Jazz live
Publié le 29 Mar 2014

Slugged et le Culot-Liebman Project à Coutances

Le 28 mars, le Théâtre de Coutances recevait l’un des concerts de l’opération Focus Jazz (un mois de jazz en Basse-Normandie) et accueillait le projet de Jean-Benoît Culot autour de Dave Liebman “From Broadway to Mingus”, précédé en première partie par le quartette Slugged d’Olivier Laisney et son invité Stéphane Payen.

 


Deux opérations se croisent ici et conjuguent leurs efforts. Jazz sous les Pommiers s’apprête déjà à ouvrir ses portes du 24 au 31 mai, avec notamment un coup de projecteur sur l’œuvre d’Ellington, une création de Bill Carrothers D-Day pour quintette de jazz et chœur autour du Débarquement de Normandie dont on célèbre cette année le 70ème anniversaire, et la recréation du big band dirigé par Django Reinhardt pendant la guerre par Stan Lafferrière, le big band de la Musique de l’air et le guitariste Sammy Daussat. De son côté, Jazz Focus bat son plein depuis le 17 mars et pour près d’un mois, moins festival que moment d’agitation, aux quatre coins de la Basse Normandie, d’une scène locale très vivante et carrefour de ses différentes tendances et noyaux (le Camion Jazz des frères Marthouret, le Petit Label et les musiciens Renza Bô, etc.) avec la scène nationale et internationale. À l’affiche, notamment le concert Jazz sous les Pommiers à Coutances de ce 28 mars.


Invité par Jazz sous les pommiers, dans le cadre de Jazz Focus, à la Bibliothèque de Caen, centre de rayonnement de Jazz Focus, pour une conférence “Le jazz s’en va-t-en guerre” (du Jive Bomber composé par Stéphane Grappelli sous les bombardements de Londres à Artillerie lourde de Django Reinhardt en passant par des prêches anti-hitlériens des pasteurs noirs américains, les orchestres swing de propagande allemande, l’orchestre national de Biélorussie, l’orchestre de l’Air Force Training Command dirigé par Glen Miller, la participation des Noirs à la défense de la démocratie dans des armées ségréguées, l’influence du GI Bill sur le développement du jazz moderne après-guerre, etc.) et ayant cherché une solution pour assister à l’un des concerts de Focus Jazz, c’est finalement Coutances qui m’accueillit pour le concert du Culot-Liebman Project. Un orchestre dont il faut d’abord signaler l’infatigable rythmique que constituent le batteur Jean-Benoît Culot et le contrebassiste Renald Fleury et dont les lecteurs de notre agenda connaissent la complicité et l’hyperactivité. Mais en première partie, un autre Bas-Normand, le trompettiste Olivier Laisney qui fit ses premiers pas musicaux à l’école de musique de Coutances, présentait son orchestre Slugged.

 

Théâtre de Coutances (50), le 28 mars 2014.

 

Olivier Laisney Slugged : Olivier Laisney (trompette), Adrien Sanchez (sax ténor) Stéphane Caracci (vibraphone), Joachim Govin (contrebasse), Thibault Pierrard (batterie) + Stéphane Payen (sax alto).


D’emblée, si l’on se souvient bien du premier concert de Slugged au studio de l’Ermitage chroniqué dans ces pages le 25 avril 2012, la présence de Stéphane Payen dépasse désormais le stade de la simple invitation. Les deux hommes collaborent régulièrement et l’influence est audible. Les formes qui me rappelait Booker Little, Eric Dolphy et Bobby Hutcherson dans mon compte rendu (réécouter le bel album Phonotype” sur le label Onze heure onze) sont désormais bien contaminées par les conceptions métriques postcolemaniennes (tendance Steve) propres aux groupes Thôt, Print ou Octurn. Décontraction comprise, et c’est cela qui compte dans le jeu de Thibault Pierrard dont le jeu me semble s’être aéré si je me réfère au souvenir de ce qu’il jouait dans le groupe Oxyd d’Alexandre Herer). Cela qui compte aussi dans l’aisance avec laquelle Joachim Govin habite, diversifie et improvise sur les figures imposées qui maillent ces compositions proposées par Laisney ou Payen.


Au jeu en angles vifs de ce dernier, aux discontinuités et changements de braquet inattendus, Adrien Sanchez oppose un jeu tout en retenue, une réflexion posée, qui n’est pas sans évoquer les explorations patientes de Mark Turner, tandis qu’Olivier Laisney use d’une douce angularité avec un son de trompette jamais brillant, mais toujours intense (Booker Little me revient encore en mémoire), les scénarios à tiroirs des morceaux renouvelant constamment les propos de chacun des improvisateurs. Ceux-ci sont rarement laissés inactifs, constamment invités à rejoindre la rythmique dans ses ponctuations et, lorsqu’Olivier Laisney les réunit dans les parties thématiques, c’est avec un sens du son collectif qui les fait sonner comme un cloche par son sens du voicing et du timbre (la présence de Stephan Caracci est cruciale ici tant que par son rôle de soliste), ou parfois lorsqu’il se fait polyphonique, comme plusieurs cloches en carillon. Et le public de Coutances a marché avec cette petite réserve entendue au foyer du public, à l’entracte, dans la bouche d’auditeurs néanmoins admiratifs : « On les entend compter. » De deux choses l’une, soit ce sont ces auditeurs eux-mêmes qui comptent, soit ce ressenti que j’ai pu partager à certains moments vient d’une musique encore en rôdage, rôdage d’autant plus délicat que ces mécaniques rythmiques et formelles le sont et que ces musiciens manquent d’occasion de jouer. Merci donc à Coutances de leur avoir ouvert son théâtre.


Culot-Liebman Project “From Broadway to Mingus” : David Liebman (saxes soprano et ténor), Jean-Charles Richard (saxes soprano et baryton), Leonardo Montana (piano), Renald Fleury (contrebasse), Jean-Benoît Culot (batterie).


Prévenu en catastrophe de la reprise du concert alors que l’on s’attarde avec les musiciens de Slugged qui ont fait leur apparition au foyer du public, je retourne dans la salle quand, à la grille de Night and Day, se superpose un déboulé thématique ténor-soprano dont on apprendra qu’il s’agit d’un démarquage de David Liebman, Day and Night (grâce à ma discographie Tom Lord embarquée j’en repère le titre sur “Earth Jones” d’Elvin Jones avec Liebman, Kenny Kirkland et George Mraz). À la manœuvre, en arrière-pla
n, le tandem Fleury/Culot, drumming enthousiaste et efficace, basse “rustique” et vigoureuse, deux hommes habitués à marcher du même pas, avec un sens du show à la Blakey, c’est-à-dire la volonté de communiquer au public leur plaisir gourmand d’être là et de jouer. Ça ne se boude pas et Richard comme Liebman, chacun à leur manière, ont cette faculté d’“être là”. Pourtant, on est un peu déconcerté par quelque chose de convenu, qui édulcore tant la magie de la chanson de Cole Porter dont la mélodie est passée à la trappe que le jeu des deux solistes que l’on attend ailleurs. Ressenti au regard de ce que l’on vient d’entendre ou d’un regard trop exclusif sur les secteurs les plus ouverts de l’œuvre du saxophoniste ? On sait que Dave Liebman n’est pas ennemi du retour à une certaine lisibilité de ces progressions harmoniques bien cloisonnées ? Alors que le tandem basse-batterie s’apaise, c’est Leonardo Montana règle soudain la question, développant son improvisation à partir d’un jeu tout en accords qu’il fait flotter, tout en fausses transparences, tout en mystère. On cède sous le charme de ce moment de grâce.


Le morceau suivant commence par une mélodie simplissime comme je les aime, jouée par Renald Fleury, quelques notes bien posées, fréquemment répétées comme dans les mélodies inspirées à John Surman par le fond traditionnel des îles britanniques… Et bientôt un genre s’impose à moi, le sean nos, cet antique chant a capella qu’il y a trente ans je découvris chanté au banc des accusés du tribunal de Listowel transformé en salle de concours pour cette discipline exigeante lors du All Ireland Fleadh Cheiol en 1981 ! Lorsque Renald Fleury m’apprendra à l’issue du concert qu’il s’agit d’un air de Basse Normandie, un autre souvenir me reviendra à l’esprit : au début des années 90, lorsque j’avais fait connaissance avec Jean-Benoît Culot, il travaillait sur ce répertoire de Basse Normandie, avec Emmanuel Duprey au sein d’une moyenne formation, Le Petit Marcelot. Mais, chut, voici Dave Liebman qui s’empare de son tin whistle (le nom de la flûte à bec traditionnel irlandais s’impose évidemment… c’est de tout façon un flageolet bon marché du même genre dont use Liebman) et nous entraîne par-delà les mers et les océans vers une longue suite que Culot dédiera à John Coltrane (souvenons-nous qu’on trouvait parmi les carnets de notes de Coltrane des gammes et mélodies traditionnelles, pas seulement africaines et indiennes, mais aussi de la vieille Europe). Occasion d’une belle confrontation entre les deux sopranos.


Jean-Charles Richard se retire, laissant seul Liebman avec la rythmique sur Over the Rainbow qu’au ténor, il mâche longuement comme un grand vin avant de passer la parole à Montana qui va vriller le A de la mélodie et faire scintiller les “pin-pons” du B avec une délicatesse et une imagination qui expliquent pourquoi Liebman insistait pour noter ses coordonnées pendant le repas précédant le concert. Et voici Richard qui revient avec le baryton pour envoyer le riff de Moanin’ de Charles Mingus tandis que le ténor de Liebman virevolter et exulte alentours, et que le tandem Fleury-Culot s’approprie la belle ferveur du tandem Mingus-Richmond. Triomphe, rappel et adieux sur une sublime chanson d’amour, Duke Ellington’s Sound of Love de Mingus en hommage à Billy Strayhorn.


Demain, Dave Liebman aura donné le matin une masterclass et l’après-midi le programme du Culot-Liebman Project à Caen avant de faire le voyage Caen-Paris en voiture pour se rendre au Sunside où, à l’heure où j’aurais reconnecté mon ordinateur et placé ce texte sur jazzmagazine.com, il sera en train de monter sur scène avec la même équipe. Tout à l’heure, il évoquait les voyages automobiles qui, contrairement aux avions, permettaient aux musiciens d’établir une authentique communauté entre deux concerts, où l’on prenait le temps de repenser le concert de la veille pour préparer celui du soir. Il aura été servi.


Les Normands, eux, seront à Fleury-sur-Orne pour entendre le Bibendum Orchestra sur des partitions de l’altiste Gaël Horellou, des trompettistes Pierre Millet et Quentin Ghomari et du corniste Victor Michaud. Le 1er, ils seront au Conservatoire de Caen pour entendre le trio Medeski, Martin & Wood et son invité, le guitariste Nels Cline. Et ça dure comme ça jusqu’au 13 avril. Franck Bergerot

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Le 28 mars, le Théâtre de Coutances recevait l’un des concerts de l’opération Focus Jazz (un mois de jazz en Basse-Normandie) et accueillait le projet de Jean-Benoît Culot autour de Dave Liebman “From Broadway to Mingus”, précédé en première partie par le quartette Slugged d’Olivier Laisney et son invité Stéphane Payen.

 


Deux opérations se croisent ici et conjuguent leurs efforts. Jazz sous les Pommiers s’apprête déjà à ouvrir ses portes du 24 au 31 mai, avec notamment un coup de projecteur sur l’œuvre d’Ellington, une création de Bill Carrothers D-Day pour quintette de jazz et chœur autour du Débarquement de Normandie dont on célèbre cette année le 70ème anniversaire, et la recréation du big band dirigé par Django Reinhardt pendant la guerre par Stan Lafferrière, le big band de la Musique de l’air et le guitariste Sammy Daussat. De son côté, Jazz Focus bat son plein depuis le 17 mars et pour près d’un mois, moins festival que moment d’agitation, aux quatre coins de la Basse Normandie, d’une scène locale très vivante et carrefour de ses différentes tendances et noyaux (le Camion Jazz des frères Marthouret, le Petit Label et les musiciens Renza Bô, etc.) avec la scène nationale et internationale. À l’affiche, notamment le concert Jazz sous les Pommiers à Coutances de ce 28 mars.


Invité par Jazz sous les pommiers, dans le cadre de Jazz Focus, à la Bibliothèque de Caen, centre de rayonnement de Jazz Focus, pour une conférence “Le jazz s’en va-t-en guerre” (du Jive Bomber composé par Stéphane Grappelli sous les bombardements de Londres à Artillerie lourde de Django Reinhardt en passant par des prêches anti-hitlériens des pasteurs noirs américains, les orchestres swing de propagande allemande, l’orchestre national de Biélorussie, l’orchestre de l’Air Force Training Command dirigé par Glen Miller, la participation des Noirs à la défense de la démocratie dans des armées ségréguées, l’influence du GI Bill sur le développement du jazz moderne après-guerre, etc.) et ayant cherché une solution pour assister à l’un des concerts de Focus Jazz, c’est finalement Coutances qui m’accueillit pour le concert du Culot-Liebman Project. Un orchestre dont il faut d’abord signaler l’infatigable rythmique que constituent le batteur Jean-Benoît Culot et le contrebassiste Renald Fleury et dont les lecteurs de notre agenda connaissent la complicité et l’hyperactivité. Mais en première partie, un autre Bas-Normand, le trompettiste Olivier Laisney qui fit ses premiers pas musicaux à l’école de musique de Coutances, présentait son orchestre Slugged.

 

Théâtre de Coutances (50), le 28 mars 2014.

 

Olivier Laisney Slugged : Olivier Laisney (trompette), Adrien Sanchez (sax ténor) Stéphane Caracci (vibraphone), Joachim Govin (contrebasse), Thibault Pierrard (batterie) + Stéphane Payen (sax alto).


D’emblée, si l’on se souvient bien du premier concert de Slugged au studio de l’Ermitage chroniqué dans ces pages le 25 avril 2012, la présence de Stéphane Payen dépasse désormais le stade de la simple invitation. Les deux hommes collaborent régulièrement et l’influence est audible. Les formes qui me rappelait Booker Little, Eric Dolphy et Bobby Hutcherson dans mon compte rendu (réécouter le bel album Phonotype” sur le label Onze heure onze) sont désormais bien contaminées par les conceptions métriques postcolemaniennes (tendance Steve) propres aux groupes Thôt, Print ou Octurn. Décontraction comprise, et c’est cela qui compte dans le jeu de Thibault Pierrard dont le jeu me semble s’être aéré si je me réfère au souvenir de ce qu’il jouait dans le groupe Oxyd d’Alexandre Herer). Cela qui compte aussi dans l’aisance avec laquelle Joachim Govin habite, diversifie et improvise sur les figures imposées qui maillent ces compositions proposées par Laisney ou Payen.


Au jeu en angles vifs de ce dernier, aux discontinuités et changements de braquet inattendus, Adrien Sanchez oppose un jeu tout en retenue, une réflexion posée, qui n’est pas sans évoquer les explorations patientes de Mark Turner, tandis qu’Olivier Laisney use d’une douce angularité avec un son de trompette jamais brillant, mais toujours intense (Booker Little me revient encore en mémoire), les scénarios à tiroirs des morceaux renouvelant constamment les propos de chacun des improvisateurs. Ceux-ci sont rarement laissés inactifs, constamment invités à rejoindre la rythmique dans ses ponctuations et, lorsqu’Olivier Laisney les réunit dans les parties thématiques, c’est avec un sens du son collectif qui les fait sonner comme un cloche par son sens du voicing et du timbre (la présence de Stephan Caracci est cruciale ici tant que par son rôle de soliste), ou parfois lorsqu’il se fait polyphonique, comme plusieurs cloches en carillon. Et le public de Coutances a marché avec cette petite réserve entendue au foyer du public, à l’entracte, dans la bouche d’auditeurs néanmoins admiratifs : « On les entend compter. » De deux choses l’une, soit ce sont ces auditeurs eux-mêmes qui comptent, soit ce ressenti que j’ai pu partager à certains moments vient d’une musique encore en rôdage, rôdage d’autant plus délicat que ces mécaniques rythmiques et formelles le sont et que ces musiciens manquent d’occasion de jouer. Merci donc à Coutances de leur avoir ouvert son théâtre.


Culot-Liebman Project “From Broadway to Mingus” : David Liebman (saxes soprano et ténor), Jean-Charles Richard (saxes soprano et baryton), Leonardo Montana (piano), Renald Fleury (contrebasse), Jean-Benoît Culot (batterie).


Prévenu en catastrophe de la reprise du concert alors que l’on s’attarde avec les musiciens de Slugged qui ont fait leur apparition au foyer du public, je retourne dans la salle quand, à la grille de Night and Day, se superpose un déboulé thématique ténor-soprano dont on apprendra qu’il s’agit d’un démarquage de David Liebman, Day and Night (grâce à ma discographie Tom Lord embarquée j’en repère le titre sur “Earth Jones” d’Elvin Jones avec Liebman, Kenny Kirkland et George Mraz). À la manœuvre, en arrière-pla
n, le tandem Fleury/Culot, drumming enthousiaste et efficace, basse “rustique” et vigoureuse, deux hommes habitués à marcher du même pas, avec un sens du show à la Blakey, c’est-à-dire la volonté de communiquer au public leur plaisir gourmand d’être là et de jouer. Ça ne se boude pas et Richard comme Liebman, chacun à leur manière, ont cette faculté d’“être là”. Pourtant, on est un peu déconcerté par quelque chose de convenu, qui édulcore tant la magie de la chanson de Cole Porter dont la mélodie est passée à la trappe que le jeu des deux solistes que l’on attend ailleurs. Ressenti au regard de ce que l’on vient d’entendre ou d’un regard trop exclusif sur les secteurs les plus ouverts de l’œuvre du saxophoniste ? On sait que Dave Liebman n’est pas ennemi du retour à une certaine lisibilité de ces progressions harmoniques bien cloisonnées ? Alors que le tandem basse-batterie s’apaise, c’est Leonardo Montana règle soudain la question, développant son improvisation à partir d’un jeu tout en accords qu’il fait flotter, tout en fausses transparences, tout en mystère. On cède sous le charme de ce moment de grâce.


Le morceau suivant commence par une mélodie simplissime comme je les aime, jouée par Renald Fleury, quelques notes bien posées, fréquemment répétées comme dans les mélodies inspirées à John Surman par le fond traditionnel des îles britanniques… Et bientôt un genre s’impose à moi, le sean nos, cet antique chant a capella qu’il y a trente ans je découvris chanté au banc des accusés du tribunal de Listowel transformé en salle de concours pour cette discipline exigeante lors du All Ireland Fleadh Cheiol en 1981 ! Lorsque Renald Fleury m’apprendra à l’issue du concert qu’il s’agit d’un air de Basse Normandie, un autre souvenir me reviendra à l’esprit : au début des années 90, lorsque j’avais fait connaissance avec Jean-Benoît Culot, il travaillait sur ce répertoire de Basse Normandie, avec Emmanuel Duprey au sein d’une moyenne formation, Le Petit Marcelot. Mais, chut, voici Dave Liebman qui s’empare de son tin whistle (le nom de la flûte à bec traditionnel irlandais s’impose évidemment… c’est de tout façon un flageolet bon marché du même genre dont use Liebman) et nous entraîne par-delà les mers et les océans vers une longue suite que Culot dédiera à John Coltrane (souvenons-nous qu’on trouvait parmi les carnets de notes de Coltrane des gammes et mélodies traditionnelles, pas seulement africaines et indiennes, mais aussi de la vieille Europe). Occasion d’une belle confrontation entre les deux sopranos.


Jean-Charles Richard se retire, laissant seul Liebman avec la rythmique sur Over the Rainbow qu’au ténor, il mâche longuement comme un grand vin avant de passer la parole à Montana qui va vriller le A de la mélodie et faire scintiller les “pin-pons” du B avec une délicatesse et une imagination qui expliquent pourquoi Liebman insistait pour noter ses coordonnées pendant le repas précédant le concert. Et voici Richard qui revient avec le baryton pour envoyer le riff de Moanin’ de Charles Mingus tandis que le ténor de Liebman virevolter et exulte alentours, et que le tandem Fleury-Culot s’approprie la belle ferveur du tandem Mingus-Richmond. Triomphe, rappel et adieux sur une sublime chanson d’amour, Duke Ellington’s Sound of Love de Mingus en hommage à Billy Strayhorn.


Demain, Dave Liebman aura donné le matin une masterclass et l’après-midi le programme du Culot-Liebman Project à Caen avant de faire le voyage Caen-Paris en voiture pour se rendre au Sunside où, à l’heure où j’aurais reconnecté mon ordinateur et placé ce texte sur jazzmagazine.com, il sera en train de monter sur scène avec la même équipe. Tout à l’heure, il évoquait les voyages automobiles qui, contrairement aux avions, permettaient aux musiciens d’établir une authentique communauté entre deux concerts, où l’on prenait le temps de repenser le concert de la veille pour préparer celui du soir. Il aura été servi.


Les Normands, eux, seront à Fleury-sur-Orne pour entendre le Bibendum Orchestra sur des partitions de l’altiste Gaël Horellou, des trompettistes Pierre Millet et Quentin Ghomari et du corniste Victor Michaud. Le 1er, ils seront au Conservatoire de Caen pour entendre le trio Medeski, Martin & Wood et son invité, le guitariste Nels Cline. Et ça dure comme ça jusqu’au 13 avril. Franck Bergerot

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Le 28 mars, le Théâtre de Coutances recevait l’un des concerts de l’opération Focus Jazz (un mois de jazz en Basse-Normandie) et accueillait le projet de Jean-Benoît Culot autour de Dave Liebman “From Broadway to Mingus”, précédé en première partie par le quartette Slugged d’Olivier Laisney et son invité Stéphane Payen.

 


Deux opérations se croisent ici et conjuguent leurs efforts. Jazz sous les Pommiers s’apprête déjà à ouvrir ses portes du 24 au 31 mai, avec notamment un coup de projecteur sur l’œuvre d’Ellington, une création de Bill Carrothers D-Day pour quintette de jazz et chœur autour du Débarquement de Normandie dont on célèbre cette année le 70ème anniversaire, et la recréation du big band dirigé par Django Reinhardt pendant la guerre par Stan Lafferrière, le big band de la Musique de l’air et le guitariste Sammy Daussat. De son côté, Jazz Focus bat son plein depuis le 17 mars et pour près d’un mois, moins festival que moment d’agitation, aux quatre coins de la Basse Normandie, d’une scène locale très vivante et carrefour de ses différentes tendances et noyaux (le Camion Jazz des frères Marthouret, le Petit Label et les musiciens Renza Bô, etc.) avec la scène nationale et internationale. À l’affiche, notamment le concert Jazz sous les Pommiers à Coutances de ce 28 mars.


Invité par Jazz sous les pommiers, dans le cadre de Jazz Focus, à la Bibliothèque de Caen, centre de rayonnement de Jazz Focus, pour une conférence “Le jazz s’en va-t-en guerre” (du Jive Bomber composé par Stéphane Grappelli sous les bombardements de Londres à Artillerie lourde de Django Reinhardt en passant par des prêches anti-hitlériens des pasteurs noirs américains, les orchestres swing de propagande allemande, l’orchestre national de Biélorussie, l’orchestre de l’Air Force Training Command dirigé par Glen Miller, la participation des Noirs à la défense de la démocratie dans des armées ségréguées, l’influence du GI Bill sur le développement du jazz moderne après-guerre, etc.) et ayant cherché une solution pour assister à l’un des concerts de Focus Jazz, c’est finalement Coutances qui m’accueillit pour le concert du Culot-Liebman Project. Un orchestre dont il faut d’abord signaler l’infatigable rythmique que constituent le batteur Jean-Benoît Culot et le contrebassiste Renald Fleury et dont les lecteurs de notre agenda connaissent la complicité et l’hyperactivité. Mais en première partie, un autre Bas-Normand, le trompettiste Olivier Laisney qui fit ses premiers pas musicaux à l’école de musique de Coutances, présentait son orchestre Slugged.

 

Théâtre de Coutances (50), le 28 mars 2014.

 

Olivier Laisney Slugged : Olivier Laisney (trompette), Adrien Sanchez (sax ténor) Stéphane Caracci (vibraphone), Joachim Govin (contrebasse), Thibault Pierrard (batterie) + Stéphane Payen (sax alto).


D’emblée, si l’on se souvient bien du premier concert de Slugged au studio de l’Ermitage chroniqué dans ces pages le 25 avril 2012, la présence de Stéphane Payen dépasse désormais le stade de la simple invitation. Les deux hommes collaborent régulièrement et l’influence est audible. Les formes qui me rappelait Booker Little, Eric Dolphy et Bobby Hutcherson dans mon compte rendu (réécouter le bel album Phonotype” sur le label Onze heure onze) sont désormais bien contaminées par les conceptions métriques postcolemaniennes (tendance Steve) propres aux groupes Thôt, Print ou Octurn. Décontraction comprise, et c’est cela qui compte dans le jeu de Thibault Pierrard dont le jeu me semble s’être aéré si je me réfère au souvenir de ce qu’il jouait dans le groupe Oxyd d’Alexandre Herer). Cela qui compte aussi dans l’aisance avec laquelle Joachim Govin habite, diversifie et improvise sur les figures imposées qui maillent ces compositions proposées par Laisney ou Payen.


Au jeu en angles vifs de ce dernier, aux discontinuités et changements de braquet inattendus, Adrien Sanchez oppose un jeu tout en retenue, une réflexion posée, qui n’est pas sans évoquer les explorations patientes de Mark Turner, tandis qu’Olivier Laisney use d’une douce angularité avec un son de trompette jamais brillant, mais toujours intense (Booker Little me revient encore en mémoire), les scénarios à tiroirs des morceaux renouvelant constamment les propos de chacun des improvisateurs. Ceux-ci sont rarement laissés inactifs, constamment invités à rejoindre la rythmique dans ses ponctuations et, lorsqu’Olivier Laisney les réunit dans les parties thématiques, c’est avec un sens du son collectif qui les fait sonner comme un cloche par son sens du voicing et du timbre (la présence de Stephan Caracci est cruciale ici tant que par son rôle de soliste), ou parfois lorsqu’il se fait polyphonique, comme plusieurs cloches en carillon. Et le public de Coutances a marché avec cette petite réserve entendue au foyer du public, à l’entracte, dans la bouche d’auditeurs néanmoins admiratifs : « On les entend compter. » De deux choses l’une, soit ce sont ces auditeurs eux-mêmes qui comptent, soit ce ressenti que j’ai pu partager à certains moments vient d’une musique encore en rôdage, rôdage d’autant plus délicat que ces mécaniques rythmiques et formelles le sont et que ces musiciens manquent d’occasion de jouer. Merci donc à Coutances de leur avoir ouvert son théâtre.


Culot-Liebman Project “From Broadway to Mingus” : David Liebman (saxes soprano et ténor), Jean-Charles Richard (saxes soprano et baryton), Leonardo Montana (piano), Renald Fleury (contrebasse), Jean-Benoît Culot (batterie).


Prévenu en catastrophe de la reprise du concert alors que l’on s’attarde avec les musiciens de Slugged qui ont fait leur apparition au foyer du public, je retourne dans la salle quand, à la grille de Night and Day, se superpose un déboulé thématique ténor-soprano dont on apprendra qu’il s’agit d’un démarquage de David Liebman, Day and Night (grâce à ma discographie Tom Lord embarquée j’en repère le titre sur “Earth Jones” d’Elvin Jones avec Liebman, Kenny Kirkland et George Mraz). À la manœuvre, en arrière-pla
n, le tandem Fleury/Culot, drumming enthousiaste et efficace, basse “rustique” et vigoureuse, deux hommes habitués à marcher du même pas, avec un sens du show à la Blakey, c’est-à-dire la volonté de communiquer au public leur plaisir gourmand d’être là et de jouer. Ça ne se boude pas et Richard comme Liebman, chacun à leur manière, ont cette faculté d’“être là”. Pourtant, on est un peu déconcerté par quelque chose de convenu, qui édulcore tant la magie de la chanson de Cole Porter dont la mélodie est passée à la trappe que le jeu des deux solistes que l’on attend ailleurs. Ressenti au regard de ce que l’on vient d’entendre ou d’un regard trop exclusif sur les secteurs les plus ouverts de l’œuvre du saxophoniste ? On sait que Dave Liebman n’est pas ennemi du retour à une certaine lisibilité de ces progressions harmoniques bien cloisonnées ? Alors que le tandem basse-batterie s’apaise, c’est Leonardo Montana règle soudain la question, développant son improvisation à partir d’un jeu tout en accords qu’il fait flotter, tout en fausses transparences, tout en mystère. On cède sous le charme de ce moment de grâce.


Le morceau suivant commence par une mélodie simplissime comme je les aime, jouée par Renald Fleury, quelques notes bien posées, fréquemment répétées comme dans les mélodies inspirées à John Surman par le fond traditionnel des îles britanniques… Et bientôt un genre s’impose à moi, le sean nos, cet antique chant a capella qu’il y a trente ans je découvris chanté au banc des accusés du tribunal de Listowel transformé en salle de concours pour cette discipline exigeante lors du All Ireland Fleadh Cheiol en 1981 ! Lorsque Renald Fleury m’apprendra à l’issue du concert qu’il s’agit d’un air de Basse Normandie, un autre souvenir me reviendra à l’esprit : au début des années 90, lorsque j’avais fait connaissance avec Jean-Benoît Culot, il travaillait sur ce répertoire de Basse Normandie, avec Emmanuel Duprey au sein d’une moyenne formation, Le Petit Marcelot. Mais, chut, voici Dave Liebman qui s’empare de son tin whistle (le nom de la flûte à bec traditionnel irlandais s’impose évidemment… c’est de tout façon un flageolet bon marché du même genre dont use Liebman) et nous entraîne par-delà les mers et les océans vers une longue suite que Culot dédiera à John Coltrane (souvenons-nous qu’on trouvait parmi les carnets de notes de Coltrane des gammes et mélodies traditionnelles, pas seulement africaines et indiennes, mais aussi de la vieille Europe). Occasion d’une belle confrontation entre les deux sopranos.


Jean-Charles Richard se retire, laissant seul Liebman avec la rythmique sur Over the Rainbow qu’au ténor, il mâche longuement comme un grand vin avant de passer la parole à Montana qui va vriller le A de la mélodie et faire scintiller les “pin-pons” du B avec une délicatesse et une imagination qui expliquent pourquoi Liebman insistait pour noter ses coordonnées pendant le repas précédant le concert. Et voici Richard qui revient avec le baryton pour envoyer le riff de Moanin’ de Charles Mingus tandis que le ténor de Liebman virevolter et exulte alentours, et que le tandem Fleury-Culot s’approprie la belle ferveur du tandem Mingus-Richmond. Triomphe, rappel et adieux sur une sublime chanson d’amour, Duke Ellington’s Sound of Love de Mingus en hommage à Billy Strayhorn.


Demain, Dave Liebman aura donné le matin une masterclass et l’après-midi le programme du Culot-Liebman Project à Caen avant de faire le voyage Caen-Paris en voiture pour se rendre au Sunside où, à l’heure où j’aurais reconnecté mon ordinateur et placé ce texte sur jazzmagazine.com, il sera en train de monter sur scène avec la même équipe. Tout à l’heure, il évoquait les voyages automobiles qui, contrairement aux avions, permettaient aux musiciens d’établir une authentique communauté entre deux concerts, où l’on prenait le temps de repenser le concert de la veille pour préparer celui du soir. Il aura été servi.


Les Normands, eux, seront à Fleury-sur-Orne pour entendre le Bibendum Orchestra sur des partitions de l’altiste Gaël Horellou, des trompettistes Pierre Millet et Quentin Ghomari et du corniste Victor Michaud. Le 1er, ils seront au Conservatoire de Caen pour entendre le trio Medeski, Martin & Wood et son invité, le guitariste Nels Cline. Et ça dure comme ça jusqu’au 13 avril. Franck Bergerot

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Le 28 mars, le Théâtre de Coutances recevait l’un des concerts de l’opération Focus Jazz (un mois de jazz en Basse-Normandie) et accueillait le projet de Jean-Benoît Culot autour de Dave Liebman “From Broadway to Mingus”, précédé en première partie par le quartette Slugged d’Olivier Laisney et son invité Stéphane Payen.

 


Deux opérations se croisent ici et conjuguent leurs efforts. Jazz sous les Pommiers s’apprête déjà à ouvrir ses portes du 24 au 31 mai, avec notamment un coup de projecteur sur l’œuvre d’Ellington, une création de Bill Carrothers D-Day pour quintette de jazz et chœur autour du Débarquement de Normandie dont on célèbre cette année le 70ème anniversaire, et la recréation du big band dirigé par Django Reinhardt pendant la guerre par Stan Lafferrière, le big band de la Musique de l’air et le guitariste Sammy Daussat. De son côté, Jazz Focus bat son plein depuis le 17 mars et pour près d’un mois, moins festival que moment d’agitation, aux quatre coins de la Basse Normandie, d’une scène locale très vivante et carrefour de ses différentes tendances et noyaux (le Camion Jazz des frères Marthouret, le Petit Label et les musiciens Renza Bô, etc.) avec la scène nationale et internationale. À l’affiche, notamment le concert Jazz sous les Pommiers à Coutances de ce 28 mars.


Invité par Jazz sous les pommiers, dans le cadre de Jazz Focus, à la Bibliothèque de Caen, centre de rayonnement de Jazz Focus, pour une conférence “Le jazz s’en va-t-en guerre” (du Jive Bomber composé par Stéphane Grappelli sous les bombardements de Londres à Artillerie lourde de Django Reinhardt en passant par des prêches anti-hitlériens des pasteurs noirs américains, les orchestres swing de propagande allemande, l’orchestre national de Biélorussie, l’orchestre de l’Air Force Training Command dirigé par Glen Miller, la participation des Noirs à la défense de la démocratie dans des armées ségréguées, l’influence du GI Bill sur le développement du jazz moderne après-guerre, etc.) et ayant cherché une solution pour assister à l’un des concerts de Focus Jazz, c’est finalement Coutances qui m’accueillit pour le concert du Culot-Liebman Project. Un orchestre dont il faut d’abord signaler l’infatigable rythmique que constituent le batteur Jean-Benoît Culot et le contrebassiste Renald Fleury et dont les lecteurs de notre agenda connaissent la complicité et l’hyperactivité. Mais en première partie, un autre Bas-Normand, le trompettiste Olivier Laisney qui fit ses premiers pas musicaux à l’école de musique de Coutances, présentait son orchestre Slugged.

 

Théâtre de Coutances (50), le 28 mars 2014.

 

Olivier Laisney Slugged : Olivier Laisney (trompette), Adrien Sanchez (sax ténor) Stéphane Caracci (vibraphone), Joachim Govin (contrebasse), Thibault Pierrard (batterie) + Stéphane Payen (sax alto).


D’emblée, si l’on se souvient bien du premier concert de Slugged au studio de l’Ermitage chroniqué dans ces pages le 25 avril 2012, la présence de Stéphane Payen dépasse désormais le stade de la simple invitation. Les deux hommes collaborent régulièrement et l’influence est audible. Les formes qui me rappelait Booker Little, Eric Dolphy et Bobby Hutcherson dans mon compte rendu (réécouter le bel album Phonotype” sur le label Onze heure onze) sont désormais bien contaminées par les conceptions métriques postcolemaniennes (tendance Steve) propres aux groupes Thôt, Print ou Octurn. Décontraction comprise, et c’est cela qui compte dans le jeu de Thibault Pierrard dont le jeu me semble s’être aéré si je me réfère au souvenir de ce qu’il jouait dans le groupe Oxyd d’Alexandre Herer). Cela qui compte aussi dans l’aisance avec laquelle Joachim Govin habite, diversifie et improvise sur les figures imposées qui maillent ces compositions proposées par Laisney ou Payen.


Au jeu en angles vifs de ce dernier, aux discontinuités et changements de braquet inattendus, Adrien Sanchez oppose un jeu tout en retenue, une réflexion posée, qui n’est pas sans évoquer les explorations patientes de Mark Turner, tandis qu’Olivier Laisney use d’une douce angularité avec un son de trompette jamais brillant, mais toujours intense (Booker Little me revient encore en mémoire), les scénarios à tiroirs des morceaux renouvelant constamment les propos de chacun des improvisateurs. Ceux-ci sont rarement laissés inactifs, constamment invités à rejoindre la rythmique dans ses ponctuations et, lorsqu’Olivier Laisney les réunit dans les parties thématiques, c’est avec un sens du son collectif qui les fait sonner comme un cloche par son sens du voicing et du timbre (la présence de Stephan Caracci est cruciale ici tant que par son rôle de soliste), ou parfois lorsqu’il se fait polyphonique, comme plusieurs cloches en carillon. Et le public de Coutances a marché avec cette petite réserve entendue au foyer du public, à l’entracte, dans la bouche d’auditeurs néanmoins admiratifs : « On les entend compter. » De deux choses l’une, soit ce sont ces auditeurs eux-mêmes qui comptent, soit ce ressenti que j’ai pu partager à certains moments vient d’une musique encore en rôdage, rôdage d’autant plus délicat que ces mécaniques rythmiques et formelles le sont et que ces musiciens manquent d’occasion de jouer. Merci donc à Coutances de leur avoir ouvert son théâtre.


Culot-Liebman Project “From Broadway to Mingus” : David Liebman (saxes soprano et ténor), Jean-Charles Richard (saxes soprano et baryton), Leonardo Montana (piano), Renald Fleury (contrebasse), Jean-Benoît Culot (batterie).


Prévenu en catastrophe de la reprise du concert alors que l’on s’attarde avec les musiciens de Slugged qui ont fait leur apparition au foyer du public, je retourne dans la salle quand, à la grille de Night and Day, se superpose un déboulé thématique ténor-soprano dont on apprendra qu’il s’agit d’un démarquage de David Liebman, Day and Night (grâce à ma discographie Tom Lord embarquée j’en repère le titre sur “Earth Jones” d’Elvin Jones avec Liebman, Kenny Kirkland et George Mraz). À la manœuvre, en arrière-pla
n, le tandem Fleury/Culot, drumming enthousiaste et efficace, basse “rustique” et vigoureuse, deux hommes habitués à marcher du même pas, avec un sens du show à la Blakey, c’est-à-dire la volonté de communiquer au public leur plaisir gourmand d’être là et de jouer. Ça ne se boude pas et Richard comme Liebman, chacun à leur manière, ont cette faculté d’“être là”. Pourtant, on est un peu déconcerté par quelque chose de convenu, qui édulcore tant la magie de la chanson de Cole Porter dont la mélodie est passée à la trappe que le jeu des deux solistes que l’on attend ailleurs. Ressenti au regard de ce que l’on vient d’entendre ou d’un regard trop exclusif sur les secteurs les plus ouverts de l’œuvre du saxophoniste ? On sait que Dave Liebman n’est pas ennemi du retour à une certaine lisibilité de ces progressions harmoniques bien cloisonnées ? Alors que le tandem basse-batterie s’apaise, c’est Leonardo Montana règle soudain la question, développant son improvisation à partir d’un jeu tout en accords qu’il fait flotter, tout en fausses transparences, tout en mystère. On cède sous le charme de ce moment de grâce.


Le morceau suivant commence par une mélodie simplissime comme je les aime, jouée par Renald Fleury, quelques notes bien posées, fréquemment répétées comme dans les mélodies inspirées à John Surman par le fond traditionnel des îles britanniques… Et bientôt un genre s’impose à moi, le sean nos, cet antique chant a capella qu’il y a trente ans je découvris chanté au banc des accusés du tribunal de Listowel transformé en salle de concours pour cette discipline exigeante lors du All Ireland Fleadh Cheiol en 1981 ! Lorsque Renald Fleury m’apprendra à l’issue du concert qu’il s’agit d’un air de Basse Normandie, un autre souvenir me reviendra à l’esprit : au début des années 90, lorsque j’avais fait connaissance avec Jean-Benoît Culot, il travaillait sur ce répertoire de Basse Normandie, avec Emmanuel Duprey au sein d’une moyenne formation, Le Petit Marcelot. Mais, chut, voici Dave Liebman qui s’empare de son tin whistle (le nom de la flûte à bec traditionnel irlandais s’impose évidemment… c’est de tout façon un flageolet bon marché du même genre dont use Liebman) et nous entraîne par-delà les mers et les océans vers une longue suite que Culot dédiera à John Coltrane (souvenons-nous qu’on trouvait parmi les carnets de notes de Coltrane des gammes et mélodies traditionnelles, pas seulement africaines et indiennes, mais aussi de la vieille Europe). Occasion d’une belle confrontation entre les deux sopranos.


Jean-Charles Richard se retire, laissant seul Liebman avec la rythmique sur Over the Rainbow qu’au ténor, il mâche longuement comme un grand vin avant de passer la parole à Montana qui va vriller le A de la mélodie et faire scintiller les “pin-pons” du B avec une délicatesse et une imagination qui expliquent pourquoi Liebman insistait pour noter ses coordonnées pendant le repas précédant le concert. Et voici Richard qui revient avec le baryton pour envoyer le riff de Moanin’ de Charles Mingus tandis que le ténor de Liebman virevolter et exulte alentours, et que le tandem Fleury-Culot s’approprie la belle ferveur du tandem Mingus-Richmond. Triomphe, rappel et adieux sur une sublime chanson d’amour, Duke Ellington’s Sound of Love de Mingus en hommage à Billy Strayhorn.


Demain, Dave Liebman aura donné le matin une masterclass et l’après-midi le programme du Culot-Liebman Project à Caen avant de faire le voyage Caen-Paris en voiture pour se rendre au Sunside où, à l’heure où j’aurais reconnecté mon ordinateur et placé ce texte sur jazzmagazine.com, il sera en train de monter sur scène avec la même équipe. Tout à l’heure, il évoquait les voyages automobiles qui, contrairement aux avions, permettaient aux musiciens d’établir une authentique communauté entre deux concerts, où l’on prenait le temps de repenser le concert de la veille pour préparer celui du soir. Il aura été servi.


Les Normands, eux, seront à Fleury-sur-Orne pour entendre le Bibendum Orchestra sur des partitions de l’altiste Gaël Horellou, des trompettistes Pierre Millet et Quentin Ghomari et du corniste Victor Michaud. Le 1er, ils seront au Conservatoire de Caen pour entendre le trio Medeski, Martin & Wood et son invité, le guitariste Nels Cline. Et ça dure comme ça jusqu’au 13 avril. Franck Bergerot