leurs compositions. Entre pop/folk décalé, forte tendance rock et free jazz, on sent poindre un ton, une approche qui commence à se trouver. Parmi les excellents moments, le solo absolument imparable de Marc Maffiolo, digne du Pharaoh Sanders des meilleurs moments fin 60’s, sur un accompagnement folk tout à fait ingénu : la rencontre de Pharoah Sanders, donc, et de Joni Mitchell ! Il faudra chercher à les réentendre d’ici quelques mois.

 

 

3e concert : 21h00 : Craig Taborn solo

Craig Taborn (p).

Cela fait plusieurs années que j’avance l’idée d’un Craig Taborn ouvrant une voie nouvelle du piano. Après l’avoir entendu de nouveau en concert, je n’en démords pas : Craig Taborn a dix ans d’avance sur tout ce qui se pratique dans le domaine pourtant extrêmement vaste et riche du piano. Le concert qu’il donna à Luz restera ainsi dans toutes les mémoires de ceux qui ne restent pas enfermés dans leurs convictions (toutes tendances confondues, des amateurs du « vrai » jazz jusqu’à ceux prônant la « véritable » musique improvisée). Car si Craig Taborn a débuté son concert de façon très abstraite, il y eut aussi de longues plages répétitives et même du swing du futur (en lieu et place du « bon vieux swing »). Est-il utile de préciser que l’entièreté de la prestation releva de l’improvisation ?

Deux notes répétées. Presque indéfiniment. Prendre l’instant à bras le corps. Prendre son temps. Prendre la mesure du piano et de ses possibilités. En un m
inimalisme assez granitique et extatique. De façon extrêmement progressive, Craig Taborn développe un motif, plante les graines d’un autre, et tout un monde se construit face à nous. Suit un autre monde, tous en éclats, aux sonorités quasi monkiennes : Monk avec la virtuosité de Tatum invité dans la soucoupe volante de Sun Ra, déjà fort loin du champ terrestre. Une troisième improvisation aux polyrythmies envoûtantes – dont Craig Taborn possède le secret – en alternance avec des passages free aux fulgurances rythmiques ébouriffantes.

 

Taobrn 2 2

 

Entre chaque pièce, tandis que le public applaudit plus que chaleureusement, le pianiste boit, relâche ses muscles, bouge sans cesse, fait un signe de tête furtif vers les auditeurs. Attitude étrange si l’on ne saisit pas qu’en réalité depuis le début du concert Taborn est parvenu à se mettre dans une sorte d’état second duquel il ne veut pas sortir dans l’intérêt de l’improvisation à venir. Raison pour laquelle la deuxième partie du concert se révéla absolument somptueuse.

 

Pour la quatrième pièce, Taborn débuta par une sorte d’introduction de ballade, assez proche de ce que Keith Jarrett pouvait produire dans ses meilleurs moments. A cette différence près que Taborn s’écarte de toute dimension trop familière : il se cantonne d’abord dans les nuances basses les plus extrêmes, ce n’est pas vraiment mélodique alors même qu’une ligne supérieure se dégage de ce drôle de choral, et surtout il fait ressortir de façon étonnante un grand nombre d’harmoniques qui brouillent le sentiment tonal de l’ensemble (mais comment fait-il ?). La matière évolue vite vers un autre territoire, celui des modes d’attaques, que Taborn a décidé d’explorer de la manière la plus approfondie possible. A titre d’exemple, il déploya un long et beau développement basé sur une technique, à mon sens, unique dans l’histoire de cette musique : tandis que la main gauche vient frapper avec puissance les touches du clavier (phrasé en piqués), des accords sont posés en muet par la main droite – ce qui demande une coordination en même temps qu’une autonomie des deux mains, fort différentes que ce à quoi l’on est habitué. Voilà donc du piano à la fois sensible, intelligent et physique.

Physique car dans la pièce suivante, Craig Taborn s’est ingénié à mettre en boucle, non pas deux, mais trois figures musicales : une en 7/8 (main gauche), l’autre en 5/4 (!) et une voix médium plus statique, résonant un peu comme une cloche, cette ligne-ci étant prise en charge par les deux mains en alternance. Il se tord, il percute, il groove (façon cubiste) comme rarement !

Transporté – c’est le cas de le dire –, le public bondit à son tour et fait une standing ovation au pianiste qui semble presque gêné d’une telle réception.

 

Revenu sur scène pour une ultime improvisation, il est fort à parier que Martial Solal n’aurait pas renié le bis donné alors par le musicien américain, un stride-rhapsodique où l’étendue des connaissances de Taborn était palpable. Il faudrait le demander à Jean-Pierre Layrac, mais sans doute l’un des grands concerts depuis les débuts du festival « Jazz à Luz ».

 

Taobrn 2 1

 

4e concert : 0h00 : Les chiens huilés

Benjamin Dousteyssier, Geoffroy Gesser, Louis Laurain, Fidel Fourneyron, Gianni Caserotto, Elie Duris, Michel Condor, Jean Lira (instruments divers).

Le midi déjà, les Chiens huilés avaient offert une prestation de la plus haute inspiration sur une charmante petite place du village. Le soir, ils ont réussi une nouvelle performance détonante. Voilà de jeunes musiciens, bourrés de talent, qui régalent le public d’une musique tendant vraiment vers la perfection. De plus, ils avaient eu la très bonne idée d’inviter le chanteur Michel Condor, l’un des artistes les plus en vue dans les sphères de l’excellence. Un talent étonnant à découvrir absolument. Quant aux membres des Chiens huilés, ils démontrèrent que la musique, lorsqu’elle est réalisée avec le sérieux et le talent qui sont les leurs, est décidément l’art qui élève l’âme au plus haut. Amis programmateurs, si vous voulez contenter l’intégralité de vos festivaliers, il vous faut inviter les Chiens huilés.

 

Chiens huilés 1 Chiens huilés 2