Jazz live
Publié le 14 Juil 2015

North Sea Jazz : Wayne, Chick, Herbie, Lee et les autres

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En deux jours, et à condition d’avoir soigneusement stabiloté les bons concerts, le North Sea Jazz offre un impressionnant éventail de musiques jazzées et jazzantes. Visite guidée.


 

A l’heure où j’écris ces lignes, les banques grecques sont hélas toujours fermées. Mais il en est au moins une, en France, qui ouvre ses portes – et ses comptes ! – à la musique de nos cœurs, le jazz. Ainsi, depuis 1995, la Fondation BNP Paribas accompagne des musiciens de jazz et apporte son soutien à des festivals. A en croire le dossier de presse qui m’a été remis, et qui m’a l’air tout à fait sérieux, « plus de deux millions d’euros » ont été « engagés en faveur du jazz depuis vingt ans », soit « vingt-quatre musiciens et formations, cinq festivals de jazz et un concours international de jazz », à quoi on ne manquera pas d’ajouter les « soixante-trois CD et DVD édités grâce au soutien de la Fondation ». Une fondation dont le délégué général, Jean-Jacques Goron, est un jazzfan patenté et enthousiaste (il y a peu, l’ami Pascal Anquetil avait brossé son portrait dans Jazz Magazine). C’est grâce à lui et à sa fort sympathique équipe que votre serviteur, ainsi que d’autres confrères visiblement aussi ravis que lui, a eu la chance de pouvoir assister deux jours durant – il serait bien resté le dimanche mais les rigueurs du bouclage du n° 675 de Jazz Magazine l’en ont empêché… – à son premier North Sea Jazz, festival d’envergure soutenu par la BNP Paribas et sa Fondation. Qu’ils en soient remerciés.

 

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ZAPPING JAZZ
On m’avait souvent parlé du North Sea Jazz. Vieille antienne : « Comment ça, tu n’y es jamais allé ?! » Ben non, on ne peut pas être partout à la fois, et puis j’ai un magazine à boucler… En juillet aussi, oui… (Jazz Magazine ne va quand même pas vous abandonner l’été tandis que vous avez, je l’espère, encore plus de temps pour la lecture.) Mais cette année, grâce à la pression amicalo-professionnelle d’une attachée de presse déterminée à m’arracher de ma rédaction, je n’ai pas pu résister. J’ai bien fait. Car j’ai enfin découvert le “Norsi” (pour les intimes), ce festival pas tout à fait comme les autres. On connaît le principe : chaque jour, du vendredi au dimanche, une cinquantaine de concerts disséminés dans une douzaine de salles, de la plus intimiste à la plus maousse, du North Sea Jazz Club à Volga (façon clubs), d’Amazon (de taille moyenne) au Nile (façon gros Zénith). Attention : comme vous vous en doutiez, il est rigoureusement impossible, à moins d’avoir le don d’ubiquité, d’assister à tous les concerts. Chaque spectateur paye son entrée (un peu plus de 80 € par jour) et doit impérativement se faire son planning perso en ciblant au mieux ses immanquables. Souvent, la fin d’un concert empiète sur le début d’un autre, et c’est d’un pas alerte, voire en courant, qu’il faut se rendre d’un endroit à l’autre. Mais on peut aussi préférer la qualité à la quantité, et décider de n’assister qu’à “seulement” trois ou quatre concerts – ce qui est déjà beaucoup.

 


ENTRE GIL ET PACO


Alors, consultons le sympathique petit programme dépliable que viens de me donner ce fort aimable jeune homme. Tiens, commençons par Ryan Truesdell & The Brussels Jazz Orchestra, sensé jouer la musique de Gil Evans. Pas sûr que je reste jusqu’au bout – je tiens à goûter au Tribute To Paco de Lucia… –, mais pour s’échauffer en douceur les tympans, ça devrait être idéal. Fatalement, la magie est absente de ces recréations un peu sages et académiques – peut-on être inventif en restant respectueux ? Ça se discute… Cependant, réécouter « en live » (pardonnez-moi cette concession au parlé moderne) la première face de “Miles Ahead” de qui vous savez arrangé par qui vous savez est toujours un plaisir. Mais, profitant de la lumière tamisée qui fait resssembler chaque salle, ou presque, à un havre de paix prêt à swinguer, je quitte Hudson pour rejoindre Amazon, où une belle brochette d’ex-compagnons de route du génial Paco de Lucia rendent hommage à leur maître disparu en jouant entre des extraits d’un documentaire de Curro Sanchez Varela. Je regarde ma montre. Pour deux raisons : je m’ennuie un peu, malgré le brillant solo de flûte de Jorge Pardo, et je dois rejoindre le Birdland, le carré V.I.P. maison, où je suis attendu à 19 heures précises. 19h17 : un texto de 19h03 (je n’ai pas senti mon portable vibrer) m’informe que Chick Corea est en train de jammer avec les hommagistes ès-Paco ! Mais il est sans doute déjà trop tard pour retourner vers Amazon… Allez, direction le Nile, où Marcus Miller a déjà commencé de jouer. Ouch, ambiance big arena, musiciens comme des fourmis sur scène et comme des géants sur les écrans… Quelqu’un a des boules Quiès ? L’homme au chapeau plat et son Band de jeunes surdoués (exception faite de Mino Cinelu, l’autre grand-frère), c’était vraiment « trop bien » à Jazz à Vienne (compte-rendu à lire sur ce site et sur jazzmagazine.com), alors pas besoin d’en reprendre une lampée. Je me réserve pour écouter Marcus converser avec son public au North Sea Jazz Club : ça risque d’être passionnant.

 

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88 TOUCHES ET 4 MAINS


De la prestation de Chick Corea et d’Herbie Hancock, en revanche, pas question de manquer une seule seconde ! Six jours après leur superbe concert de l’Olympia (dont Laurent de Wilde vous a rendu compte avec sa verve contagieuse sur ce site et sur muziq.fr), je tiens à prendre des nouvelles de ces deux gam
ins de 149 ans (à eux deux) qui font danser leurs doigts sur l’ébène et l’ivoire de leurs claviers respectifs (sans oublier les écrans tactiles de leurs ordinateurs personnels). Comme à Paris, leur complicité fait plaisir à voir et à entendre. Cette tournée européenne ressemble à une longue conversation entre amis, seulement interrompue par les trajets en tour bus entre chaque ville. Comme à Paris, leurs sujets de prédilection reviennent au gré du dialogue : Maiden Voyage, tout juste esquissé cette fois, Cantaloupe Island, plus acoustique et d’un goût plus sûr que sa version parisienne, Spain, toujours prétexte à une masterclass vocale dirigée avec gourmandise par Corea – soit dit en passant, le public du North Sea Jazz chante nettement moins bien que celui de notre bonne vieille capitale… (Et toc.) Comme à Paris, Corea est nettement plus détendu et sûr de son art qu’Hancock, qui donne parfois l’impression – fausse ? – de batailler un peu plus ferme que son compère-confrère pour continuer de planer sans effort dans ces si hautes sphères pianistiques. Comme à Paris, le public est comblé, car il sait qu’il ne reverra pas de sitôt ces deux titans des quatre-vingt huit touches jouer sur le fil du rasoir sans nous barber une seule seconde. On applaudit de bon cœur.

 

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CHAPEAU PLAT, CHAPEAU BAS


D’Angelo And The Vanguard, on aurait bien envie de les applaudir aussi, mais c’est au Nile, et l’immensité du lieu nous intimide… En attendant, direction le North Sea Jazz Club, où Marcus Miller, comme je le précisais plus haut, répondait aux (excellentes) questions du public. Autant l’avouer : il m’a une fois de plus bluffé. Et juste en parlant cette fois ! Sa collaboration avec le grand chanteur soul Luther Vandross, aussi vitale et fondatrice pour lui que celle avec Miles Davis – il ne faut surtout pas l’oublier –, ses analyses musicales à la fois pointues et accessibles (« Enlevez le chanteur d’un grand morceau R&B, il reste suffisamment d’information dans le rythme pour en comprendre le sens »), le temps qui passe, son âge, celui de ses musiciens, son engagement sincère et toujours plus prononcé pour le projet La Route des Esclaves de l’Unesco, le drapeau des confédérés en Caroline du Sud… : le bassiste est intarissable et passionnant. Et c’est grâce à sa coolitude que j’ai pu assister backstage au superbe concert de D’Angelo And The Vanguard. (Lire, sur ce site, le Muziq Live “North Sea Jazz épisode 1 : quand D’Angelo vogue sur le Nile”). Chapeau Marcus, et merci encore.

 

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L’AVIS DE BRIAN


Le lendemain, retour au Birdland, le dernier carré V.I.P. où l’on cause, puis visite guidée des backstages. Impressionnant. Un peu comme si l’on se promenait la salle des machines d’un paquebot transatlantique… [En 2013, Pascal Anquetil, le veinard, y avait furtivement croisé Prince, qui, curieusement, ne l’avait pas reconnu, ou avait fait mine de ne pas le reconnaître, NDR.] Allez, go, direction Darling (cute name, isn’t it ?) pour écouter le Brian Blade Fellowship. Quittant le joyeux tumulte des allées qui mènent vers chaque salle, nous sommes d’emblée saisis par le chant croisé des deux saxophonistes du groupe, heu, comment s’appellent-ils déjà ? Petit coup d’œil sur le mini-programme qui se déplie comme un accordéon et où tous les noms des musiciens sont précisés (la classe). Ah oui, Myron Walden à l’alto et Melvin Buler au ténor… Le jazz selon Blade ? Mélodique, spirituel, habité, entre grâce et sérénité. D’un seul coup, on a furieusement envie de réécouter le dernier album du Fellowship, “Landmarks”, autour duquel le batteur-prêcheur a organisé sa set list… Patience, patience… Apprécions donc plutôt son incarnation live, trop rare en nos contrées.

 

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LEE DANS NOS PENSEES


Spirituel Lee Konitz l’est aussi, mais d’une autre manière. A bientôt 88 ans, il n’a rien perdu de sa malice et de son sens de la répartie, et la sonorité blanche et lunaire de son saxophone alto reste unique. Quelques personnes, sans doute attirées par la perspective d’un autre concert dans une salle voisine, quittent à pas feutrés la très cosy Madeira ? L’altiste lâche, non sans humour : « Je vous préviens, je jouerai jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne dans cette salle… Sérieusement, nous venons de vous interpréter les trois morceaux que l’on connaît… Ah, si, il en reste un… Comment s’appelle-t-il déjà ? [Il fait semblant de perdre la mémoire] You Stepped what ? Ooh, You Stepped Out Of A Dream… O.k., let’s do that… » Derrière ces lunettes noires, on devine un regard pétillant qui dit la jeunesse éternelle de ce bientôt nonagénaire. Pendant le bref solo du pianiste, il chantonne, osant même un début de scat un rien fébrile que n’aurait pas renié Chet Baker. Lee Konitz joue comme un patineur un peu las qui manque de tomber à chaque instant. En réalité, il plane au-dessus de la glace. Chaque solo ressemble à un puzzle inachevé dont il garde jalousement les dernières pièces. Emotion. « That’s it folks ». A bientôt Monsieur Konitz, vous le héros cool et discret de la grande histoire du jazz.

 

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WHERE IS WAYNE ?


Le génie de Wayne Shorter, en revanche, n’est plus un secret pour personne – enfin j’espère. Son Quartet est un vaisseau spatial qui lui permet d’explorer les moindres recoins de la galaxie de l’impro libre. Il est délesté, en apparence, de toute rigu

eur mécanique. Sur scène, Wayne Shorter donne l’impression d’hésiter en permanence, de « répéter l’inconnu » (« reharse the unknown », dit-il souvent), de se ballader tranquillement au bord d’un précipice rassurant d’où s’échapperaient des sons venus d’ailleurs, des bribes de mélodies comme rêvent d’en écrire les laborieux (Wayne Shorter est l’un des plus grands compositeurs de ces cinquante dernières années, tous styles de musique confondus), des petits chants de ralliement destinés à capter, si besoin était, l’attention de ses trois compères : Danilo Perez au piano, l’indipensable prodigueur de paysages et/ou d’écrins sonores dans lesquels le(s) saxophone(s) du Maître peuvent librement s’épancher (sans jamais, ô grand jamais trop en faire ou bégayer leur art), John Patitucci à la contrebasse, trait d’union essentiel entre les mondes harmoniques et mélodiques de ce Quartet génial et la batterie tellurique et sensuelle de Brian Blade, l’un des plus grands manieurs de baguettes de sa génération. Comme de coutume, on a l’impression que la musique, si concrète et si abstraite à la fois, s’invente devant nous, qu’elle déroule ses fastes comme si le temps appartenait à une autre dimension. On se laisse ou on ne se laisse pas captiver par ce système sonore où les lois de la gravité n’ont pas encore été expliquées par les savants, c’est comme on veut, on n’est pas obligé. Mais comment résister à une tellle force d’attraction ? Cela me semble bien compliqué, voire impensable. En écoutant pour la je ne sais plus combientième de fois le quartette de Wayne Shorter, je réalise qu’il est désormais entré dans l’Histoire, et que nous avons bien de la chance de la voir et l’entendre s’écrire en direct devant nos yeux et nos oreilles.


GHOST STORY


Après ça, comment voulez-vous enchaîner avec autre chose ? On quitte cependant l’univers en expansion permanente de Wayne Shorter, on essaiera de ne jamais oublier ce concert inoubliable, mais on tient tout de même à retourner sur terre, à Volga, petite salle façon club, où Thomas Enhco, l’un des artistes “accompagnés” par la Fondation BNP Paribas, se produit avec son trio, Jérémy Bruyère à la contrebasse et Nicolas Charlier à la batterie. La tectonique des plaques soniques qui régit le fonctionnement de la planète North Sea Jazz m’a empêché de goûter à la majeure partie des morceaux, mais les deux derniers que je capte au vol me rassurent : comme l’an dernier à Jazz Sous Les Pommiers, où il se produisait avec les mêmes compères, je me dis que ce brillant pianiste est en train de s’installer avec élégance et détermination dans l’actualité du jazz, et qu’on aura bientôt oublié son prestigieux pédigré pour ne retenir que l’essentiel : sa musique, et ses compositions qui ne peuvent laisser indifférent (You’re A Ghost). A suivre.


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LE JUSTE PRIX


Cette année, faisant notamment suite à Ambrose Akinmusire (2014), Anat Cohen (2013), Craig Taborn (2012), Arve Hendriksen (2011), Christian Scott (2010), Stefano Bollani (2009) et Adam Rogers (2008), le Paul Acket Award, du nom du créateur du festival aujourd’hui dirigé par Jan Willem, a été remis à Tigran Hamasyan (photo ci-dessus, avec Jan Willem et Jean-Jacques Goron), l’un des artistes soutenus par la Fondation BNP Paribas. On rappellera, en conclusion, qu’elle continue d’accompagner l’arrangeur, pianiste et chef d’orchestre Laurent Cugny (et son opéra-jazz La tectonique des nuages), les pianistes Baptiste Trotignon, Antoine Hervé (pour ses Leçons de jazz) et Thomas Enhco, le batteur Stéphane Huchard, le guitariste Louis Winsberg, et le joueur de kora Ablaye Cissoko. Somme de personnalités singulières et plurielles à laquelle il fait désormais ajouter deux nouvelles élues : la trompettiste Airelle Besson et la batteure Anne Paceo, ce qui n’est pas sans nous ravir.


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En deux jours, et à condition d’avoir soigneusement stabiloté les bons concerts, le North Sea Jazz offre un impressionnant éventail de musiques jazzées et jazzantes. Visite guidée.


 

A l’heure où j’écris ces lignes, les banques grecques sont hélas toujours fermées. Mais il en est au moins une, en France, qui ouvre ses portes – et ses comptes ! – à la musique de nos cœurs, le jazz. Ainsi, depuis 1995, la Fondation BNP Paribas accompagne des musiciens de jazz et apporte son soutien à des festivals. A en croire le dossier de presse qui m’a été remis, et qui m’a l’air tout à fait sérieux, « plus de deux millions d’euros » ont été « engagés en faveur du jazz depuis vingt ans », soit « vingt-quatre musiciens et formations, cinq festivals de jazz et un concours international de jazz », à quoi on ne manquera pas d’ajouter les « soixante-trois CD et DVD édités grâce au soutien de la Fondation ». Une fondation dont le délégué général, Jean-Jacques Goron, est un jazzfan patenté et enthousiaste (il y a peu, l’ami Pascal Anquetil avait brossé son portrait dans Jazz Magazine). C’est grâce à lui et à sa fort sympathique équipe que votre serviteur, ainsi que d’autres confrères visiblement aussi ravis que lui, a eu la chance de pouvoir assister deux jours durant – il serait bien resté le dimanche mais les rigueurs du bouclage du n° 675 de Jazz Magazine l’en ont empêché… – à son premier North Sea Jazz, festival d’envergure soutenu par la BNP Paribas et sa Fondation. Qu’ils en soient remerciés.

 

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ZAPPING JAZZ
On m’avait souvent parlé du North Sea Jazz. Vieille antienne : « Comment ça, tu n’y es jamais allé ?! » Ben non, on ne peut pas être partout à la fois, et puis j’ai un magazine à boucler… En juillet aussi, oui… (Jazz Magazine ne va quand même pas vous abandonner l’été tandis que vous avez, je l’espère, encore plus de temps pour la lecture.) Mais cette année, grâce à la pression amicalo-professionnelle d’une attachée de presse déterminée à m’arracher de ma rédaction, je n’ai pas pu résister. J’ai bien fait. Car j’ai enfin découvert le “Norsi” (pour les intimes), ce festival pas tout à fait comme les autres. On connaît le principe : chaque jour, du vendredi au dimanche, une cinquantaine de concerts disséminés dans une douzaine de salles, de la plus intimiste à la plus maousse, du North Sea Jazz Club à Volga (façon clubs), d’Amazon (de taille moyenne) au Nile (façon gros Zénith). Attention : comme vous vous en doutiez, il est rigoureusement impossible, à moins d’avoir le don d’ubiquité, d’assister à tous les concerts. Chaque spectateur paye son entrée (un peu plus de 80 € par jour) et doit impérativement se faire son planning perso en ciblant au mieux ses immanquables. Souvent, la fin d’un concert empiète sur le début d’un autre, et c’est d’un pas alerte, voire en courant, qu’il faut se rendre d’un endroit à l’autre. Mais on peut aussi préférer la qualité à la quantité, et décider de n’assister qu’à “seulement” trois ou quatre concerts – ce qui est déjà beaucoup.

 


ENTRE GIL ET PACO


Alors, consultons le sympathique petit programme dépliable que viens de me donner ce fort aimable jeune homme. Tiens, commençons par Ryan Truesdell & The Brussels Jazz Orchestra, sensé jouer la musique de Gil Evans. Pas sûr que je reste jusqu’au bout – je tiens à goûter au Tribute To Paco de Lucia… –, mais pour s’échauffer en douceur les tympans, ça devrait être idéal. Fatalement, la magie est absente de ces recréations un peu sages et académiques – peut-on être inventif en restant respectueux ? Ça se discute… Cependant, réécouter « en live » (pardonnez-moi cette concession au parlé moderne) la première face de “Miles Ahead” de qui vous savez arrangé par qui vous savez est toujours un plaisir. Mais, profitant de la lumière tamisée qui fait resssembler chaque salle, ou presque, à un havre de paix prêt à swinguer, je quitte Hudson pour rejoindre Amazon, où une belle brochette d’ex-compagnons de route du génial Paco de Lucia rendent hommage à leur maître disparu en jouant entre des extraits d’un documentaire de Curro Sanchez Varela. Je regarde ma montre. Pour deux raisons : je m’ennuie un peu, malgré le brillant solo de flûte de Jorge Pardo, et je dois rejoindre le Birdland, le carré V.I.P. maison, où je suis attendu à 19 heures précises. 19h17 : un texto de 19h03 (je n’ai pas senti mon portable vibrer) m’informe que Chick Corea est en train de jammer avec les hommagistes ès-Paco ! Mais il est sans doute déjà trop tard pour retourner vers Amazon… Allez, direction le Nile, où Marcus Miller a déjà commencé de jouer. Ouch, ambiance big arena, musiciens comme des fourmis sur scène et comme des géants sur les écrans… Quelqu’un a des boules Quiès ? L’homme au chapeau plat et son Band de jeunes surdoués (exception faite de Mino Cinelu, l’autre grand-frère), c’était vraiment « trop bien » à Jazz à Vienne (compte-rendu à lire sur ce site et sur jazzmagazine.com), alors pas besoin d’en reprendre une lampée. Je me réserve pour écouter Marcus converser avec son public au North Sea Jazz Club : ça risque d’être passionnant.

 

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88 TOUCHES ET 4 MAINS


De la prestation de Chick Corea et d’Herbie Hancock, en revanche, pas question de manquer une seule seconde ! Six jours après leur superbe concert de l’Olympia (dont Laurent de Wilde vous a rendu compte avec sa verve contagieuse sur ce site et sur muziq.fr), je tiens à prendre des nouvelles de ces deux gam
ins de 149 ans (à eux deux) qui font danser leurs doigts sur l’ébène et l’ivoire de leurs claviers respectifs (sans oublier les écrans tactiles de leurs ordinateurs personnels). Comme à Paris, leur complicité fait plaisir à voir et à entendre. Cette tournée européenne ressemble à une longue conversation entre amis, seulement interrompue par les trajets en tour bus entre chaque ville. Comme à Paris, leurs sujets de prédilection reviennent au gré du dialogue : Maiden Voyage, tout juste esquissé cette fois, Cantaloupe Island, plus acoustique et d’un goût plus sûr que sa version parisienne, Spain, toujours prétexte à une masterclass vocale dirigée avec gourmandise par Corea – soit dit en passant, le public du North Sea Jazz chante nettement moins bien que celui de notre bonne vieille capitale… (Et toc.) Comme à Paris, Corea est nettement plus détendu et sûr de son art qu’Hancock, qui donne parfois l’impression – fausse ? – de batailler un peu plus ferme que son compère-confrère pour continuer de planer sans effort dans ces si hautes sphères pianistiques. Comme à Paris, le public est comblé, car il sait qu’il ne reverra pas de sitôt ces deux titans des quatre-vingt huit touches jouer sur le fil du rasoir sans nous barber une seule seconde. On applaudit de bon cœur.

 

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CHAPEAU PLAT, CHAPEAU BAS


D’Angelo And The Vanguard, on aurait bien envie de les applaudir aussi, mais c’est au Nile, et l’immensité du lieu nous intimide… En attendant, direction le North Sea Jazz Club, où Marcus Miller, comme je le précisais plus haut, répondait aux (excellentes) questions du public. Autant l’avouer : il m’a une fois de plus bluffé. Et juste en parlant cette fois ! Sa collaboration avec le grand chanteur soul Luther Vandross, aussi vitale et fondatrice pour lui que celle avec Miles Davis – il ne faut surtout pas l’oublier –, ses analyses musicales à la fois pointues et accessibles (« Enlevez le chanteur d’un grand morceau R&B, il reste suffisamment d’information dans le rythme pour en comprendre le sens »), le temps qui passe, son âge, celui de ses musiciens, son engagement sincère et toujours plus prononcé pour le projet La Route des Esclaves de l’Unesco, le drapeau des confédérés en Caroline du Sud… : le bassiste est intarissable et passionnant. Et c’est grâce à sa coolitude que j’ai pu assister backstage au superbe concert de D’Angelo And The Vanguard. (Lire, sur ce site, le Muziq Live “North Sea Jazz épisode 1 : quand D’Angelo vogue sur le Nile”). Chapeau Marcus, et merci encore.

 

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L’AVIS DE BRIAN


Le lendemain, retour au Birdland, le dernier carré V.I.P. où l’on cause, puis visite guidée des backstages. Impressionnant. Un peu comme si l’on se promenait la salle des machines d’un paquebot transatlantique… [En 2013, Pascal Anquetil, le veinard, y avait furtivement croisé Prince, qui, curieusement, ne l’avait pas reconnu, ou avait fait mine de ne pas le reconnaître, NDR.] Allez, go, direction Darling (cute name, isn’t it ?) pour écouter le Brian Blade Fellowship. Quittant le joyeux tumulte des allées qui mènent vers chaque salle, nous sommes d’emblée saisis par le chant croisé des deux saxophonistes du groupe, heu, comment s’appellent-ils déjà ? Petit coup d’œil sur le mini-programme qui se déplie comme un accordéon et où tous les noms des musiciens sont précisés (la classe). Ah oui, Myron Walden à l’alto et Melvin Buler au ténor… Le jazz selon Blade ? Mélodique, spirituel, habité, entre grâce et sérénité. D’un seul coup, on a furieusement envie de réécouter le dernier album du Fellowship, “Landmarks”, autour duquel le batteur-prêcheur a organisé sa set list… Patience, patience… Apprécions donc plutôt son incarnation live, trop rare en nos contrées.

 

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LEE DANS NOS PENSEES


Spirituel Lee Konitz l’est aussi, mais d’une autre manière. A bientôt 88 ans, il n’a rien perdu de sa malice et de son sens de la répartie, et la sonorité blanche et lunaire de son saxophone alto reste unique. Quelques personnes, sans doute attirées par la perspective d’un autre concert dans une salle voisine, quittent à pas feutrés la très cosy Madeira ? L’altiste lâche, non sans humour : « Je vous préviens, je jouerai jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne dans cette salle… Sérieusement, nous venons de vous interpréter les trois morceaux que l’on connaît… Ah, si, il en reste un… Comment s’appelle-t-il déjà ? [Il fait semblant de perdre la mémoire] You Stepped what ? Ooh, You Stepped Out Of A Dream… O.k., let’s do that… » Derrière ces lunettes noires, on devine un regard pétillant qui dit la jeunesse éternelle de ce bientôt nonagénaire. Pendant le bref solo du pianiste, il chantonne, osant même un début de scat un rien fébrile que n’aurait pas renié Chet Baker. Lee Konitz joue comme un patineur un peu las qui manque de tomber à chaque instant. En réalité, il plane au-dessus de la glace. Chaque solo ressemble à un puzzle inachevé dont il garde jalousement les dernières pièces. Emotion. « That’s it folks ». A bientôt Monsieur Konitz, vous le héros cool et discret de la grande histoire du jazz.

 

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WHERE IS WAYNE ?


Le génie de Wayne Shorter, en revanche, n’est plus un secret pour personne – enfin j’espère. Son Quartet est un vaisseau spatial qui lui permet d’explorer les moindres recoins de la galaxie de l’impro libre. Il est délesté, en apparence, de toute rigu

eur mécanique. Sur scène, Wayne Shorter donne l’impression d’hésiter en permanence, de « répéter l’inconnu » (« reharse the unknown », dit-il souvent), de se ballader tranquillement au bord d’un précipice rassurant d’où s’échapperaient des sons venus d’ailleurs, des bribes de mélodies comme rêvent d’en écrire les laborieux (Wayne Shorter est l’un des plus grands compositeurs de ces cinquante dernières années, tous styles de musique confondus), des petits chants de ralliement destinés à capter, si besoin était, l’attention de ses trois compères : Danilo Perez au piano, l’indipensable prodigueur de paysages et/ou d’écrins sonores dans lesquels le(s) saxophone(s) du Maître peuvent librement s’épancher (sans jamais, ô grand jamais trop en faire ou bégayer leur art), John Patitucci à la contrebasse, trait d’union essentiel entre les mondes harmoniques et mélodiques de ce Quartet génial et la batterie tellurique et sensuelle de Brian Blade, l’un des plus grands manieurs de baguettes de sa génération. Comme de coutume, on a l’impression que la musique, si concrète et si abstraite à la fois, s’invente devant nous, qu’elle déroule ses fastes comme si le temps appartenait à une autre dimension. On se laisse ou on ne se laisse pas captiver par ce système sonore où les lois de la gravité n’ont pas encore été expliquées par les savants, c’est comme on veut, on n’est pas obligé. Mais comment résister à une tellle force d’attraction ? Cela me semble bien compliqué, voire impensable. En écoutant pour la je ne sais plus combientième de fois le quartette de Wayne Shorter, je réalise qu’il est désormais entré dans l’Histoire, et que nous avons bien de la chance de la voir et l’entendre s’écrire en direct devant nos yeux et nos oreilles.


GHOST STORY


Après ça, comment voulez-vous enchaîner avec autre chose ? On quitte cependant l’univers en expansion permanente de Wayne Shorter, on essaiera de ne jamais oublier ce concert inoubliable, mais on tient tout de même à retourner sur terre, à Volga, petite salle façon club, où Thomas Enhco, l’un des artistes “accompagnés” par la Fondation BNP Paribas, se produit avec son trio, Jérémy Bruyère à la contrebasse et Nicolas Charlier à la batterie. La tectonique des plaques soniques qui régit le fonctionnement de la planète North Sea Jazz m’a empêché de goûter à la majeure partie des morceaux, mais les deux derniers que je capte au vol me rassurent : comme l’an dernier à Jazz Sous Les Pommiers, où il se produisait avec les mêmes compères, je me dis que ce brillant pianiste est en train de s’installer avec élégance et détermination dans l’actualité du jazz, et qu’on aura bientôt oublié son prestigieux pédigré pour ne retenir que l’essentiel : sa musique, et ses compositions qui ne peuvent laisser indifférent (You’re A Ghost). A suivre.


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LE JUSTE PRIX


Cette année, faisant notamment suite à Ambrose Akinmusire (2014), Anat Cohen (2013), Craig Taborn (2012), Arve Hendriksen (2011), Christian Scott (2010), Stefano Bollani (2009) et Adam Rogers (2008), le Paul Acket Award, du nom du créateur du festival aujourd’hui dirigé par Jan Willem, a été remis à Tigran Hamasyan (photo ci-dessus, avec Jan Willem et Jean-Jacques Goron), l’un des artistes soutenus par la Fondation BNP Paribas. On rappellera, en conclusion, qu’elle continue d’accompagner l’arrangeur, pianiste et chef d’orchestre Laurent Cugny (et son opéra-jazz La tectonique des nuages), les pianistes Baptiste Trotignon, Antoine Hervé (pour ses Leçons de jazz) et Thomas Enhco, le batteur Stéphane Huchard, le guitariste Louis Winsberg, et le joueur de kora Ablaye Cissoko. Somme de personnalités singulières et plurielles à laquelle il fait désormais ajouter deux nouvelles élues : la trompettiste Airelle Besson et la batteure Anne Paceo, ce qui n’est pas sans nous ravir.


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En deux jours, et à condition d’avoir soigneusement stabiloté les bons concerts, le North Sea Jazz offre un impressionnant éventail de musiques jazzées et jazzantes. Visite guidée.


 

A l’heure où j’écris ces lignes, les banques grecques sont hélas toujours fermées. Mais il en est au moins une, en France, qui ouvre ses portes – et ses comptes ! – à la musique de nos cœurs, le jazz. Ainsi, depuis 1995, la Fondation BNP Paribas accompagne des musiciens de jazz et apporte son soutien à des festivals. A en croire le dossier de presse qui m’a été remis, et qui m’a l’air tout à fait sérieux, « plus de deux millions d’euros » ont été « engagés en faveur du jazz depuis vingt ans », soit « vingt-quatre musiciens et formations, cinq festivals de jazz et un concours international de jazz », à quoi on ne manquera pas d’ajouter les « soixante-trois CD et DVD édités grâce au soutien de la Fondation ». Une fondation dont le délégué général, Jean-Jacques Goron, est un jazzfan patenté et enthousiaste (il y a peu, l’ami Pascal Anquetil avait brossé son portrait dans Jazz Magazine). C’est grâce à lui et à sa fort sympathique équipe que votre serviteur, ainsi que d’autres confrères visiblement aussi ravis que lui, a eu la chance de pouvoir assister deux jours durant – il serait bien resté le dimanche mais les rigueurs du bouclage du n° 675 de Jazz Magazine l’en ont empêché… – à son premier North Sea Jazz, festival d’envergure soutenu par la BNP Paribas et sa Fondation. Qu’ils en soient remerciés.

 

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ZAPPING JAZZ
On m’avait souvent parlé du North Sea Jazz. Vieille antienne : « Comment ça, tu n’y es jamais allé ?! » Ben non, on ne peut pas être partout à la fois, et puis j’ai un magazine à boucler… En juillet aussi, oui… (Jazz Magazine ne va quand même pas vous abandonner l’été tandis que vous avez, je l’espère, encore plus de temps pour la lecture.) Mais cette année, grâce à la pression amicalo-professionnelle d’une attachée de presse déterminée à m’arracher de ma rédaction, je n’ai pas pu résister. J’ai bien fait. Car j’ai enfin découvert le “Norsi” (pour les intimes), ce festival pas tout à fait comme les autres. On connaît le principe : chaque jour, du vendredi au dimanche, une cinquantaine de concerts disséminés dans une douzaine de salles, de la plus intimiste à la plus maousse, du North Sea Jazz Club à Volga (façon clubs), d’Amazon (de taille moyenne) au Nile (façon gros Zénith). Attention : comme vous vous en doutiez, il est rigoureusement impossible, à moins d’avoir le don d’ubiquité, d’assister à tous les concerts. Chaque spectateur paye son entrée (un peu plus de 80 € par jour) et doit impérativement se faire son planning perso en ciblant au mieux ses immanquables. Souvent, la fin d’un concert empiète sur le début d’un autre, et c’est d’un pas alerte, voire en courant, qu’il faut se rendre d’un endroit à l’autre. Mais on peut aussi préférer la qualité à la quantité, et décider de n’assister qu’à “seulement” trois ou quatre concerts – ce qui est déjà beaucoup.

 


ENTRE GIL ET PACO


Alors, consultons le sympathique petit programme dépliable que viens de me donner ce fort aimable jeune homme. Tiens, commençons par Ryan Truesdell & The Brussels Jazz Orchestra, sensé jouer la musique de Gil Evans. Pas sûr que je reste jusqu’au bout – je tiens à goûter au Tribute To Paco de Lucia… –, mais pour s’échauffer en douceur les tympans, ça devrait être idéal. Fatalement, la magie est absente de ces recréations un peu sages et académiques – peut-on être inventif en restant respectueux ? Ça se discute… Cependant, réécouter « en live » (pardonnez-moi cette concession au parlé moderne) la première face de “Miles Ahead” de qui vous savez arrangé par qui vous savez est toujours un plaisir. Mais, profitant de la lumière tamisée qui fait resssembler chaque salle, ou presque, à un havre de paix prêt à swinguer, je quitte Hudson pour rejoindre Amazon, où une belle brochette d’ex-compagnons de route du génial Paco de Lucia rendent hommage à leur maître disparu en jouant entre des extraits d’un documentaire de Curro Sanchez Varela. Je regarde ma montre. Pour deux raisons : je m’ennuie un peu, malgré le brillant solo de flûte de Jorge Pardo, et je dois rejoindre le Birdland, le carré V.I.P. maison, où je suis attendu à 19 heures précises. 19h17 : un texto de 19h03 (je n’ai pas senti mon portable vibrer) m’informe que Chick Corea est en train de jammer avec les hommagistes ès-Paco ! Mais il est sans doute déjà trop tard pour retourner vers Amazon… Allez, direction le Nile, où Marcus Miller a déjà commencé de jouer. Ouch, ambiance big arena, musiciens comme des fourmis sur scène et comme des géants sur les écrans… Quelqu’un a des boules Quiès ? L’homme au chapeau plat et son Band de jeunes surdoués (exception faite de Mino Cinelu, l’autre grand-frère), c’était vraiment « trop bien » à Jazz à Vienne (compte-rendu à lire sur ce site et sur jazzmagazine.com), alors pas besoin d’en reprendre une lampée. Je me réserve pour écouter Marcus converser avec son public au North Sea Jazz Club : ça risque d’être passionnant.

 

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88 TOUCHES ET 4 MAINS


De la prestation de Chick Corea et d’Herbie Hancock, en revanche, pas question de manquer une seule seconde ! Six jours après leur superbe concert de l’Olympia (dont Laurent de Wilde vous a rendu compte avec sa verve contagieuse sur ce site et sur muziq.fr), je tiens à prendre des nouvelles de ces deux gam
ins de 149 ans (à eux deux) qui font danser leurs doigts sur l’ébène et l’ivoire de leurs claviers respectifs (sans oublier les écrans tactiles de leurs ordinateurs personnels). Comme à Paris, leur complicité fait plaisir à voir et à entendre. Cette tournée européenne ressemble à une longue conversation entre amis, seulement interrompue par les trajets en tour bus entre chaque ville. Comme à Paris, leurs sujets de prédilection reviennent au gré du dialogue : Maiden Voyage, tout juste esquissé cette fois, Cantaloupe Island, plus acoustique et d’un goût plus sûr que sa version parisienne, Spain, toujours prétexte à une masterclass vocale dirigée avec gourmandise par Corea – soit dit en passant, le public du North Sea Jazz chante nettement moins bien que celui de notre bonne vieille capitale… (Et toc.) Comme à Paris, Corea est nettement plus détendu et sûr de son art qu’Hancock, qui donne parfois l’impression – fausse ? – de batailler un peu plus ferme que son compère-confrère pour continuer de planer sans effort dans ces si hautes sphères pianistiques. Comme à Paris, le public est comblé, car il sait qu’il ne reverra pas de sitôt ces deux titans des quatre-vingt huit touches jouer sur le fil du rasoir sans nous barber une seule seconde. On applaudit de bon cœur.

 

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CHAPEAU PLAT, CHAPEAU BAS


D’Angelo And The Vanguard, on aurait bien envie de les applaudir aussi, mais c’est au Nile, et l’immensité du lieu nous intimide… En attendant, direction le North Sea Jazz Club, où Marcus Miller, comme je le précisais plus haut, répondait aux (excellentes) questions du public. Autant l’avouer : il m’a une fois de plus bluffé. Et juste en parlant cette fois ! Sa collaboration avec le grand chanteur soul Luther Vandross, aussi vitale et fondatrice pour lui que celle avec Miles Davis – il ne faut surtout pas l’oublier –, ses analyses musicales à la fois pointues et accessibles (« Enlevez le chanteur d’un grand morceau R&B, il reste suffisamment d’information dans le rythme pour en comprendre le sens »), le temps qui passe, son âge, celui de ses musiciens, son engagement sincère et toujours plus prononcé pour le projet La Route des Esclaves de l’Unesco, le drapeau des confédérés en Caroline du Sud… : le bassiste est intarissable et passionnant. Et c’est grâce à sa coolitude que j’ai pu assister backstage au superbe concert de D’Angelo And The Vanguard. (Lire, sur ce site, le Muziq Live “North Sea Jazz épisode 1 : quand D’Angelo vogue sur le Nile”). Chapeau Marcus, et merci encore.

 

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L’AVIS DE BRIAN


Le lendemain, retour au Birdland, le dernier carré V.I.P. où l’on cause, puis visite guidée des backstages. Impressionnant. Un peu comme si l’on se promenait la salle des machines d’un paquebot transatlantique… [En 2013, Pascal Anquetil, le veinard, y avait furtivement croisé Prince, qui, curieusement, ne l’avait pas reconnu, ou avait fait mine de ne pas le reconnaître, NDR.] Allez, go, direction Darling (cute name, isn’t it ?) pour écouter le Brian Blade Fellowship. Quittant le joyeux tumulte des allées qui mènent vers chaque salle, nous sommes d’emblée saisis par le chant croisé des deux saxophonistes du groupe, heu, comment s’appellent-ils déjà ? Petit coup d’œil sur le mini-programme qui se déplie comme un accordéon et où tous les noms des musiciens sont précisés (la classe). Ah oui, Myron Walden à l’alto et Melvin Buler au ténor… Le jazz selon Blade ? Mélodique, spirituel, habité, entre grâce et sérénité. D’un seul coup, on a furieusement envie de réécouter le dernier album du Fellowship, “Landmarks”, autour duquel le batteur-prêcheur a organisé sa set list… Patience, patience… Apprécions donc plutôt son incarnation live, trop rare en nos contrées.

 

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LEE DANS NOS PENSEES


Spirituel Lee Konitz l’est aussi, mais d’une autre manière. A bientôt 88 ans, il n’a rien perdu de sa malice et de son sens de la répartie, et la sonorité blanche et lunaire de son saxophone alto reste unique. Quelques personnes, sans doute attirées par la perspective d’un autre concert dans une salle voisine, quittent à pas feutrés la très cosy Madeira ? L’altiste lâche, non sans humour : « Je vous préviens, je jouerai jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne dans cette salle… Sérieusement, nous venons de vous interpréter les trois morceaux que l’on connaît… Ah, si, il en reste un… Comment s’appelle-t-il déjà ? [Il fait semblant de perdre la mémoire] You Stepped what ? Ooh, You Stepped Out Of A Dream… O.k., let’s do that… » Derrière ces lunettes noires, on devine un regard pétillant qui dit la jeunesse éternelle de ce bientôt nonagénaire. Pendant le bref solo du pianiste, il chantonne, osant même un début de scat un rien fébrile que n’aurait pas renié Chet Baker. Lee Konitz joue comme un patineur un peu las qui manque de tomber à chaque instant. En réalité, il plane au-dessus de la glace. Chaque solo ressemble à un puzzle inachevé dont il garde jalousement les dernières pièces. Emotion. « That’s it folks ». A bientôt Monsieur Konitz, vous le héros cool et discret de la grande histoire du jazz.

 

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WHERE IS WAYNE ?


Le génie de Wayne Shorter, en revanche, n’est plus un secret pour personne – enfin j’espère. Son Quartet est un vaisseau spatial qui lui permet d’explorer les moindres recoins de la galaxie de l’impro libre. Il est délesté, en apparence, de toute rigu

eur mécanique. Sur scène, Wayne Shorter donne l’impression d’hésiter en permanence, de « répéter l’inconnu » (« reharse the unknown », dit-il souvent), de se ballader tranquillement au bord d’un précipice rassurant d’où s’échapperaient des sons venus d’ailleurs, des bribes de mélodies comme rêvent d’en écrire les laborieux (Wayne Shorter est l’un des plus grands compositeurs de ces cinquante dernières années, tous styles de musique confondus), des petits chants de ralliement destinés à capter, si besoin était, l’attention de ses trois compères : Danilo Perez au piano, l’indipensable prodigueur de paysages et/ou d’écrins sonores dans lesquels le(s) saxophone(s) du Maître peuvent librement s’épancher (sans jamais, ô grand jamais trop en faire ou bégayer leur art), John Patitucci à la contrebasse, trait d’union essentiel entre les mondes harmoniques et mélodiques de ce Quartet génial et la batterie tellurique et sensuelle de Brian Blade, l’un des plus grands manieurs de baguettes de sa génération. Comme de coutume, on a l’impression que la musique, si concrète et si abstraite à la fois, s’invente devant nous, qu’elle déroule ses fastes comme si le temps appartenait à une autre dimension. On se laisse ou on ne se laisse pas captiver par ce système sonore où les lois de la gravité n’ont pas encore été expliquées par les savants, c’est comme on veut, on n’est pas obligé. Mais comment résister à une tellle force d’attraction ? Cela me semble bien compliqué, voire impensable. En écoutant pour la je ne sais plus combientième de fois le quartette de Wayne Shorter, je réalise qu’il est désormais entré dans l’Histoire, et que nous avons bien de la chance de la voir et l’entendre s’écrire en direct devant nos yeux et nos oreilles.


GHOST STORY


Après ça, comment voulez-vous enchaîner avec autre chose ? On quitte cependant l’univers en expansion permanente de Wayne Shorter, on essaiera de ne jamais oublier ce concert inoubliable, mais on tient tout de même à retourner sur terre, à Volga, petite salle façon club, où Thomas Enhco, l’un des artistes “accompagnés” par la Fondation BNP Paribas, se produit avec son trio, Jérémy Bruyère à la contrebasse et Nicolas Charlier à la batterie. La tectonique des plaques soniques qui régit le fonctionnement de la planète North Sea Jazz m’a empêché de goûter à la majeure partie des morceaux, mais les deux derniers que je capte au vol me rassurent : comme l’an dernier à Jazz Sous Les Pommiers, où il se produisait avec les mêmes compères, je me dis que ce brillant pianiste est en train de s’installer avec élégance et détermination dans l’actualité du jazz, et qu’on aura bientôt oublié son prestigieux pédigré pour ne retenir que l’essentiel : sa musique, et ses compositions qui ne peuvent laisser indifférent (You’re A Ghost). A suivre.


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LE JUSTE PRIX


Cette année, faisant notamment suite à Ambrose Akinmusire (2014), Anat Cohen (2013), Craig Taborn (2012), Arve Hendriksen (2011), Christian Scott (2010), Stefano Bollani (2009) et Adam Rogers (2008), le Paul Acket Award, du nom du créateur du festival aujourd’hui dirigé par Jan Willem, a été remis à Tigran Hamasyan (photo ci-dessus, avec Jan Willem et Jean-Jacques Goron), l’un des artistes soutenus par la Fondation BNP Paribas. On rappellera, en conclusion, qu’elle continue d’accompagner l’arrangeur, pianiste et chef d’orchestre Laurent Cugny (et son opéra-jazz La tectonique des nuages), les pianistes Baptiste Trotignon, Antoine Hervé (pour ses Leçons de jazz) et Thomas Enhco, le batteur Stéphane Huchard, le guitariste Louis Winsberg, et le joueur de kora Ablaye Cissoko. Somme de personnalités singulières et plurielles à laquelle il fait désormais ajouter deux nouvelles élues : la trompettiste Airelle Besson et la batteure Anne Paceo, ce qui n’est pas sans nous ravir.


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En deux jours, et à condition d’avoir soigneusement stabiloté les bons concerts, le North Sea Jazz offre un impressionnant éventail de musiques jazzées et jazzantes. Visite guidée.


 

A l’heure où j’écris ces lignes, les banques grecques sont hélas toujours fermées. Mais il en est au moins une, en France, qui ouvre ses portes – et ses comptes ! – à la musique de nos cœurs, le jazz. Ainsi, depuis 1995, la Fondation BNP Paribas accompagne des musiciens de jazz et apporte son soutien à des festivals. A en croire le dossier de presse qui m’a été remis, et qui m’a l’air tout à fait sérieux, « plus de deux millions d’euros » ont été « engagés en faveur du jazz depuis vingt ans », soit « vingt-quatre musiciens et formations, cinq festivals de jazz et un concours international de jazz », à quoi on ne manquera pas d’ajouter les « soixante-trois CD et DVD édités grâce au soutien de la Fondation ». Une fondation dont le délégué général, Jean-Jacques Goron, est un jazzfan patenté et enthousiaste (il y a peu, l’ami Pascal Anquetil avait brossé son portrait dans Jazz Magazine). C’est grâce à lui et à sa fort sympathique équipe que votre serviteur, ainsi que d’autres confrères visiblement aussi ravis que lui, a eu la chance de pouvoir assister deux jours durant – il serait bien resté le dimanche mais les rigueurs du bouclage du n° 675 de Jazz Magazine l’en ont empêché… – à son premier North Sea Jazz, festival d’envergure soutenu par la BNP Paribas et sa Fondation. Qu’ils en soient remerciés.

 

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ZAPPING JAZZ
On m’avait souvent parlé du North Sea Jazz. Vieille antienne : « Comment ça, tu n’y es jamais allé ?! » Ben non, on ne peut pas être partout à la fois, et puis j’ai un magazine à boucler… En juillet aussi, oui… (Jazz Magazine ne va quand même pas vous abandonner l’été tandis que vous avez, je l’espère, encore plus de temps pour la lecture.) Mais cette année, grâce à la pression amicalo-professionnelle d’une attachée de presse déterminée à m’arracher de ma rédaction, je n’ai pas pu résister. J’ai bien fait. Car j’ai enfin découvert le “Norsi” (pour les intimes), ce festival pas tout à fait comme les autres. On connaît le principe : chaque jour, du vendredi au dimanche, une cinquantaine de concerts disséminés dans une douzaine de salles, de la plus intimiste à la plus maousse, du North Sea Jazz Club à Volga (façon clubs), d’Amazon (de taille moyenne) au Nile (façon gros Zénith). Attention : comme vous vous en doutiez, il est rigoureusement impossible, à moins d’avoir le don d’ubiquité, d’assister à tous les concerts. Chaque spectateur paye son entrée (un peu plus de 80 € par jour) et doit impérativement se faire son planning perso en ciblant au mieux ses immanquables. Souvent, la fin d’un concert empiète sur le début d’un autre, et c’est d’un pas alerte, voire en courant, qu’il faut se rendre d’un endroit à l’autre. Mais on peut aussi préférer la qualité à la quantité, et décider de n’assister qu’à “seulement” trois ou quatre concerts – ce qui est déjà beaucoup.

 


ENTRE GIL ET PACO


Alors, consultons le sympathique petit programme dépliable que viens de me donner ce fort aimable jeune homme. Tiens, commençons par Ryan Truesdell & The Brussels Jazz Orchestra, sensé jouer la musique de Gil Evans. Pas sûr que je reste jusqu’au bout – je tiens à goûter au Tribute To Paco de Lucia… –, mais pour s’échauffer en douceur les tympans, ça devrait être idéal. Fatalement, la magie est absente de ces recréations un peu sages et académiques – peut-on être inventif en restant respectueux ? Ça se discute… Cependant, réécouter « en live » (pardonnez-moi cette concession au parlé moderne) la première face de “Miles Ahead” de qui vous savez arrangé par qui vous savez est toujours un plaisir. Mais, profitant de la lumière tamisée qui fait resssembler chaque salle, ou presque, à un havre de paix prêt à swinguer, je quitte Hudson pour rejoindre Amazon, où une belle brochette d’ex-compagnons de route du génial Paco de Lucia rendent hommage à leur maître disparu en jouant entre des extraits d’un documentaire de Curro Sanchez Varela. Je regarde ma montre. Pour deux raisons : je m’ennuie un peu, malgré le brillant solo de flûte de Jorge Pardo, et je dois rejoindre le Birdland, le carré V.I.P. maison, où je suis attendu à 19 heures précises. 19h17 : un texto de 19h03 (je n’ai pas senti mon portable vibrer) m’informe que Chick Corea est en train de jammer avec les hommagistes ès-Paco ! Mais il est sans doute déjà trop tard pour retourner vers Amazon… Allez, direction le Nile, où Marcus Miller a déjà commencé de jouer. Ouch, ambiance big arena, musiciens comme des fourmis sur scène et comme des géants sur les écrans… Quelqu’un a des boules Quiès ? L’homme au chapeau plat et son Band de jeunes surdoués (exception faite de Mino Cinelu, l’autre grand-frère), c’était vraiment « trop bien » à Jazz à Vienne (compte-rendu à lire sur ce site et sur jazzmagazine.com), alors pas besoin d’en reprendre une lampée. Je me réserve pour écouter Marcus converser avec son public au North Sea Jazz Club : ça risque d’être passionnant.

 

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88 TOUCHES ET 4 MAINS


De la prestation de Chick Corea et d’Herbie Hancock, en revanche, pas question de manquer une seule seconde ! Six jours après leur superbe concert de l’Olympia (dont Laurent de Wilde vous a rendu compte avec sa verve contagieuse sur ce site et sur muziq.fr), je tiens à prendre des nouvelles de ces deux gam
ins de 149 ans (à eux deux) qui font danser leurs doigts sur l’ébène et l’ivoire de leurs claviers respectifs (sans oublier les écrans tactiles de leurs ordinateurs personnels). Comme à Paris, leur complicité fait plaisir à voir et à entendre. Cette tournée européenne ressemble à une longue conversation entre amis, seulement interrompue par les trajets en tour bus entre chaque ville. Comme à Paris, leurs sujets de prédilection reviennent au gré du dialogue : Maiden Voyage, tout juste esquissé cette fois, Cantaloupe Island, plus acoustique et d’un goût plus sûr que sa version parisienne, Spain, toujours prétexte à une masterclass vocale dirigée avec gourmandise par Corea – soit dit en passant, le public du North Sea Jazz chante nettement moins bien que celui de notre bonne vieille capitale… (Et toc.) Comme à Paris, Corea est nettement plus détendu et sûr de son art qu’Hancock, qui donne parfois l’impression – fausse ? – de batailler un peu plus ferme que son compère-confrère pour continuer de planer sans effort dans ces si hautes sphères pianistiques. Comme à Paris, le public est comblé, car il sait qu’il ne reverra pas de sitôt ces deux titans des quatre-vingt huit touches jouer sur le fil du rasoir sans nous barber une seule seconde. On applaudit de bon cœur.

 

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CHAPEAU PLAT, CHAPEAU BAS


D’Angelo And The Vanguard, on aurait bien envie de les applaudir aussi, mais c’est au Nile, et l’immensité du lieu nous intimide… En attendant, direction le North Sea Jazz Club, où Marcus Miller, comme je le précisais plus haut, répondait aux (excellentes) questions du public. Autant l’avouer : il m’a une fois de plus bluffé. Et juste en parlant cette fois ! Sa collaboration avec le grand chanteur soul Luther Vandross, aussi vitale et fondatrice pour lui que celle avec Miles Davis – il ne faut surtout pas l’oublier –, ses analyses musicales à la fois pointues et accessibles (« Enlevez le chanteur d’un grand morceau R&B, il reste suffisamment d’information dans le rythme pour en comprendre le sens »), le temps qui passe, son âge, celui de ses musiciens, son engagement sincère et toujours plus prononcé pour le projet La Route des Esclaves de l’Unesco, le drapeau des confédérés en Caroline du Sud… : le bassiste est intarissable et passionnant. Et c’est grâce à sa coolitude que j’ai pu assister backstage au superbe concert de D’Angelo And The Vanguard. (Lire, sur ce site, le Muziq Live “North Sea Jazz épisode 1 : quand D’Angelo vogue sur le Nile”). Chapeau Marcus, et merci encore.

 

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L’AVIS DE BRIAN


Le lendemain, retour au Birdland, le dernier carré V.I.P. où l’on cause, puis visite guidée des backstages. Impressionnant. Un peu comme si l’on se promenait la salle des machines d’un paquebot transatlantique… [En 2013, Pascal Anquetil, le veinard, y avait furtivement croisé Prince, qui, curieusement, ne l’avait pas reconnu, ou avait fait mine de ne pas le reconnaître, NDR.] Allez, go, direction Darling (cute name, isn’t it ?) pour écouter le Brian Blade Fellowship. Quittant le joyeux tumulte des allées qui mènent vers chaque salle, nous sommes d’emblée saisis par le chant croisé des deux saxophonistes du groupe, heu, comment s’appellent-ils déjà ? Petit coup d’œil sur le mini-programme qui se déplie comme un accordéon et où tous les noms des musiciens sont précisés (la classe). Ah oui, Myron Walden à l’alto et Melvin Buler au ténor… Le jazz selon Blade ? Mélodique, spirituel, habité, entre grâce et sérénité. D’un seul coup, on a furieusement envie de réécouter le dernier album du Fellowship, “Landmarks”, autour duquel le batteur-prêcheur a organisé sa set list… Patience, patience… Apprécions donc plutôt son incarnation live, trop rare en nos contrées.

 

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LEE DANS NOS PENSEES


Spirituel Lee Konitz l’est aussi, mais d’une autre manière. A bientôt 88 ans, il n’a rien perdu de sa malice et de son sens de la répartie, et la sonorité blanche et lunaire de son saxophone alto reste unique. Quelques personnes, sans doute attirées par la perspective d’un autre concert dans une salle voisine, quittent à pas feutrés la très cosy Madeira ? L’altiste lâche, non sans humour : « Je vous préviens, je jouerai jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne dans cette salle… Sérieusement, nous venons de vous interpréter les trois morceaux que l’on connaît… Ah, si, il en reste un… Comment s’appelle-t-il déjà ? [Il fait semblant de perdre la mémoire] You Stepped what ? Ooh, You Stepped Out Of A Dream… O.k., let’s do that… » Derrière ces lunettes noires, on devine un regard pétillant qui dit la jeunesse éternelle de ce bientôt nonagénaire. Pendant le bref solo du pianiste, il chantonne, osant même un début de scat un rien fébrile que n’aurait pas renié Chet Baker. Lee Konitz joue comme un patineur un peu las qui manque de tomber à chaque instant. En réalité, il plane au-dessus de la glace. Chaque solo ressemble à un puzzle inachevé dont il garde jalousement les dernières pièces. Emotion. « That’s it folks ». A bientôt Monsieur Konitz, vous le héros cool et discret de la grande histoire du jazz.

 

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WHERE IS WAYNE ?


Le génie de Wayne Shorter, en revanche, n’est plus un secret pour personne – enfin j’espère. Son Quartet est un vaisseau spatial qui lui permet d’explorer les moindres recoins de la galaxie de l’impro libre. Il est délesté, en apparence, de toute rigu

eur mécanique. Sur scène, Wayne Shorter donne l’impression d’hésiter en permanence, de « répéter l’inconnu » (« reharse the unknown », dit-il souvent), de se ballader tranquillement au bord d’un précipice rassurant d’où s’échapperaient des sons venus d’ailleurs, des bribes de mélodies comme rêvent d’en écrire les laborieux (Wayne Shorter est l’un des plus grands compositeurs de ces cinquante dernières années, tous styles de musique confondus), des petits chants de ralliement destinés à capter, si besoin était, l’attention de ses trois compères : Danilo Perez au piano, l’indipensable prodigueur de paysages et/ou d’écrins sonores dans lesquels le(s) saxophone(s) du Maître peuvent librement s’épancher (sans jamais, ô grand jamais trop en faire ou bégayer leur art), John Patitucci à la contrebasse, trait d’union essentiel entre les mondes harmoniques et mélodiques de ce Quartet génial et la batterie tellurique et sensuelle de Brian Blade, l’un des plus grands manieurs de baguettes de sa génération. Comme de coutume, on a l’impression que la musique, si concrète et si abstraite à la fois, s’invente devant nous, qu’elle déroule ses fastes comme si le temps appartenait à une autre dimension. On se laisse ou on ne se laisse pas captiver par ce système sonore où les lois de la gravité n’ont pas encore été expliquées par les savants, c’est comme on veut, on n’est pas obligé. Mais comment résister à une tellle force d’attraction ? Cela me semble bien compliqué, voire impensable. En écoutant pour la je ne sais plus combientième de fois le quartette de Wayne Shorter, je réalise qu’il est désormais entré dans l’Histoire, et que nous avons bien de la chance de la voir et l’entendre s’écrire en direct devant nos yeux et nos oreilles.


GHOST STORY


Après ça, comment voulez-vous enchaîner avec autre chose ? On quitte cependant l’univers en expansion permanente de Wayne Shorter, on essaiera de ne jamais oublier ce concert inoubliable, mais on tient tout de même à retourner sur terre, à Volga, petite salle façon club, où Thomas Enhco, l’un des artistes “accompagnés” par la Fondation BNP Paribas, se produit avec son trio, Jérémy Bruyère à la contrebasse et Nicolas Charlier à la batterie. La tectonique des plaques soniques qui régit le fonctionnement de la planète North Sea Jazz m’a empêché de goûter à la majeure partie des morceaux, mais les deux derniers que je capte au vol me rassurent : comme l’an dernier à Jazz Sous Les Pommiers, où il se produisait avec les mêmes compères, je me dis que ce brillant pianiste est en train de s’installer avec élégance et détermination dans l’actualité du jazz, et qu’on aura bientôt oublié son prestigieux pédigré pour ne retenir que l’essentiel : sa musique, et ses compositions qui ne peuvent laisser indifférent (You’re A Ghost). A suivre.


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LE JUSTE PRIX


Cette année, faisant notamment suite à Ambrose Akinmusire (2014), Anat Cohen (2013), Craig Taborn (2012), Arve Hendriksen (2011), Christian Scott (2010), Stefano Bollani (2009) et Adam Rogers (2008), le Paul Acket Award, du nom du créateur du festival aujourd’hui dirigé par Jan Willem, a été remis à Tigran Hamasyan (photo ci-dessus, avec Jan Willem et Jean-Jacques Goron), l’un des artistes soutenus par la Fondation BNP Paribas. On rappellera, en conclusion, qu’elle continue d’accompagner l’arrangeur, pianiste et chef d’orchestre Laurent Cugny (et son opéra-jazz La tectonique des nuages), les pianistes Baptiste Trotignon, Antoine Hervé (pour ses Leçons de jazz) et Thomas Enhco, le batteur Stéphane Huchard, le guitariste Louis Winsberg, et le joueur de kora Ablaye Cissoko. Somme de personnalités singulières et plurielles à laquelle il fait désormais ajouter deux nouvelles élues : la trompettiste Airelle Besson et la batteure Anne Paceo, ce qui n’est pas sans nous ravir.