Jazz live
Publié le 4 Nov 2015

Sco, Joe et Laura, un soir à l'opéra

Hier soir, John Scofield, Joe Lovano, Ben Street et Bill Stewart triomphaient à l’Opéra de Reims où le Reims Jazz Festival accueillait en première partie la harpiste-chanteuse Laura Perrudin. Ce soir 5 novembre, après une première partie conduite par Sophia Domancich et ses Snakes and Ladders (John Greaves, Himiko Paganotti et Eric Daniel), Mark Turner, Avishai Cohen, Joe Martin et Obed Calvaire  succéderont à l’Opéra de Reims au tandem Scolovano  qui se trouvera quant à lui sur la scène du New Morning à Paris.

Opéra, Reims Jazz Festival (51), le 4 novembre 2015.

Laura Perrudin (harpe, chant) .

Après son programme “électro” que j’avais entendu au parc de Kerguéhennec cet été dans le cadre de Jazz à Vannes (voir mon compte rendu en date du 4 août), voici le programme acoustique de Laura Perrudin. D’une certaine manière, la différence est infime. L’essentiel est là. Tout au plus l’habillage électro qui m’avait dicté ce titre “le sens du détail” structure-t-il, porte-t-il plus évidemment la prestation, plus austère pour le public dans sa version acoustique, mais peut-être aussi plus exigeante pour la harpiste à la merci de possibles longueurs. Mais le sens du détail ne lui fait guère défaut dans cette formule acoustique, sans effets extérieurs à l’instrument, sans orchestration ajoutée par l’usage de boucles… Le parcours de chaque chanson (le terme me semble un peu réducteur, tant le propos musical est ici développé très au-delà du format couplet-refrain) est précisément construit, comme un récit, jusque dans les moindres détails. Détails de l’écriture, mais aussi détail du geste, contrôle millimétré du geste qui sur l’échelle chromatique de cette harpe sans pédale doit anticiper l’étouffement de toute résonance indésirable. À quoi s’ajoute une pensée rythmique jamais simpliste et un cheminement harmonique qui l’entraîne périodiquement vers ces “twilight turns” harmoniques (pour reprendre le titre du poème de Joyce qu’elle chante) où soudain les couleurs se mettent à virer l’une sur l’autre dérobant toute certitude. Elle s’y aventure avec une sûreté d’intonation, terme qui convient autant au choix de ses doigts sur les cordes (qu’ils soient prémédités ou plus épisodiquement improvisés) qu’au placement mélodique de sa voix. Harpe et voix s’unissent ici en une totalité organique, qu’elle chante un texte ou fredonne un ostinato, un contrechant ou en homophonie avec la harpe. Totalité organique au service d’un onirisme qui trouve son unicité dans la diversité des sources: James Joyce, Oscar Wilde, Yeats…

Soudain un blanc, un noir même. Ai-je simplement décroché, rêvassé, commencé à rédigé mentalement l’article que je rédigerai en gagnant ma chambre d’hôtel. Je me croyais encore chez William Blake et je me retrouve dans un chanson de Becca Stevens qui fait partie des fréquentations new-yorkaises de Laura Perrudin. Quelque chose ne fonctionne pas, ça flotte et ça accroche tout à la fois, et dans ce petit combat qui se livre, j’entrevois quelque chose d’autre qui pourrait encore surgir de la voix juvénile, de ce choix qu’elle a fait d’une articulation dans un souffle, glissant sur les mots comme dans en chaussons, art auquel je me suis fait au fur et à mesure que sa voix trouvait son assise – à moins que ce ne soit moi qui me suis “assis” –, tandis qu’autour de moi j’entends des avis tranchés entre adhésion et une indifférence réservée. À l’issue du concert, je lui ferai part de cette impression passagère. Grands yeux amusés et incrédules: « Je chante ça depuis longtemps. Un peu de relâchement peut-être. Je me suis heurté à un petit problème technique sur ma harpe, qui a pu me déstabiliser. » Elle évoquera de prochains projets: un trio avec le violoniste Théo Ceccaldi et le guitariste Federico Casagrande, et un quatuor à cordes pas vraiment classique. Elle parlera de la difficulté de sonoriser une harpe et de celle d’imposer aux organisateurs son sonorisateur Jérémy Rouault qui est a son côté ce soir à Reims. Et le son obtenu dans ce grand théâtre à l’italienne d’où j’ai suivi le concert du 2ème balcon lui donne raison. Les 6 et 7 novembre, il sera avec elle au festival de jazz de Grignan. On retrouvera Laura Perrudin, avec ou sans, le 18 à Jazz en Ouche à L’Aigle, le 20 à Rennes (Chapelle du conservatoire), le 21 à Boulogne à Boulogne-sur-Mer au festival Tendance Jazz, le 27 à Cergy à Jazz au fil de l’Oise et du 30 au 5 décembre en tournée dans le cadre de Lubéron Jazz.

 John Scofield & Joe Lovano Quartet: Joe Lovano (sax ténor), John Scofield (guitare électrique), Ben Street (contrebasse), Bill Stewart batterie).

Ce ne sont pas (plus?) des top models ni des supermen de l’instrument qui entrent en scène, mais des espèces de vieux yogis-canailles, moins attachés au but qu’à la visée, mais bien décidés à s’amuser… On l’on crut bien qu’ils ne s’arrêteraient jamais. Joe Lovano, sorte de musée vivant de l’histoire du jazz, musée dont les pièces se serait incrustées dans les murs, les tentures et les tapis au point que l’on ne sait plus trop distinguer le contenant du contenu et que ce qui chez d’autres apparaîtrait comme un vulgaire patchwork, fait figure d’original où l’on ne sait plus distinguer: Rollins pour le gigantisme de l’assise et la sûreté rythmique, Ornette Coleman pour l’art du vagabondage, Dewey Redman et Archie Shepp pour le geste fauve du free, Lester et Dexter pour la décontraction et le vol plané, Johnny Griffin pour la précipitation soudaine, Joe Henderson pour la sérénité de la complexité harmonique. John Scofield, mémoire de guitare jazz (Jim Hall, Wes), country, blues, traversée de vapeurs des bayous, avec un son naturellement saturé, un groove entre décontraction et tension (décontraction du jeu en arrière du temps que lui reprochait crânement Miles et tension qu’il cause dans une espèce de hâte ralentie pour rattraper le temps). Bill Stewart, musical, élégant, le sens de l’instant. Ben Street dans ce double héritage Lafaro-Haden de la science harmonique et de l’intuition. Tout ça dans ce bonheur de l’abstraction partagée (tant honnie en notre époque où tout doit être court, simple, immédiat) qui est le bonheur du jazz, musique du désir, de la fuite en avant où la limpidité mélodique (et il en est question ici) n’est jamais aussi désirable… que si elle se fait désirer.

À l’issue du concert, tandis que la rythmique goûte au plaisir de la traditionnelle coupe de champagne (Mumm, le partenaire du festival, est au bar du foyer), Scofield et Lovano signe leur nouveau disque. Je profite d’un moment de répit, alors que les fans se dispersent, pour offrir à Sco le nouveau Jazz Magazine et lui signaler la publication de l’interview qu’il a accordé à Bertrand Bouard par téléphone il y a quelques semaines… Il est ailleurs, aimable, mais perdu, lessivé après un concert généreux, sans réserve. Ne sachant ce qu’il doit en faire… Un autographe peut-être sur cette photo de Jimi Hendrix qui fait la Une? Le poids d’années difficiles, une tournée européenne de 20 dates commencée le 25 octobre à Salzburg, passée par la Turquie, la Suisse, l’Allemagne, la Pologne… et qui l’a amené aujourd’hui à Reims par le car avec ses compagnons.  Le regard perdu vers quelque radeau qui le ramènerait vers sa chambre d’hôtel, puis soudain vif éclair : « Ah, Jazz Magazine… » Mais déjà le radeau l’a emporté. Ce soir 5 novembre, à trois quarts d’heure de Paris, une promenade, ils joueront au New Morning et le 14 à Nevers D’Jazz entre autres dates européennes avant reprendre la route tout au long du mois de décembre le long de la côte Est des Etats-Unis. Franck Bergerot

 

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Hier soir, John Scofield, Joe Lovano, Ben Street et Bill Stewart triomphaient à l’Opéra de Reims où le Reims Jazz Festival accueillait en première partie la harpiste-chanteuse Laura Perrudin. Ce soir 5 novembre, après une première partie conduite par Sophia Domancich et ses Snakes and Ladders (John Greaves, Himiko Paganotti et Eric Daniel), Mark Turner, Avishai Cohen, Joe Martin et Obed Calvaire  succéderont à l’Opéra de Reims au tandem Scolovano  qui se trouvera quant à lui sur la scène du New Morning à Paris.

Opéra, Reims Jazz Festival (51), le 4 novembre 2015.

Laura Perrudin (harpe, chant) .

Après son programme “électro” que j’avais entendu au parc de Kerguéhennec cet été dans le cadre de Jazz à Vannes (voir mon compte rendu en date du 4 août), voici le programme acoustique de Laura Perrudin. D’une certaine manière, la différence est infime. L’essentiel est là. Tout au plus l’habillage électro qui m’avait dicté ce titre “le sens du détail” structure-t-il, porte-t-il plus évidemment la prestation, plus austère pour le public dans sa version acoustique, mais peut-être aussi plus exigeante pour la harpiste à la merci de possibles longueurs. Mais le sens du détail ne lui fait guère défaut dans cette formule acoustique, sans effets extérieurs à l’instrument, sans orchestration ajoutée par l’usage de boucles… Le parcours de chaque chanson (le terme me semble un peu réducteur, tant le propos musical est ici développé très au-delà du format couplet-refrain) est précisément construit, comme un récit, jusque dans les moindres détails. Détails de l’écriture, mais aussi détail du geste, contrôle millimétré du geste qui sur l’échelle chromatique de cette harpe sans pédale doit anticiper l’étouffement de toute résonance indésirable. À quoi s’ajoute une pensée rythmique jamais simpliste et un cheminement harmonique qui l’entraîne périodiquement vers ces “twilight turns” harmoniques (pour reprendre le titre du poème de Joyce qu’elle chante) où soudain les couleurs se mettent à virer l’une sur l’autre dérobant toute certitude. Elle s’y aventure avec une sûreté d’intonation, terme qui convient autant au choix de ses doigts sur les cordes (qu’ils soient prémédités ou plus épisodiquement improvisés) qu’au placement mélodique de sa voix. Harpe et voix s’unissent ici en une totalité organique, qu’elle chante un texte ou fredonne un ostinato, un contrechant ou en homophonie avec la harpe. Totalité organique au service d’un onirisme qui trouve son unicité dans la diversité des sources: James Joyce, Oscar Wilde, Yeats…

Soudain un blanc, un noir même. Ai-je simplement décroché, rêvassé, commencé à rédigé mentalement l’article que je rédigerai en gagnant ma chambre d’hôtel. Je me croyais encore chez William Blake et je me retrouve dans un chanson de Becca Stevens qui fait partie des fréquentations new-yorkaises de Laura Perrudin. Quelque chose ne fonctionne pas, ça flotte et ça accroche tout à la fois, et dans ce petit combat qui se livre, j’entrevois quelque chose d’autre qui pourrait encore surgir de la voix juvénile, de ce choix qu’elle a fait d’une articulation dans un souffle, glissant sur les mots comme dans en chaussons, art auquel je me suis fait au fur et à mesure que sa voix trouvait son assise – à moins que ce ne soit moi qui me suis “assis” –, tandis qu’autour de moi j’entends des avis tranchés entre adhésion et une indifférence réservée. À l’issue du concert, je lui ferai part de cette impression passagère. Grands yeux amusés et incrédules: « Je chante ça depuis longtemps. Un peu de relâchement peut-être. Je me suis heurté à un petit problème technique sur ma harpe, qui a pu me déstabiliser. » Elle évoquera de prochains projets: un trio avec le violoniste Théo Ceccaldi et le guitariste Federico Casagrande, et un quatuor à cordes pas vraiment classique. Elle parlera de la difficulté de sonoriser une harpe et de celle d’imposer aux organisateurs son sonorisateur Jérémy Rouault qui est a son côté ce soir à Reims. Et le son obtenu dans ce grand théâtre à l’italienne d’où j’ai suivi le concert du 2ème balcon lui donne raison. Les 6 et 7 novembre, il sera avec elle au festival de jazz de Grignan. On retrouvera Laura Perrudin, avec ou sans, le 18 à Jazz en Ouche à L’Aigle, le 20 à Rennes (Chapelle du conservatoire), le 21 à Boulogne à Boulogne-sur-Mer au festival Tendance Jazz, le 27 à Cergy à Jazz au fil de l’Oise et du 30 au 5 décembre en tournée dans le cadre de Lubéron Jazz.

 John Scofield & Joe Lovano Quartet: Joe Lovano (sax ténor), John Scofield (guitare électrique), Ben Street (contrebasse), Bill Stewart batterie).

Ce ne sont pas (plus?) des top models ni des supermen de l’instrument qui entrent en scène, mais des espèces de vieux yogis-canailles, moins attachés au but qu’à la visée, mais bien décidés à s’amuser… On l’on crut bien qu’ils ne s’arrêteraient jamais. Joe Lovano, sorte de musée vivant de l’histoire du jazz, musée dont les pièces se serait incrustées dans les murs, les tentures et les tapis au point que l’on ne sait plus trop distinguer le contenant du contenu et que ce qui chez d’autres apparaîtrait comme un vulgaire patchwork, fait figure d’original où l’on ne sait plus distinguer: Rollins pour le gigantisme de l’assise et la sûreté rythmique, Ornette Coleman pour l’art du vagabondage, Dewey Redman et Archie Shepp pour le geste fauve du free, Lester et Dexter pour la décontraction et le vol plané, Johnny Griffin pour la précipitation soudaine, Joe Henderson pour la sérénité de la complexité harmonique. John Scofield, mémoire de guitare jazz (Jim Hall, Wes), country, blues, traversée de vapeurs des bayous, avec un son naturellement saturé, un groove entre décontraction et tension (décontraction du jeu en arrière du temps que lui reprochait crânement Miles et tension qu’il cause dans une espèce de hâte ralentie pour rattraper le temps). Bill Stewart, musical, élégant, le sens de l’instant. Ben Street dans ce double héritage Lafaro-Haden de la science harmonique et de l’intuition. Tout ça dans ce bonheur de l’abstraction partagée (tant honnie en notre époque où tout doit être court, simple, immédiat) qui est le bonheur du jazz, musique du désir, de la fuite en avant où la limpidité mélodique (et il en est question ici) n’est jamais aussi désirable… que si elle se fait désirer.

À l’issue du concert, tandis que la rythmique goûte au plaisir de la traditionnelle coupe de champagne (Mumm, le partenaire du festival, est au bar du foyer), Scofield et Lovano signe leur nouveau disque. Je profite d’un moment de répit, alors que les fans se dispersent, pour offrir à Sco le nouveau Jazz Magazine et lui signaler la publication de l’interview qu’il a accordé à Bertrand Bouard par téléphone il y a quelques semaines… Il est ailleurs, aimable, mais perdu, lessivé après un concert généreux, sans réserve. Ne sachant ce qu’il doit en faire… Un autographe peut-être sur cette photo de Jimi Hendrix qui fait la Une? Le poids d’années difficiles, une tournée européenne de 20 dates commencée le 25 octobre à Salzburg, passée par la Turquie, la Suisse, l’Allemagne, la Pologne… et qui l’a amené aujourd’hui à Reims par le car avec ses compagnons.  Le regard perdu vers quelque radeau qui le ramènerait vers sa chambre d’hôtel, puis soudain vif éclair : « Ah, Jazz Magazine… » Mais déjà le radeau l’a emporté. Ce soir 5 novembre, à trois quarts d’heure de Paris, une promenade, ils joueront au New Morning et le 14 à Nevers D’Jazz entre autres dates européennes avant reprendre la route tout au long du mois de décembre le long de la côte Est des Etats-Unis. Franck Bergerot

 

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Hier soir, John Scofield, Joe Lovano, Ben Street et Bill Stewart triomphaient à l’Opéra de Reims où le Reims Jazz Festival accueillait en première partie la harpiste-chanteuse Laura Perrudin. Ce soir 5 novembre, après une première partie conduite par Sophia Domancich et ses Snakes and Ladders (John Greaves, Himiko Paganotti et Eric Daniel), Mark Turner, Avishai Cohen, Joe Martin et Obed Calvaire  succéderont à l’Opéra de Reims au tandem Scolovano  qui se trouvera quant à lui sur la scène du New Morning à Paris.

Opéra, Reims Jazz Festival (51), le 4 novembre 2015.

Laura Perrudin (harpe, chant) .

Après son programme “électro” que j’avais entendu au parc de Kerguéhennec cet été dans le cadre de Jazz à Vannes (voir mon compte rendu en date du 4 août), voici le programme acoustique de Laura Perrudin. D’une certaine manière, la différence est infime. L’essentiel est là. Tout au plus l’habillage électro qui m’avait dicté ce titre “le sens du détail” structure-t-il, porte-t-il plus évidemment la prestation, plus austère pour le public dans sa version acoustique, mais peut-être aussi plus exigeante pour la harpiste à la merci de possibles longueurs. Mais le sens du détail ne lui fait guère défaut dans cette formule acoustique, sans effets extérieurs à l’instrument, sans orchestration ajoutée par l’usage de boucles… Le parcours de chaque chanson (le terme me semble un peu réducteur, tant le propos musical est ici développé très au-delà du format couplet-refrain) est précisément construit, comme un récit, jusque dans les moindres détails. Détails de l’écriture, mais aussi détail du geste, contrôle millimétré du geste qui sur l’échelle chromatique de cette harpe sans pédale doit anticiper l’étouffement de toute résonance indésirable. À quoi s’ajoute une pensée rythmique jamais simpliste et un cheminement harmonique qui l’entraîne périodiquement vers ces “twilight turns” harmoniques (pour reprendre le titre du poème de Joyce qu’elle chante) où soudain les couleurs se mettent à virer l’une sur l’autre dérobant toute certitude. Elle s’y aventure avec une sûreté d’intonation, terme qui convient autant au choix de ses doigts sur les cordes (qu’ils soient prémédités ou plus épisodiquement improvisés) qu’au placement mélodique de sa voix. Harpe et voix s’unissent ici en une totalité organique, qu’elle chante un texte ou fredonne un ostinato, un contrechant ou en homophonie avec la harpe. Totalité organique au service d’un onirisme qui trouve son unicité dans la diversité des sources: James Joyce, Oscar Wilde, Yeats…

Soudain un blanc, un noir même. Ai-je simplement décroché, rêvassé, commencé à rédigé mentalement l’article que je rédigerai en gagnant ma chambre d’hôtel. Je me croyais encore chez William Blake et je me retrouve dans un chanson de Becca Stevens qui fait partie des fréquentations new-yorkaises de Laura Perrudin. Quelque chose ne fonctionne pas, ça flotte et ça accroche tout à la fois, et dans ce petit combat qui se livre, j’entrevois quelque chose d’autre qui pourrait encore surgir de la voix juvénile, de ce choix qu’elle a fait d’une articulation dans un souffle, glissant sur les mots comme dans en chaussons, art auquel je me suis fait au fur et à mesure que sa voix trouvait son assise – à moins que ce ne soit moi qui me suis “assis” –, tandis qu’autour de moi j’entends des avis tranchés entre adhésion et une indifférence réservée. À l’issue du concert, je lui ferai part de cette impression passagère. Grands yeux amusés et incrédules: « Je chante ça depuis longtemps. Un peu de relâchement peut-être. Je me suis heurté à un petit problème technique sur ma harpe, qui a pu me déstabiliser. » Elle évoquera de prochains projets: un trio avec le violoniste Théo Ceccaldi et le guitariste Federico Casagrande, et un quatuor à cordes pas vraiment classique. Elle parlera de la difficulté de sonoriser une harpe et de celle d’imposer aux organisateurs son sonorisateur Jérémy Rouault qui est a son côté ce soir à Reims. Et le son obtenu dans ce grand théâtre à l’italienne d’où j’ai suivi le concert du 2ème balcon lui donne raison. Les 6 et 7 novembre, il sera avec elle au festival de jazz de Grignan. On retrouvera Laura Perrudin, avec ou sans, le 18 à Jazz en Ouche à L’Aigle, le 20 à Rennes (Chapelle du conservatoire), le 21 à Boulogne à Boulogne-sur-Mer au festival Tendance Jazz, le 27 à Cergy à Jazz au fil de l’Oise et du 30 au 5 décembre en tournée dans le cadre de Lubéron Jazz.

 John Scofield & Joe Lovano Quartet: Joe Lovano (sax ténor), John Scofield (guitare électrique), Ben Street (contrebasse), Bill Stewart batterie).

Ce ne sont pas (plus?) des top models ni des supermen de l’instrument qui entrent en scène, mais des espèces de vieux yogis-canailles, moins attachés au but qu’à la visée, mais bien décidés à s’amuser… On l’on crut bien qu’ils ne s’arrêteraient jamais. Joe Lovano, sorte de musée vivant de l’histoire du jazz, musée dont les pièces se serait incrustées dans les murs, les tentures et les tapis au point que l’on ne sait plus trop distinguer le contenant du contenu et que ce qui chez d’autres apparaîtrait comme un vulgaire patchwork, fait figure d’original où l’on ne sait plus distinguer: Rollins pour le gigantisme de l’assise et la sûreté rythmique, Ornette Coleman pour l’art du vagabondage, Dewey Redman et Archie Shepp pour le geste fauve du free, Lester et Dexter pour la décontraction et le vol plané, Johnny Griffin pour la précipitation soudaine, Joe Henderson pour la sérénité de la complexité harmonique. John Scofield, mémoire de guitare jazz (Jim Hall, Wes), country, blues, traversée de vapeurs des bayous, avec un son naturellement saturé, un groove entre décontraction et tension (décontraction du jeu en arrière du temps que lui reprochait crânement Miles et tension qu’il cause dans une espèce de hâte ralentie pour rattraper le temps). Bill Stewart, musical, élégant, le sens de l’instant. Ben Street dans ce double héritage Lafaro-Haden de la science harmonique et de l’intuition. Tout ça dans ce bonheur de l’abstraction partagée (tant honnie en notre époque où tout doit être court, simple, immédiat) qui est le bonheur du jazz, musique du désir, de la fuite en avant où la limpidité mélodique (et il en est question ici) n’est jamais aussi désirable… que si elle se fait désirer.

À l’issue du concert, tandis que la rythmique goûte au plaisir de la traditionnelle coupe de champagne (Mumm, le partenaire du festival, est au bar du foyer), Scofield et Lovano signe leur nouveau disque. Je profite d’un moment de répit, alors que les fans se dispersent, pour offrir à Sco le nouveau Jazz Magazine et lui signaler la publication de l’interview qu’il a accordé à Bertrand Bouard par téléphone il y a quelques semaines… Il est ailleurs, aimable, mais perdu, lessivé après un concert généreux, sans réserve. Ne sachant ce qu’il doit en faire… Un autographe peut-être sur cette photo de Jimi Hendrix qui fait la Une? Le poids d’années difficiles, une tournée européenne de 20 dates commencée le 25 octobre à Salzburg, passée par la Turquie, la Suisse, l’Allemagne, la Pologne… et qui l’a amené aujourd’hui à Reims par le car avec ses compagnons.  Le regard perdu vers quelque radeau qui le ramènerait vers sa chambre d’hôtel, puis soudain vif éclair : « Ah, Jazz Magazine… » Mais déjà le radeau l’a emporté. Ce soir 5 novembre, à trois quarts d’heure de Paris, une promenade, ils joueront au New Morning et le 14 à Nevers D’Jazz entre autres dates européennes avant reprendre la route tout au long du mois de décembre le long de la côte Est des Etats-Unis. Franck Bergerot

 

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Hier soir, John Scofield, Joe Lovano, Ben Street et Bill Stewart triomphaient à l’Opéra de Reims où le Reims Jazz Festival accueillait en première partie la harpiste-chanteuse Laura Perrudin. Ce soir 5 novembre, après une première partie conduite par Sophia Domancich et ses Snakes and Ladders (John Greaves, Himiko Paganotti et Eric Daniel), Mark Turner, Avishai Cohen, Joe Martin et Obed Calvaire  succéderont à l’Opéra de Reims au tandem Scolovano  qui se trouvera quant à lui sur la scène du New Morning à Paris.

Opéra, Reims Jazz Festival (51), le 4 novembre 2015.

Laura Perrudin (harpe, chant) .

Après son programme “électro” que j’avais entendu au parc de Kerguéhennec cet été dans le cadre de Jazz à Vannes (voir mon compte rendu en date du 4 août), voici le programme acoustique de Laura Perrudin. D’une certaine manière, la différence est infime. L’essentiel est là. Tout au plus l’habillage électro qui m’avait dicté ce titre “le sens du détail” structure-t-il, porte-t-il plus évidemment la prestation, plus austère pour le public dans sa version acoustique, mais peut-être aussi plus exigeante pour la harpiste à la merci de possibles longueurs. Mais le sens du détail ne lui fait guère défaut dans cette formule acoustique, sans effets extérieurs à l’instrument, sans orchestration ajoutée par l’usage de boucles… Le parcours de chaque chanson (le terme me semble un peu réducteur, tant le propos musical est ici développé très au-delà du format couplet-refrain) est précisément construit, comme un récit, jusque dans les moindres détails. Détails de l’écriture, mais aussi détail du geste, contrôle millimétré du geste qui sur l’échelle chromatique de cette harpe sans pédale doit anticiper l’étouffement de toute résonance indésirable. À quoi s’ajoute une pensée rythmique jamais simpliste et un cheminement harmonique qui l’entraîne périodiquement vers ces “twilight turns” harmoniques (pour reprendre le titre du poème de Joyce qu’elle chante) où soudain les couleurs se mettent à virer l’une sur l’autre dérobant toute certitude. Elle s’y aventure avec une sûreté d’intonation, terme qui convient autant au choix de ses doigts sur les cordes (qu’ils soient prémédités ou plus épisodiquement improvisés) qu’au placement mélodique de sa voix. Harpe et voix s’unissent ici en une totalité organique, qu’elle chante un texte ou fredonne un ostinato, un contrechant ou en homophonie avec la harpe. Totalité organique au service d’un onirisme qui trouve son unicité dans la diversité des sources: James Joyce, Oscar Wilde, Yeats…

Soudain un blanc, un noir même. Ai-je simplement décroché, rêvassé, commencé à rédigé mentalement l’article que je rédigerai en gagnant ma chambre d’hôtel. Je me croyais encore chez William Blake et je me retrouve dans un chanson de Becca Stevens qui fait partie des fréquentations new-yorkaises de Laura Perrudin. Quelque chose ne fonctionne pas, ça flotte et ça accroche tout à la fois, et dans ce petit combat qui se livre, j’entrevois quelque chose d’autre qui pourrait encore surgir de la voix juvénile, de ce choix qu’elle a fait d’une articulation dans un souffle, glissant sur les mots comme dans en chaussons, art auquel je me suis fait au fur et à mesure que sa voix trouvait son assise – à moins que ce ne soit moi qui me suis “assis” –, tandis qu’autour de moi j’entends des avis tranchés entre adhésion et une indifférence réservée. À l’issue du concert, je lui ferai part de cette impression passagère. Grands yeux amusés et incrédules: « Je chante ça depuis longtemps. Un peu de relâchement peut-être. Je me suis heurté à un petit problème technique sur ma harpe, qui a pu me déstabiliser. » Elle évoquera de prochains projets: un trio avec le violoniste Théo Ceccaldi et le guitariste Federico Casagrande, et un quatuor à cordes pas vraiment classique. Elle parlera de la difficulté de sonoriser une harpe et de celle d’imposer aux organisateurs son sonorisateur Jérémy Rouault qui est a son côté ce soir à Reims. Et le son obtenu dans ce grand théâtre à l’italienne d’où j’ai suivi le concert du 2ème balcon lui donne raison. Les 6 et 7 novembre, il sera avec elle au festival de jazz de Grignan. On retrouvera Laura Perrudin, avec ou sans, le 18 à Jazz en Ouche à L’Aigle, le 20 à Rennes (Chapelle du conservatoire), le 21 à Boulogne à Boulogne-sur-Mer au festival Tendance Jazz, le 27 à Cergy à Jazz au fil de l’Oise et du 30 au 5 décembre en tournée dans le cadre de Lubéron Jazz.

 John Scofield & Joe Lovano Quartet: Joe Lovano (sax ténor), John Scofield (guitare électrique), Ben Street (contrebasse), Bill Stewart batterie).

Ce ne sont pas (plus?) des top models ni des supermen de l’instrument qui entrent en scène, mais des espèces de vieux yogis-canailles, moins attachés au but qu’à la visée, mais bien décidés à s’amuser… On l’on crut bien qu’ils ne s’arrêteraient jamais. Joe Lovano, sorte de musée vivant de l’histoire du jazz, musée dont les pièces se serait incrustées dans les murs, les tentures et les tapis au point que l’on ne sait plus trop distinguer le contenant du contenu et que ce qui chez d’autres apparaîtrait comme un vulgaire patchwork, fait figure d’original où l’on ne sait plus distinguer: Rollins pour le gigantisme de l’assise et la sûreté rythmique, Ornette Coleman pour l’art du vagabondage, Dewey Redman et Archie Shepp pour le geste fauve du free, Lester et Dexter pour la décontraction et le vol plané, Johnny Griffin pour la précipitation soudaine, Joe Henderson pour la sérénité de la complexité harmonique. John Scofield, mémoire de guitare jazz (Jim Hall, Wes), country, blues, traversée de vapeurs des bayous, avec un son naturellement saturé, un groove entre décontraction et tension (décontraction du jeu en arrière du temps que lui reprochait crânement Miles et tension qu’il cause dans une espèce de hâte ralentie pour rattraper le temps). Bill Stewart, musical, élégant, le sens de l’instant. Ben Street dans ce double héritage Lafaro-Haden de la science harmonique et de l’intuition. Tout ça dans ce bonheur de l’abstraction partagée (tant honnie en notre époque où tout doit être court, simple, immédiat) qui est le bonheur du jazz, musique du désir, de la fuite en avant où la limpidité mélodique (et il en est question ici) n’est jamais aussi désirable… que si elle se fait désirer.

À l’issue du concert, tandis que la rythmique goûte au plaisir de la traditionnelle coupe de champagne (Mumm, le partenaire du festival, est au bar du foyer), Scofield et Lovano signe leur nouveau disque. Je profite d’un moment de répit, alors que les fans se dispersent, pour offrir à Sco le nouveau Jazz Magazine et lui signaler la publication de l’interview qu’il a accordé à Bertrand Bouard par téléphone il y a quelques semaines… Il est ailleurs, aimable, mais perdu, lessivé après un concert généreux, sans réserve. Ne sachant ce qu’il doit en faire… Un autographe peut-être sur cette photo de Jimi Hendrix qui fait la Une? Le poids d’années difficiles, une tournée européenne de 20 dates commencée le 25 octobre à Salzburg, passée par la Turquie, la Suisse, l’Allemagne, la Pologne… et qui l’a amené aujourd’hui à Reims par le car avec ses compagnons.  Le regard perdu vers quelque radeau qui le ramènerait vers sa chambre d’hôtel, puis soudain vif éclair : « Ah, Jazz Magazine… » Mais déjà le radeau l’a emporté. Ce soir 5 novembre, à trois quarts d’heure de Paris, une promenade, ils joueront au New Morning et le 14 à Nevers D’Jazz entre autres dates européennes avant reprendre la route tout au long du mois de décembre le long de la côte Est des Etats-Unis. Franck Bergerot