Jazz live
Publié le 15 Juil 2015

Umbria Jazz (III), Pérouse, Ombrie, Italie. 14 juillet.

Le trio du guitariste danois Jakob Bro au Teatro Morlacchi à 17h : voilà qui vaut largement la peine de s’extraire de sa sieste post-méridienne, laquelle — en été en Ombrie — relève de la nécessité thérapeutique. On se bouge, on se douche, on s’active vers le centre historique en ignorant les vendeurs de glaces, de chaussures, de panini et autres mercantis, chalands compris… et on arrive à peine en retard devant le Teatro.

Jakob Bro Trio (Teatro Morlacchi) ; Duo Chick Corea/Herbie Hancock (Arena Santa Giuliana) ; Miguel Zenon Quartet (Teatro Morlacchi).

Bro, Thomas Morgan et Joey Baron y étirent déjà un thème répétitif qui, pour en peu, vous ré-assoupirait. Mais non : l’abondance de micro nuances et d’infimes variations dans le jeu des trois compères maintient oreilles et méninges en éveil et constituerait plutôt une transition bienvenue entre le somme d’il y a peu et le concert de tout de suite. Car tout du long le trio va, en alternance, faire monter puis redescendre la température, maintenant constamment une densité de jeu qui interdit à l’auditeur toute paresse dans l’écoute. On a souvent dit que Jakob Bro était un héritier un peu sage de Bill Frisell. Erreur : il s’est d’abord coulé dans le jeu de son aîné pour y creuser ensuite, à coup de phrasé souple et mélodique, son propre sillon fertile et personnel (et — désolé de ressortir cette antienne — il ne me semble pas que les programmateurs français s’en soient encore rendus compte). Thomas Morgan — qui vient en ligne droite de Charlie Haden — s’est depuis lurette fait un nom bien à lui et sa sonorité, comme l’économie de son jeu, sont une source inépuisable de stupéfaction béate (Quoi ? Avec ce look de nerd impubère ?… Mais l’anagramme de Thomas Morgan n’est-il pas « méfiez-vous des apparences » ? Essayez, vous verrez !). Quant au doyen, Joey Baron, le présenter serait insulter mes lecteurs et (si je l’osais) ma direction prendrait à juste titre des mesures drastiques mais nécessaires à mon encontre. Contentons-nous donc de dire qu’il déploie son jeu subtil et fourni tout en puissance contrôlée ou déchaînée, et se régale visiblement en compagnie de ces jeunots (car vous comprendrez bien que je ne peux me risquer à écrire ici que Joey kiffe sa reum). Au total, ce splendide concert d’après-midi entame une journée de fête (14 Juillet, chez nous !) où voir et entendre défiler l’escadron Bro / Morgan / Baron dans leurs rutilants uniformes d’apparat au son de la guitare, de la basse et des tambours vous ragaillardit et vous redonne confiance dans la sécurité des frontières, et par là-même du pays tout entier.

Seuls en scène pour la soirée à l’Arena Santa Giuliana, Chick Corea et Herbie Hancock commencent par donner l’impression de tâtonner soit au piano soit aux claviers. Façon sans doute de créer un suspense quant au thème qui ne manquera pas de surgir de ces gentilles nappes de sons synthétiques et de ce joli tripatouillage de touches plus proche de la musique classique du début du siècle dernier que du jazz, me dis-je, moi qui ne les ai jamais vus ensemble sur scène. Mais cette approche fureteuse semble devoir durer. Ont-ils décidé de mener leur jeu, au risque de décevoir le public mais avec, à la clé, la possibilité de le mettre dans leur poche sans recourir aux codes que chaque amateur connaît d’eux ? Les claviers électriques se font percussifs, après l’intro tranquille, et les impros alternées prennent du corps — même si les sonorités jazz-rock me restent étrangères. Quelque chose se construit ici, de toute évidence, pas à pas, dans un processus d’improvisation peu référencé, sous les doigts de deux virtuoses qui semblent avoir décidé de se — et de nous — surprendre. Et ce n’est que plus tard dans la soirée qu’apparaîtront les tubes attendus tels que l’incontournable « Watermelon Man ». Pris au piège, le critique qui croyait ne rester que le temps de quelques morceaux joués par deux spécialistes du clavier et du tiroir-caisse vivant en grande partie sur leur réputation hégémonique ! Tout le monde peut se tromper, et s’en réjouir. Hancock et Corea ont, ce soir-là, fait tomber mes préjugés… et je n’y tiens pas au point de me pencher pour les ramasser. En fait ce sont mes collègues italiens qui me déniaiseront le lendemain : cette longue approche rubato dépourvue de repères qui mène en fin de compte au pinacle des hits, les deux compères la reproduisent de concert en concert depuis quelque temps. Ceci n’enlève rien à leurs mérites respectifs et communs de grands bonshommes des claviers acoustique et électriques, mais voilà qui m’évite aussi de trop solliciter mes vieux os au cas où je changerais d’avis et déciderais de récupérer mes chers préjugés.

En fin de soirée, au Morlacchi, c’est sur une rythmique des plus volontairement instable — toute en accélérations et décélérations vertigineuses — que Miguel Zenon vient poser le phrasé fluide et véloce de son alto. La sonorité semble un peu fragile au début, mais se lancer d’emblée sur une telle piste noire, peu l’oseraient. Le temps que l’anche du leader donne sa pleine mesure et ces quatre gaillards mettront les dorures du Morlacchi en lambeaux. En attendant c’est Luis Perdomo qui improvise avec la stature et le toucher d’un lointain héritier de Chucho Valdés, une solidité rythmique à toute épreuve et une sidérante indépendance des deux mains. Avec un tel sideman, Zenon s’est assuré une piste de décollage inégalable pour ses propres solos. La ballade qui suit est une coulée de miel pleine de feeling et dépourvue de la moindre trace de mièvrerie. Commencée en duo piano/alto, elle s’enrichit d’une clave souplement déhanchée dès l’entrée de la rythmique (Hans Glawischnig/Henri Cole). Et, en coulisses, Robert Glasper — venu écouter en ami — dodeline de la tête d’un air approbatif qui en dit long. L’approche de la musique latine — à la fois nourrie de la tradition et ancrée dans la modernité la plus vive — qu’incarne Miguel Zenon est d’une richesse infinie. Elle s’appuie sur des bases mélodiques auxquelles tout public peut adhérer et sa propension à alterner vitesse et lenteur sans se répéter est d’une efficacité incomparable. On n’entend pas suffisamment ces « nouveaux monstres » de ce côté-ci de l’Atlantique, me semble-t-il ! Thierry Quénum

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Le trio du guitariste danois Jakob Bro au Teatro Morlacchi à 17h : voilà qui vaut largement la peine de s’extraire de sa sieste post-méridienne, laquelle — en été en Ombrie — relève de la nécessité thérapeutique. On se bouge, on se douche, on s’active vers le centre historique en ignorant les vendeurs de glaces, de chaussures, de panini et autres mercantis, chalands compris… et on arrive à peine en retard devant le Teatro.

Jakob Bro Trio (Teatro Morlacchi) ; Duo Chick Corea/Herbie Hancock (Arena Santa Giuliana) ; Miguel Zenon Quartet (Teatro Morlacchi).

Bro, Thomas Morgan et Joey Baron y étirent déjà un thème répétitif qui, pour en peu, vous ré-assoupirait. Mais non : l’abondance de micro nuances et d’infimes variations dans le jeu des trois compères maintient oreilles et méninges en éveil et constituerait plutôt une transition bienvenue entre le somme d’il y a peu et le concert de tout de suite. Car tout du long le trio va, en alternance, faire monter puis redescendre la température, maintenant constamment une densité de jeu qui interdit à l’auditeur toute paresse dans l’écoute. On a souvent dit que Jakob Bro était un héritier un peu sage de Bill Frisell. Erreur : il s’est d’abord coulé dans le jeu de son aîné pour y creuser ensuite, à coup de phrasé souple et mélodique, son propre sillon fertile et personnel (et — désolé de ressortir cette antienne — il ne me semble pas que les programmateurs français s’en soient encore rendus compte). Thomas Morgan — qui vient en ligne droite de Charlie Haden — s’est depuis lurette fait un nom bien à lui et sa sonorité, comme l’économie de son jeu, sont une source inépuisable de stupéfaction béate (Quoi ? Avec ce look de nerd impubère ?… Mais l’anagramme de Thomas Morgan n’est-il pas « méfiez-vous des apparences » ? Essayez, vous verrez !). Quant au doyen, Joey Baron, le présenter serait insulter mes lecteurs et (si je l’osais) ma direction prendrait à juste titre des mesures drastiques mais nécessaires à mon encontre. Contentons-nous donc de dire qu’il déploie son jeu subtil et fourni tout en puissance contrôlée ou déchaînée, et se régale visiblement en compagnie de ces jeunots (car vous comprendrez bien que je ne peux me risquer à écrire ici que Joey kiffe sa reum). Au total, ce splendide concert d’après-midi entame une journée de fête (14 Juillet, chez nous !) où voir et entendre défiler l’escadron Bro / Morgan / Baron dans leurs rutilants uniformes d’apparat au son de la guitare, de la basse et des tambours vous ragaillardit et vous redonne confiance dans la sécurité des frontières, et par là-même du pays tout entier.

Seuls en scène pour la soirée à l’Arena Santa Giuliana, Chick Corea et Herbie Hancock commencent par donner l’impression de tâtonner soit au piano soit aux claviers. Façon sans doute de créer un suspense quant au thème qui ne manquera pas de surgir de ces gentilles nappes de sons synthétiques et de ce joli tripatouillage de touches plus proche de la musique classique du début du siècle dernier que du jazz, me dis-je, moi qui ne les ai jamais vus ensemble sur scène. Mais cette approche fureteuse semble devoir durer. Ont-ils décidé de mener leur jeu, au risque de décevoir le public mais avec, à la clé, la possibilité de le mettre dans leur poche sans recourir aux codes que chaque amateur connaît d’eux ? Les claviers électriques se font percussifs, après l’intro tranquille, et les impros alternées prennent du corps — même si les sonorités jazz-rock me restent étrangères. Quelque chose se construit ici, de toute évidence, pas à pas, dans un processus d’improvisation peu référencé, sous les doigts de deux virtuoses qui semblent avoir décidé de se — et de nous — surprendre. Et ce n’est que plus tard dans la soirée qu’apparaîtront les tubes attendus tels que l’incontournable « Watermelon Man ». Pris au piège, le critique qui croyait ne rester que le temps de quelques morceaux joués par deux spécialistes du clavier et du tiroir-caisse vivant en grande partie sur leur réputation hégémonique ! Tout le monde peut se tromper, et s’en réjouir. Hancock et Corea ont, ce soir-là, fait tomber mes préjugés… et je n’y tiens pas au point de me pencher pour les ramasser. En fait ce sont mes collègues italiens qui me déniaiseront le lendemain : cette longue approche rubato dépourvue de repères qui mène en fin de compte au pinacle des hits, les deux compères la reproduisent de concert en concert depuis quelque temps. Ceci n’enlève rien à leurs mérites respectifs et communs de grands bonshommes des claviers acoustique et électriques, mais voilà qui m’évite aussi de trop solliciter mes vieux os au cas où je changerais d’avis et déciderais de récupérer mes chers préjugés.

En fin de soirée, au Morlacchi, c’est sur une rythmique des plus volontairement instable — toute en accélérations et décélérations vertigineuses — que Miguel Zenon vient poser le phrasé fluide et véloce de son alto. La sonorité semble un peu fragile au début, mais se lancer d’emblée sur une telle piste noire, peu l’oseraient. Le temps que l’anche du leader donne sa pleine mesure et ces quatre gaillards mettront les dorures du Morlacchi en lambeaux. En attendant c’est Luis Perdomo qui improvise avec la stature et le toucher d’un lointain héritier de Chucho Valdés, une solidité rythmique à toute épreuve et une sidérante indépendance des deux mains. Avec un tel sideman, Zenon s’est assuré une piste de décollage inégalable pour ses propres solos. La ballade qui suit est une coulée de miel pleine de feeling et dépourvue de la moindre trace de mièvrerie. Commencée en duo piano/alto, elle s’enrichit d’une clave souplement déhanchée dès l’entrée de la rythmique (Hans Glawischnig/Henri Cole). Et, en coulisses, Robert Glasper — venu écouter en ami — dodeline de la tête d’un air approbatif qui en dit long. L’approche de la musique latine — à la fois nourrie de la tradition et ancrée dans la modernité la plus vive — qu’incarne Miguel Zenon est d’une richesse infinie. Elle s’appuie sur des bases mélodiques auxquelles tout public peut adhérer et sa propension à alterner vitesse et lenteur sans se répéter est d’une efficacité incomparable. On n’entend pas suffisamment ces « nouveaux monstres » de ce côté-ci de l’Atlantique, me semble-t-il ! Thierry Quénum

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Le trio du guitariste danois Jakob Bro au Teatro Morlacchi à 17h : voilà qui vaut largement la peine de s’extraire de sa sieste post-méridienne, laquelle — en été en Ombrie — relève de la nécessité thérapeutique. On se bouge, on se douche, on s’active vers le centre historique en ignorant les vendeurs de glaces, de chaussures, de panini et autres mercantis, chalands compris… et on arrive à peine en retard devant le Teatro.

Jakob Bro Trio (Teatro Morlacchi) ; Duo Chick Corea/Herbie Hancock (Arena Santa Giuliana) ; Miguel Zenon Quartet (Teatro Morlacchi).

Bro, Thomas Morgan et Joey Baron y étirent déjà un thème répétitif qui, pour en peu, vous ré-assoupirait. Mais non : l’abondance de micro nuances et d’infimes variations dans le jeu des trois compères maintient oreilles et méninges en éveil et constituerait plutôt une transition bienvenue entre le somme d’il y a peu et le concert de tout de suite. Car tout du long le trio va, en alternance, faire monter puis redescendre la température, maintenant constamment une densité de jeu qui interdit à l’auditeur toute paresse dans l’écoute. On a souvent dit que Jakob Bro était un héritier un peu sage de Bill Frisell. Erreur : il s’est d’abord coulé dans le jeu de son aîné pour y creuser ensuite, à coup de phrasé souple et mélodique, son propre sillon fertile et personnel (et — désolé de ressortir cette antienne — il ne me semble pas que les programmateurs français s’en soient encore rendus compte). Thomas Morgan — qui vient en ligne droite de Charlie Haden — s’est depuis lurette fait un nom bien à lui et sa sonorité, comme l’économie de son jeu, sont une source inépuisable de stupéfaction béate (Quoi ? Avec ce look de nerd impubère ?… Mais l’anagramme de Thomas Morgan n’est-il pas « méfiez-vous des apparences » ? Essayez, vous verrez !). Quant au doyen, Joey Baron, le présenter serait insulter mes lecteurs et (si je l’osais) ma direction prendrait à juste titre des mesures drastiques mais nécessaires à mon encontre. Contentons-nous donc de dire qu’il déploie son jeu subtil et fourni tout en puissance contrôlée ou déchaînée, et se régale visiblement en compagnie de ces jeunots (car vous comprendrez bien que je ne peux me risquer à écrire ici que Joey kiffe sa reum). Au total, ce splendide concert d’après-midi entame une journée de fête (14 Juillet, chez nous !) où voir et entendre défiler l’escadron Bro / Morgan / Baron dans leurs rutilants uniformes d’apparat au son de la guitare, de la basse et des tambours vous ragaillardit et vous redonne confiance dans la sécurité des frontières, et par là-même du pays tout entier.

Seuls en scène pour la soirée à l’Arena Santa Giuliana, Chick Corea et Herbie Hancock commencent par donner l’impression de tâtonner soit au piano soit aux claviers. Façon sans doute de créer un suspense quant au thème qui ne manquera pas de surgir de ces gentilles nappes de sons synthétiques et de ce joli tripatouillage de touches plus proche de la musique classique du début du siècle dernier que du jazz, me dis-je, moi qui ne les ai jamais vus ensemble sur scène. Mais cette approche fureteuse semble devoir durer. Ont-ils décidé de mener leur jeu, au risque de décevoir le public mais avec, à la clé, la possibilité de le mettre dans leur poche sans recourir aux codes que chaque amateur connaît d’eux ? Les claviers électriques se font percussifs, après l’intro tranquille, et les impros alternées prennent du corps — même si les sonorités jazz-rock me restent étrangères. Quelque chose se construit ici, de toute évidence, pas à pas, dans un processus d’improvisation peu référencé, sous les doigts de deux virtuoses qui semblent avoir décidé de se — et de nous — surprendre. Et ce n’est que plus tard dans la soirée qu’apparaîtront les tubes attendus tels que l’incontournable « Watermelon Man ». Pris au piège, le critique qui croyait ne rester que le temps de quelques morceaux joués par deux spécialistes du clavier et du tiroir-caisse vivant en grande partie sur leur réputation hégémonique ! Tout le monde peut se tromper, et s’en réjouir. Hancock et Corea ont, ce soir-là, fait tomber mes préjugés… et je n’y tiens pas au point de me pencher pour les ramasser. En fait ce sont mes collègues italiens qui me déniaiseront le lendemain : cette longue approche rubato dépourvue de repères qui mène en fin de compte au pinacle des hits, les deux compères la reproduisent de concert en concert depuis quelque temps. Ceci n’enlève rien à leurs mérites respectifs et communs de grands bonshommes des claviers acoustique et électriques, mais voilà qui m’évite aussi de trop solliciter mes vieux os au cas où je changerais d’avis et déciderais de récupérer mes chers préjugés.

En fin de soirée, au Morlacchi, c’est sur une rythmique des plus volontairement instable — toute en accélérations et décélérations vertigineuses — que Miguel Zenon vient poser le phrasé fluide et véloce de son alto. La sonorité semble un peu fragile au début, mais se lancer d’emblée sur une telle piste noire, peu l’oseraient. Le temps que l’anche du leader donne sa pleine mesure et ces quatre gaillards mettront les dorures du Morlacchi en lambeaux. En attendant c’est Luis Perdomo qui improvise avec la stature et le toucher d’un lointain héritier de Chucho Valdés, une solidité rythmique à toute épreuve et une sidérante indépendance des deux mains. Avec un tel sideman, Zenon s’est assuré une piste de décollage inégalable pour ses propres solos. La ballade qui suit est une coulée de miel pleine de feeling et dépourvue de la moindre trace de mièvrerie. Commencée en duo piano/alto, elle s’enrichit d’une clave souplement déhanchée dès l’entrée de la rythmique (Hans Glawischnig/Henri Cole). Et, en coulisses, Robert Glasper — venu écouter en ami — dodeline de la tête d’un air approbatif qui en dit long. L’approche de la musique latine — à la fois nourrie de la tradition et ancrée dans la modernité la plus vive — qu’incarne Miguel Zenon est d’une richesse infinie. Elle s’appuie sur des bases mélodiques auxquelles tout public peut adhérer et sa propension à alterner vitesse et lenteur sans se répéter est d’une efficacité incomparable. On n’entend pas suffisamment ces « nouveaux monstres » de ce côté-ci de l’Atlantique, me semble-t-il ! Thierry Quénum

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Le trio du guitariste danois Jakob Bro au Teatro Morlacchi à 17h : voilà qui vaut largement la peine de s’extraire de sa sieste post-méridienne, laquelle — en été en Ombrie — relève de la nécessité thérapeutique. On se bouge, on se douche, on s’active vers le centre historique en ignorant les vendeurs de glaces, de chaussures, de panini et autres mercantis, chalands compris… et on arrive à peine en retard devant le Teatro.

Jakob Bro Trio (Teatro Morlacchi) ; Duo Chick Corea/Herbie Hancock (Arena Santa Giuliana) ; Miguel Zenon Quartet (Teatro Morlacchi).

Bro, Thomas Morgan et Joey Baron y étirent déjà un thème répétitif qui, pour en peu, vous ré-assoupirait. Mais non : l’abondance de micro nuances et d’infimes variations dans le jeu des trois compères maintient oreilles et méninges en éveil et constituerait plutôt une transition bienvenue entre le somme d’il y a peu et le concert de tout de suite. Car tout du long le trio va, en alternance, faire monter puis redescendre la température, maintenant constamment une densité de jeu qui interdit à l’auditeur toute paresse dans l’écoute. On a souvent dit que Jakob Bro était un héritier un peu sage de Bill Frisell. Erreur : il s’est d’abord coulé dans le jeu de son aîné pour y creuser ensuite, à coup de phrasé souple et mélodique, son propre sillon fertile et personnel (et — désolé de ressortir cette antienne — il ne me semble pas que les programmateurs français s’en soient encore rendus compte). Thomas Morgan — qui vient en ligne droite de Charlie Haden — s’est depuis lurette fait un nom bien à lui et sa sonorité, comme l’économie de son jeu, sont une source inépuisable de stupéfaction béate (Quoi ? Avec ce look de nerd impubère ?… Mais l’anagramme de Thomas Morgan n’est-il pas « méfiez-vous des apparences » ? Essayez, vous verrez !). Quant au doyen, Joey Baron, le présenter serait insulter mes lecteurs et (si je l’osais) ma direction prendrait à juste titre des mesures drastiques mais nécessaires à mon encontre. Contentons-nous donc de dire qu’il déploie son jeu subtil et fourni tout en puissance contrôlée ou déchaînée, et se régale visiblement en compagnie de ces jeunots (car vous comprendrez bien que je ne peux me risquer à écrire ici que Joey kiffe sa reum). Au total, ce splendide concert d’après-midi entame une journée de fête (14 Juillet, chez nous !) où voir et entendre défiler l’escadron Bro / Morgan / Baron dans leurs rutilants uniformes d’apparat au son de la guitare, de la basse et des tambours vous ragaillardit et vous redonne confiance dans la sécurité des frontières, et par là-même du pays tout entier.

Seuls en scène pour la soirée à l’Arena Santa Giuliana, Chick Corea et Herbie Hancock commencent par donner l’impression de tâtonner soit au piano soit aux claviers. Façon sans doute de créer un suspense quant au thème qui ne manquera pas de surgir de ces gentilles nappes de sons synthétiques et de ce joli tripatouillage de touches plus proche de la musique classique du début du siècle dernier que du jazz, me dis-je, moi qui ne les ai jamais vus ensemble sur scène. Mais cette approche fureteuse semble devoir durer. Ont-ils décidé de mener leur jeu, au risque de décevoir le public mais avec, à la clé, la possibilité de le mettre dans leur poche sans recourir aux codes que chaque amateur connaît d’eux ? Les claviers électriques se font percussifs, après l’intro tranquille, et les impros alternées prennent du corps — même si les sonorités jazz-rock me restent étrangères. Quelque chose se construit ici, de toute évidence, pas à pas, dans un processus d’improvisation peu référencé, sous les doigts de deux virtuoses qui semblent avoir décidé de se — et de nous — surprendre. Et ce n’est que plus tard dans la soirée qu’apparaîtront les tubes attendus tels que l’incontournable « Watermelon Man ». Pris au piège, le critique qui croyait ne rester que le temps de quelques morceaux joués par deux spécialistes du clavier et du tiroir-caisse vivant en grande partie sur leur réputation hégémonique ! Tout le monde peut se tromper, et s’en réjouir. Hancock et Corea ont, ce soir-là, fait tomber mes préjugés… et je n’y tiens pas au point de me pencher pour les ramasser. En fait ce sont mes collègues italiens qui me déniaiseront le lendemain : cette longue approche rubato dépourvue de repères qui mène en fin de compte au pinacle des hits, les deux compères la reproduisent de concert en concert depuis quelque temps. Ceci n’enlève rien à leurs mérites respectifs et communs de grands bonshommes des claviers acoustique et électriques, mais voilà qui m’évite aussi de trop solliciter mes vieux os au cas où je changerais d’avis et déciderais de récupérer mes chers préjugés.

En fin de soirée, au Morlacchi, c’est sur une rythmique des plus volontairement instable — toute en accélérations et décélérations vertigineuses — que Miguel Zenon vient poser le phrasé fluide et véloce de son alto. La sonorité semble un peu fragile au début, mais se lancer d’emblée sur une telle piste noire, peu l’oseraient. Le temps que l’anche du leader donne sa pleine mesure et ces quatre gaillards mettront les dorures du Morlacchi en lambeaux. En attendant c’est Luis Perdomo qui improvise avec la stature et le toucher d’un lointain héritier de Chucho Valdés, une solidité rythmique à toute épreuve et une sidérante indépendance des deux mains. Avec un tel sideman, Zenon s’est assuré une piste de décollage inégalable pour ses propres solos. La ballade qui suit est une coulée de miel pleine de feeling et dépourvue de la moindre trace de mièvrerie. Commencée en duo piano/alto, elle s’enrichit d’une clave souplement déhanchée dès l’entrée de la rythmique (Hans Glawischnig/Henri Cole). Et, en coulisses, Robert Glasper — venu écouter en ami — dodeline de la tête d’un air approbatif qui en dit long. L’approche de la musique latine — à la fois nourrie de la tradition et ancrée dans la modernité la plus vive — qu’incarne Miguel Zenon est d’une richesse infinie. Elle s’appuie sur des bases mélodiques auxquelles tout public peut adhérer et sa propension à alterner vitesse et lenteur sans se répéter est d’une efficacité incomparable. On n’entend pas suffisamment ces « nouveaux monstres » de ce côté-ci de l’Atlantique, me semble-t-il ! Thierry Quénum