Jazz live
Publié le 25 Juin 2023

Wolfi Jazz Festival, I : Avishai Cohen, les Frères Belmondo, Hugo Diaz Quartet et Gauthier Toux

Me revoilà, un an après, au Fort Kléber de Wolfisheim. Pour la 13ème édition du Wolfi Jazz Festival, celui-ci reprend la formule qui était de mise avant le Covid : sur 5 jours, une centaine d’artistes défile devant le fort, pour 17 concerts, dont 5 en libre accès dans la scène des Douves, en début de soirée. À la programmation, Arnaud Bel et Jean-Noël Ginibre ont aussi repris une formule qui marche à merveille : un savant mélange de stars du jazz et de la world music, de jeunes musiciens prometteurs et de groupes locaux. Au programme de ma première soirée sur le festival : le quartet strasbourgeois d’Hugo Diaz, le Gauthier Toux Trio, le nouveau projet des frères Belmondo, intitulé ‘Deadjazz’, et enfin Avishai Cohen, qui viendra, en trio, présenter son dernier disque, « Shifting Sands ».

Hugo Diaz. Crédits : Celim HASSANI – gnik.fr

La soirée débute à 17h sur la scène des Douves, qui comme son nom l’indique se trouve dans les douves (à sec, ça va de soi) du Fort Kléber. Immersion dans la fosse pour découvrir le quartette du jeune saxophoniste franc-comtois Hugo Diaz, lauréat de nombreux tremplins, et qui présente ce soir son projet « Confluences », qui devrait donner lieu à un album d’ici 2024. Accompagné d’Alexandre Cahen aux claviers (Fender Rhodes et synthétiseur), Louis Cahen à la batterie, et Vladimir Torres à la contrebasse, Hugo Diaz se lance in media res, sans plus de présentation. De son saxophone sort un son synthétique, qui contraste dès l’intro du premier morceau (Rires et Dérive) avec une ligne de contrebasse jouée à l’archet. Mais le jeune groupe s’extirpe bien vite de cette intro cosmique pour introduire son groove. L’énergie est puissante : alors que les effets imputés au saxophone et le synthétiseur d’Alexandre Cahen forment une nappe de brouillard électrique, Hugo Diaz vient y projeter des trilles aiguës, qui rivalisent avec le batteur dans le registre percussif. Ce rythme, ce groove, le groupe sait aussi en conserver la tension dans des ambiances plus calmes, comme il le montre sur Confluence Pt I. Maniés avec délicatesse, le Rhodes et la batterie instaurent un moment doux, down tempo, tandis que le saxophoniste montre comment déployer une mélodie simple et touchante; c’est réussi. Coup de coeur ensuite pour Confluence Pt II, composition hautement symboliste, qui débarque sur scène comme le lointain fracas d’une locomotive avec, d’abord, une ligne très attractive à la contrebasse, dans le genre Take The A Train ou Caravan. Brusquement, la machine s’arrête, stoppée par un cluster plaqué au Fender Rhodes. Blanc. La machine repart de plus belle. Parfois les wagons semblent se détacher, telles des entités autonomes, puis se rassemblent dans un commun mouvement bien huilé. La métaphore est filée, même le crissement des freins apparaît parfois dans les aigus du sax. À un moment, tout ralentit, et le batteur semble mimer le rythme régulier des rails (voir Albert Marcoeur, Micheline, pour explorer la musicalité ferroviaire). C’est un cluster final qui vient clore la pièce, alors que tout déraille. Ensuite, le groupe continue de faire preuve d’une sincère cohésion et d’un sens du temps singulier. Les mélodies sont parfois très envoûtantes (Miroir d’Eau), les arrangements sont bien faits, et on le sent dans les transitions très travaillées et les nombreuses ruptures, qui ne laissent personne de côté. L’exploration sonore se trouve plutôt du côté d’Hugo Diaz, qui utilise une technique qu’on retrouve également chez Guillaume Perret, c’est le système de l' »IntraMic », un microphone interne qui lui permet de modifier directement le son de son souffle, avant même qu’il ne sorte de l’instrument. Mais sur Sonar, on découvre le son dénué d’effets d’Hugo Diaz, et c’est aussi magnifique. Belle découverte que ce jeune quartet véritablement prometteur, à retrouver en 2024 !

 

Toujours sur la scène des Douves suit le trio de Gauthier Toux, accompagné de Samuel F’Hima à la contrebasse, et d’Arthur Allard à la batterie. Le pianiste présente son cinquième album, « The Biggest Steps » composé uniquement pour piano, après une longue période d’exploration synthétique. Ici, il joue sur un Rhodes, « pour le meilleur ou pour le pire », selon ses propres mots… Sur l’ensemble du set, une énergie sincère se dégage du groupe, même le contrebassiste restera constamment en retrait, même sur les rares solos qui lui seront accordés. Globalement l’ambiance demeure assez monocorde, et les compositions, si elles n’étaient déjà pas très convaincantes sur le disque, ne le sont pas plus ici. Ce manque de profondeur est presque inconsciemment dénoncé par le pianiste, qui éprouve alors le besoin d’expliquer au public qu’il y a de la nostalgie et de la tristesse là-dedans, trop bien dissimulée sans doute… Bref, après une tournée d’esquimaux et de marrons chauds, cet intervalle électrique et parfois un peu hystérisant nous aura bien chauffé pour le restant de la soirée.

 

 

Lionel Belmondo : Deadjazz, jazz alive !!! Crédits : Celim HASSANI – gnik.fr

On enchaîne avec du lourd. Un groupe « all star« , comme le présente Jean-Noël Ginibre. Et c’est vrai : les frères Stéphane et Lionel Belmondo et leur sextet, composé d’Eric Legnini au Rhodes, Laurent Fickelson également au Rhodes, mais aussi à l’orgue Farfisa, ainsi que Thomas Bramerie à la contrebasse et Dré Pallemaerts à la batterie… On ne les présente plus. Ce soir sur la grande scène de l’Esplanade, c’est un projet tout neuf, qui revisite l’univers psycho-rock-country-blues du groupe californien Grateful Dead. De Grateful Dead, le groupe retient avant tout les portes ouvertes à l’improvisation. Le son du rock est là, avec des claviers électriques dont les effets de réverbération ou de saturation sont titillés par les deux claviéristes. Dré Pallemaerts, quant à lui, est puissant et droit dans ses bottes. Les solos s’enchaînent sur des morceaux fleuves, qui partent de l’annonce du thème pour laisser la place à chaque musicien (les deux leaders n’hésitent pas à s’éclipser totalement de la scène). Après un effusif China Cat Sunflower, tout n’est qu’émotion sur Wharf Rat, composition de Jerry Garcia qui, comme le rappelle Stéphane, vient du bluegrass.

 

Stéphane Belmondo. Crédits : Celim HASSANI – gnik.fr

Dans un magnifique duo où les deux frères se répondent tour à tour, le thème de Ponte de Areia, du regretté Wayne Shorter, apparaît. Tout le set met en exergue les éléments de jazz déjà contenus dans la musique du Dead, et rappelle qu’à la fin des années 1960 et le début des années 1970, ils jouaient sur les mêmes scènes que Miles Davis. La frontière est mince, mais il n’est pas si simple d’être à la fois des deux bords de celle-ci.

 

La foule rassemblée à Wolfisheim, Avishai Cohen. Crédits :Celim HASSANI – gnik.fr

Mais la star de la soirée, c’est incontestablement Avishai Cohen et son trio. Depuis son émergence dans le trio de Chick Corea en 1997, le contrebassiste Avishai Cohen, né en Israël, est devenu une star mondiale pour son son de contrebasse qui allie la pureté du violoncelle au drame des percussions, et pour ses compositions originales embrassant le jazz américain, la musique latine, les chansons folkloriques juives séfarades, l’avant-funk, les œuvres orchestrales, et même les voix teintées de pop. Ce soir, c’est l’album « Shifting Sands » qu’on retrouve sur scène, radicalement nouveau dans la carrière du contrebassiste – plus austère, plus simple, venant directement du plaisir palpable du leader à jouer avec des âmes sœurs énergiques. Ce soir, le trio est en formation rapprochée : le pianiste est Guy Moscovich, et à la batterie, celle qui est tout autant responsable de la couleur de l’album qu’Avishai lui-même, Roni Kaspi, jeune israélienne de 21 ans en pleine ascension. Ce concert a rassemblé tous les fans alsaciens d’Avishai Cohen, et l’ambiance est folle sur l’Esplanade. Sur scène, tout le spectre sonore est exploité. Les fréquences les plus basses sont évidemment l’apanage de Cohen, tandis que Kaspi prend le contrepied en multipliant les rimshots, jouant à charleston fermé et souvent sur le dur de sa ride. Le pianiste se trouve souvent cantonné à des ostinati, aux progressions d’accords du morceau, dans les médiums, ce qui le rend parfois oubliable… Mais dans de nombreuses compositions, structurées autour de boucles répétées et entraînant une sorte de transe sur la scène et dans le public, son rôle est capital.

 

De gauche à droite : Guy Moscovichi, Avishai Cohen, Roni Kaspi. Crédits : Celim HASSANI – gnik.fr

Ainsi, les thèmes caractéristiques des chansons de Cohen abondent : le crochet de piano à huit notes d‘Intertwined, sous la mélodie folklorique menée par la basse, est malmené par les interjections vives et croisées de Kaspi ; ou encore, dans la danse lumineuse de The Window, les élisions tournantes de Moscovich sur les figures résolutives sonnent comme le phrasé d’une chanteuse. L’hymne Dvash se développe sur un élégant contrepoint piano/basse (rappelant vaguement les dialogues classiques du légendaire Modern Jazz Quartet) mais irrépressiblement perturbé par les motifs asymétriques de Kaspi. L’improvisation vivace de Cohen à la basse et le lyrisme contrastant et imperturbable de Roni Kaspi rayonnent à travers ce beau set, et le jeu est incandescent. La tension monte pendant une heure et demie, et tout explose sur le dernier morceau, tant et si bien que Roni Kaspi nous livre un solo d’anthologie, qui ne durera pas moins de 7 minutes ! S’ensuit un étonnant rappel, où la soirée viendra doucement mourir sur Sometimes I Feel Like A Motherless Child, Avishai Cohen en solo, dédoublant ses cordes vocales avec son archet, dans un blues effréné et poignant.

 

Crédits : Celim HASSANI – gnik.fr

 

Walden Gauthier

 

Photos DR : Celim HASSANI – gnik.fr