Jazz live
Publié le 3 Juil 2022

Respire Jazz, Treizième édition Acte II

Conférence, concerts, jam session, une journée marquée par Thelonious Monk, Louise Bourgeois et la mémoire de la rumba. 

L’univers Monk : visite guidée par Laurent de Wilde

14h : record d’affluence pour la conférence de Laurent de Wilde qui jouera demain 3 avril avec son New Monk Trio. Une conférence en freestyle, sans notes, un peu dans cet état d’hésitante précipitation qu’avait Thelonious Monk au piano, alternant comme ça lui vient à l’esprit exemples au piano, anecdotes, calembours et ce discours métaphorique qui fit le succès de son livre Monk (Gallimard, 1997, désormais chez Folio).

Et lorsque, durant l’évocation de ses conversations avec Eddie Henderson sur la folie de Monk, Laurent de Wilde voit Philippe Vincent, le Monsieur Loyal du festival, s’avancer pour lui fait signe qu’il est l’heure de libérer ses auditeurs car le premier concert de l’après-midi, va commencer, il a la double présence d’esprit d’évoquer le disque qu’il a enregistré sur Ida Records, le défunt label de Philippe Vincent (qu’il fait applaudir au passage) et de tirer de son chapeau une dernière anecdote : comment George Wein avait placé un réveil sur le piano de son club, le Storyville, qui sonnait de façon à signifier à Monk de finir le set.

Azurela Quartet et Léna Aubert Quartet, « en sortant de l’école »

Nous voici donc sur le chemin de la grange, qu’hier je m’évertuais à appeler « la bergerie » (aujourd’hui corrigé à mon grand regret par Roger Perchaud), où  étaient attendus à partir de 15h30 deux groupes émergeants. Le Léna Aubert Quartet et l’Azulera Quartet. Ce dernier est envoyé par le Centre des Musiques Didier Lockwood : dominante brésilienne et vocalises éthérées de Mathilde Gardien, découpe binaire de la batteuse Ananda Brandao qui double parfois la voix de la chanteuse, guitare classique de Romain Salmon jouée en finger picking avec une virtuosité et une inventivité certaine, Matis Regnault déjà très impressionnante à la contrebasse. Des identités un peu floue qui ne manqueront pas de se préciser, une musique qui devra gagner en relief et en qualité de projection .

Léna Aubert est contrebassiste, une enfant d’Angoulême où elle étudia au Conservatoire avant de rejoindre le Conservatoire supérieur de musique et de danse de la Ville de Paris (CNSMDP). Elle est entourée de la violoniste Lisa Murcia (qui contribue à l’ambitieux répertoire), du pianiste Noé Degalle (à suivre, notamment sur le disque à paraître, de son compère du CNSMDP, le guitariste Thomas Gaucher) et du batteur Émile  Rameau. Ce dernier, en partie formé à l’école d’Uzeste et de la Cie Lubat, joint toute son énergie à l’enthousiasme communicatif de la contrebassiste pour donner à la prestation cette qualité de projection qui faisait défaut au premier groupe. Une longue introduction solo de Lisa Murcia laisse deviner une identité nourrie de culture classique qui reste là encore à préciser mais constitue l’un des moments forts de ce programme encore assez flou. Il suscita néanmoins l’enthousiasme d’un public nombreux. Car le public est plus que jamais au rendez-vous de cette 13ème édition. L’effet d’un beau temps durable (situation que l’on a peu connu à Respire Jazz, toujours à la merci de l’averse, de l’orage voire de la tempête) ? Peut-être aussi l’effet Parisien, l’Émile étant l’un des musiciens français les plus courtisés par les programmateurs.

Emile Parisien : une Louise impromptue

Louise, entendez Louise Bourgeois, la plasticienne. Une dédicace que l’on trouvera commentée dans les notes de pochette du dernier disque paru chez ACT, “Louise”. Un disque enregistré avec un all stars : Theo Croker, Roberto Negro, Manu Codjia, Joe Martin et Nasheet Waits. L’équipe vient d’achever une longue tournée et les Américains sont rentrés chez eux. À l’heure du déjeuner, je croise Émile Parisien (sax soprano) avec son vieux compère Julien Touéry (piano) et un nouveau compagnon de route, Yoan Loustalot (trompette, bugle), nonchalamment anxieux, passablement amusés, voire réjouis du défi qui se présente à eux. Jouer le programme de “Louise” dans la soirée avec un orchestre au deux tiers de remplaçants et dont une moitié n’est pas encore arrivée : Gautier Garrigue (batterie), Simon Tailleu (contrebasse) et, seul membre du groupe régulier Manu Codjia (guitare).

Quelques heures plus tard, après une répétition dans l’après-midi, les voici sur scène. Début de concert en douceur avec Louise, ambiance orientale, où l’on voit bien vite l’Émile stimuler sa bande, l’intensité monter. Puis l’orchestre explose sur un hommage ornettien à Joachim Kühn, Jojo: Émile empourpre son soprano, pourtant sans les déchirures auxquels un Liebman peut soumettre le sien… Je pense à la plénitude de celui de Bechet, vibrato en moins. La rythmique se déchaine, prodigieux tutti orchestral sur une note piquée qui clôt le solo de saxophone, et Loustalot repart rubato, bientôt scandé par une sorte de shuffle rapide, Touéry rejoignant la trompette  pour dialogue, tandis que la rythmique menace à nouveau d’un doublage de tempo, Simon Tailleu fiévreux sur les traces de Charles Mingus. C’est Touéry qui passe désormais devant. Il y aura un hommage à la mère du leader, à nouveau bechetien, mi-lamento mi-berceuse, gagnée bientôt par de nouveaux tempos, et une clave basse-batterie débouchant sur un solo de Codjia toujours sobre jusque dans l’extrême fluidité, puis une grande élégie du piano. Il y aura encore une pièce empruntée à Roberto Negro, puis une prodigieuse reprise du Madagascar de Joe Zawinul, totalement réinventé, tout en magnifiant cette motricité ferroviaire de l’écriture zawinulienne. Cette version se résoud dans un solo de batterie qui fera dire à Bruno Tocane rejoint au bar après un rappel en forme d’hymne : « j’aime pas les solos de batterie, mais ça j’aime. » Nous reste en mémoire, une bande de copains qu’Émile était heureux de retrouver après ses aventures transatlantiques, comme il défendit dès le début la réputation de son quartette face à la notoriété individuelle qui devint rapidement la sienne; une bande de galopins qui se sont extraordinairement amusés sur scène, sans stress, mais dans une constante excitation, nullement embarrassés par ces partitions nouvelles pour eux et dont ils nous faisaient oublier la présence, sauf Manu Codjia qui, comme souvent, n’en avait pas.Mais déjà un chœur de percussions cubaines nous appelaient.

Songes transatlantiques de Jeanne Michard

 

Comme là veille, je rejoignais cette seconde partie à reculons, mais me laissais rapidement séduire par ces rythmes cubains, de l’étourdissante décontraction polyrythmique de la rumba à la fièvre du son montuno “battues-chantées” par Pedro Barrios (congas, cloches) et Natascha Rogers dans un rôle de joueur de timbales réinventé (caisse claire, cloches et set de cymbales à main gauche, cajon constamment frappé de la main droite s’égarant de temps à autre sur la conga), cette chorale rythmico-lyrique complétée par Maurizio Congiu chez qui se combinent les traditions aériennes du tumbao et des gestes de la contrebasse post-Lafaro, tous trois complices faisant ici et là preuve d’habiles équivalences rythmiques en guise de transition d’un titre à l’autre. Jeanne Michard qui a imaginé ce dispositif et ce répertoire pour partie original à partir de ces “Songes transatlantiques” ramenés de ces voyages à Cuba et New York, fait preuve d’une faconde inépuisable du haut en bas de son saxophone ténor. Le pianiste Clément Simon est quant à lui impressionnant de marge de manœuvre dans ce contexte très codifié en dépit de sa nature originale, où l’on croise de belles reprises de Fleurette africaine de Duke Ellington et du Love Theme from Spartacus introduit dans le répertoire du jazz par Yusef Lateef, sans oublier Bye-ya de Thelonious, l’afro-cubain de contrebande.

Jam session à la grange

Je n’y ferai pas de vieux os, juste le temps de vérifier l’étendue du vocabulaire de Clément Simon, d’apprécier l’aisance de Jeanne Richard sur un répertoire plus conventionnel (si l’on peut dire, concernant Evidence de Monk), d’apprécier la dextérité musicale de Matis Regnault déjà remarqué la veille en jam session et lors du concert d’Azulera et d’entendre le guitariste de ce quartette, Romain Salmon, faire “cracher” sa guitare un peu plus ardemment qu’il ne l’avait fait dans l’après-midi . Plus un premier aperçu du batteur Maxime Legrand et du pianiste Robert Clearfield que nous entendrons demain respectivement à 14h au sein du Louis Plaud Trio, à 15h30 du quartette “Duality” du batteur Karl Jannuska, avec la chanteuse Cynthia Abraham. Mais matin, Pierre Perchaud m’a raconté que dans la nuit, les musiciens de Louise s’en sont mêlés et même que Manu Codjia s’est pris d’intérêt pour la guitare classique de Romain Salmon, instrument qu’il n’a pas (ou peu) pratiquée, mais qu’il embrassée comme une vieille maîtresse. Franck Bergerot (photos © X. Deher)