Jazz live
Publié le 19 Oct 2016

Jazzèbre ou quatre jours de « zèbrattitude » heureuse à Perpignan

Voilà 28 ans que je rêvais d’aller en Catalogne assister à Jazzèbre, l’un des rares festivals « innovants » auxquels je n’avais pas encore eu la chance de rendre visite. L’oubli est réparé et mon souhait exaucé. Ainsi pendant quatre jours à Perpignan, du 13 au 16 octobre, ai-je pu assister au final du festival commencé le 24 septembre et enfin goûter aux délices catalanes et surprises toujours recommencées de la « zèbrattitude ». Impressions et compte-rendu à chaud.

Jeudi 13 octobre, bravant les orages et la tempête, me voilà avec trois heures de retard de TGV (épisode cévenol sur le Gard et l’Hérault oblige) enfin en gare de Perpignan re-baptisée … “el Centre del Món”.

Perpignan centre du monde ? Une théorie surréaliste bien ancrée dans la « légende urbaine » de la ville catalane depuis que Salvador Dali l’a proclamée au détour d’“une extase cosmologique” dont il avait le secret. C’était en 1970. Dès lors, il fut amené à s’expliquer maintes fois sur les raisons pour lesquelles « sans la gare de Perpignan, nous serions tous en Australie, probablement entourés par les kangourous. Perpignan a empêché de faire de l’Espagne une île. Au moment où s’est formé le golfe de Biscaye, quand il y a eu la fameuse dérive des continents, c’est uniquement Perpignan qui a tenu le coup et a permis à toute l’Europe de rester là où elle est, là où nous sommes encore ici. » Le mathématicien René Thom conforta Dali dans son délire en lui assurant que “l‘Espagne pivote précisément – pas dans la zone de – mais exactement là où se trouve l’actuelle gare de Perpignan”. On aurait presque envie d’y croire !

Perpignan tête de pont de la résistance ?           Ça, on y croit ! Dans la défense et l’illustration des musiques improvisées et du jazz de création, sans soupçon de délire, sans crainte d’être contredit, on peut l’affirmer et le confirmer. Grâce à l’action militante de l’équipe de Jazzèbre entrainée par Yann Causse, son valeureux capitaine. « Depuis ses débuts, nous dit-il, le festival s’est attaché à mettre en évidence les divers courants créatifs du jazz contemporain, sans oublier les musiques de répertoire et a cherché à explorer les rencontres entre jazz et musiques du monde. Jazzèbre, c’est d’abord un esprit buissonnier, convivial, curieux de rencontres inattendues. C’est aussi l’ambition et le bonheur de proposer des chemins de traverse poétiques, des collaborations avec des sites grandioses ou des rendez-vous insolites.” Mission accomplie. Libre de tous formatages et conformismes, la programmation très éclectique de ces quatre jours à Perpignan fut l’éclatante démonstration de cette profession de foi.

Jeudi 13 octobre au Théâtre municipal

Bart Maris

Dans le petit théâtre à 18h30, en guise d’apéritif, Bart Maris, trompettiste voyageur belge, nous offre un étonnant solo atypique en forme d’installation. Soit, autour de lui, tout un attirail hétéroclite de magnétophones à bande magnétique (six au total : deux Revox, un Studer, Un Philips, un Tec et un Nagra, des pièces aujourd’hui de collection que Yann Causse a eu beaucoup de mal à dégoter à Perpignan et ses environs) et tout un dispositif de bobines qui projettent sur les murs de la salle des figures géométriques tournoyant dans un drôle de cliquetis, un entrelacs de fils qui prennent sous le feu des projecteurs des couleurs dorées et tissent autour du trompettiste une mystérieuse toile d’araignée. Au départ, ça commence par un monologue extérieur fait d’effets de souffle, sonorités hachurées et torturées, “growlements” sourds, cascades de notes mouillées, longues phrases étirées qui se terminent en cris aigus, dialogues tendus entre trompette ouverte et bouchée, cascades de notes mouillées et ainsi de suite… Tout à coup, Bart met en marche un premier magnéto qui hulule une lamentation de corne de brume. Accroupi, il répond aux nappes de sons graves par des improvisations hypnotiques. Un deuxième, puis un troisième magnéto rentrent alors dans le jeu pour installer une polyphonie grondante, vraiment inquiétante. Un quatrième magnéto ajoute une nouvelle couche, sombre tapis de trompes tibétaines qui se muent peu à peu en bourdonnement d’abeilles affolées. Se saisissant d’un bugle, puis d’une trompette picolo à la sonorité très acide, Bart change brutalement de paysage. Nous voilà soudainement entraîné en terres ibériques avec l’ébauche d’une sorte de “saeta” à la Miles Davis qui glisse bientôt vers d’autres horizons improbables avec force boucles et bidouillages électroniques. On l’aura compris, les mots, les phrases et tout le jeu des métaphores et des correspondances s’avèrent une nouvelle fois impuissants à rendre compte de ce voyage singulier, insolite, mouvementé mais jamais lassant, au pays des trompettes démultipliées et des bandes sons qui passent, s’entremêlent et se répondent. Et dire que d’habitude, Bart Maris organise son installation sonore avec quatre-vingt magnétophones et plus !!!

Denis Colin & Camel Zekri

« Depuis toujours, les esprits libres ont habité le désert » (Friedrich Nietzsche). Cet aphorisme vient naturellement sous la plume pour évoquer cette soirée totalement acoustique (ça fait du bien !) au cours de laquelle Yan Causse nous a invités à prendre une double part de …désert. Désert du Sahel avec Camel Zekri et désert du Sinaï avec Yom.

Denis Colin et Camel Zekri sont déjà un vieux couple puisque le duo existe, par intermittences, depuis plus de dix ans. Dans leur dialogue complice et intimiste, tout en écoute mutuelle, sans la moindre fuite d’attention de l’un comme de l’autre, Denis Colin marie à merveille la splendeur de la sonorité ombrée et ambrée de sa clarinette basse aux dentelles finement brodée de la guitare de Camel Zekri. C’est à l’écoute de musiciens traditionnels gnaouas que Camel a développé un jeu très personnel basé sur l’ornementation qu’il a ensuite transcrit sur sa guitare dans l’harmonisation comme dans le traitement original du son. Résultat : ce duo que je découvrais pour la première fois s’affirme comme le délicat triomphe du lyrisme à fleur d’anches et de cordes. La rencontre entre le blues malien et le folklore imaginaire improvisée. Ça chante, ça ondule, ça tangue, ça chaloupe, ça enroule les lignes mélodiques et les mélopées spiralées avec grâce et sensualité. Ça ne bavarde jamais mais ça remue toujours, sans esbroufe, l’âme et le corps par la vérité de leur engagement plein d’intensité et d’urgence intérieures. En rappel, un merveilleux Goodbye Pork Pie Hat, astucieusement arrangé par Camel en cinq temps et joué en sol dièse mineur, une tonalité qui est un vrai cauchemar pour les joueurs de clarinette basse. Et pourtant ça tourne !

Yom « Le Silence de l’Exode »

Inspiré de l’épisode historique et fondateur de la sortie d’Egypte du peuple juif et de ses longues années d’errance dans le désert du Sinaï, « Le Silence de l’Exode » est conçu comme un voyage hypnotique en double miroir, “entre puissante ancestralité et étonnante modernité”. Avec sa clarinette en sol (la clarinette turque) au son plus grave, plus fauve que la clarinette si bémol, Guillaume Humery dit Yom s’est entouré pour cette traversée mystique mouvementée de trois musiciens à la double culture, trois vrais champions de formule 1 sur leur instrument. A savoir, le violoncelliste Farid D., le contrebassiste Claude Tchamitchian et le percussionniste iranien Bijan Chemirani (zarb, daf et bendir). Grâce à eux et leur science de la musique, on évite fort heureusement la frénésie hystérique et le nervosisme excessif dont souffre parfois la musique klezmer. Ainsi, pendant toute une heure, le quartet, tour à tour en fusion ou en méditation, nous aspire dans un univers de transe initiatique qui alterne les envolées répétitives et les variations intensément recueillies. Sans jamais s’essouffler grâce à sa maitrise de la respiration continue, Yom fascine par son jeu effervescent tout en volutes enflammées, arabesques serpentines, tourneries derviches et guirlandes d’arpèges. Quand la musique à la fois fiévreuse et fluide s’arrête enfin, pile à la dernière note, les quatre musiciens, comme un seul homme, se figent alors avec un parfait synchronisme dans l’immobilité. Superbe “arrêt sur image” pour un concert qui en suscita beaucoup d’autres.

Vendredi 14 octobre – Théâtre municipal

Ensemble Luxus

Les trois compagnons de l’Ensemble Luxus se sont rencontrés en 2001 au sein de Text’Up, formation créée par François Cotinaud pour en faire son laboratoire autour de la poésie sonore. Forts de cette complicité, d’un travail approfondi de l’improvisation musicale autour et avec un texte, et de la pratique de formes musicales contemporaines les plus diverses, c’est  aujourd’hui la poésie de Rainer Maria Rilke et son interprétation du mythe d’Orphée que François Cotinaud (sat, cl), Jérôme Lefebvre (g) et la chanteuse Pascale Labbé ont choisi de mettre en musique dans “l’Orphée de Rilke.” Je ne vous résumerai pas ici les 55 sonnets de ce magnifique poème, énigmatique et fascinant “tombeau”, mot qu’il faut prendre ici dans son acception de genre musical en usage pendant la période baroque composé en hommage à un grand personnage ou un collègue musicien. C’est carrément impossible. Dans ce spectacle surprenant, contrasté et libre où rôdent en permanence la mort et l’amour, chacun des musiciens apporte son univers personnel, son mode sonore, son approche de textes dont la mise en musique varie de formes et de couleurs à chaque sonnet. Coup de cœur particulier pour Pascale Labbé, tout à la fois chanteuse, conteuse, diseuse, qui impose de bout en bout du concert sa personnalité rayonnante. Grâce à une diction parfaite et une voix naturelle au timbre clair et frais, elle chante, scande, murmure, crie, suggère, délire, improvise, passe avec liberté de l’outrance à l’“émouvance” (comme on disait en vieux français). Comme personne, elle sait se transformer tout à coup en folledingue déjantée avec un irrésistible humour clownesque. Cette femme est vraiment formidable, lumineuse, vive, imprévisible, drôle, bouleversante et bouleversée comme dans son ”Hymne à l’amour”, une partition qu’elle a trouvée sur le piano de son mari Jean Morières le jour de son décès il y a déjà trois ans.

Edward Perraud « Synaesthetic Trip2 »

« En fondant « Synaesthetic Trip », confie le batteur Edward Perraud, j’ai tenté de répondre concrètement au kaléidoscope d’influences qui m’habitent en les incarnant dans des musiciens qui eux-mêmes se trouvent au carrefour d’une foule de musiques. Si le deuxième disque de ce groupe s’intitule “Au-delà du prévisible” c’est qu’il s’agit littéralement de jouer une musique simple mais d’une manière imprévisible !”. Démonstration sur scène : avec toute sa généreuse gesticulation faite de mouvements amples et de grands moulinets dans l’espace, Edward Perraud ressemble à un beau diable monté sur ressorts qui jaillit soudainement de sa boîte. Quel merveilleux spectacle que de voir sur scène ce Peter Pan des percussions. Tout de suite il installe un tempo souple et fluctuant qui, peu à peu, à pas de velours, s’accélère en douceur. Benoît Delbecq entre alors dans la danse, bientôt rejoint par le saxophoniste ténor allemand Daniel Erdmann et le trompettiste Bart Maris (voir plus haut), Arnaud Cuisinier assurant à la contrebasse magnifiquement les arrières ! Et c’est parti pour une bonne heure de célébration joyeuse, de “spiritual rejoice” avec tout son cortège de luxuriances mingusiennes et d’échappées felliniennes à la Nino Rotta, etc. Ça fuse, ça crépite, ça gicle, ça ritournelle, ça chante, ça plane dans les aigus, ça roule des tambours, ça frissonne des cymbales, ça tangue sur un tango africain qui s’ensauvage en un crescendo érotique. Ce n’est pas tout ! Ça ronronne avec le ténor moelleux de Daniel, glisse avec la trompette piccolo de Bart et coule de source avec le piano fluide de Benoît. Bref, ça réjouit tout le temps !

Après un morceau qui s’offre comme une séduisante réminiscence du Lac des cygnes, tout ce beau monde enchaîne sur une pièce très liturgique, “very churchy”. Et pour cause ! On apprend qu’il s’agit d’une ode à Jean-Sébastien Bach, un choral écrit pour l’orgue et intitulé Nun Komm Der Heiden Heiland (BWV 659). Pour justifier le choix de cette composition, Edward cite Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit bien quelque chose à Bach, c’est Dieu ». Autre moment phare du concert : Sad Time. Pourquoi ce titre ? Perraud explique qu’en français il se traduit par Triste Temps, ce qui par le jeu des homophonies renvoie à Tristan, prénom qui lui fait penser (mais c’est bien sûr !) à l’ouverture du troisième acte du Tristan et Iseult de Richard Wagner dont Edward s’est ouvertement et librement inspiré pour l’écriture de morceau ? Compris ? On aura en tout cas compris que ce concert fut, du début jusqu’à la fin, totalement enthousiasmant. Le public ne s’y est pas trompé qui fit au triomphe aux cinq musiciens.

Michel Portal/Jeff Ballard/Kevin Hays « Promises »

Déception ! Voilà le seul concert qui n’a pas tenu, malgré le nom du trio, vraiment ses “promesses”. C’est évident dès les premières mesures. Début d’explication : les trois musiciens n’ont dans les doigts comme dans la tête que seulement quatre concerts au compteur. Cela s’entend. Le trio, peu en phase, démarre mollement le concert pour trouver au fil des morceaux (Abstrait, Judy Garland), sans jamais trop forcer leur talent réciproque, bien sûr indéniable, un certain rythme de croisière pépère. Cela n’est pas désagréable, mais par moment trop convenu, voire ennuyeux. Cela sonne un peu trop comme « rendez-vous au tas de sable » comme disent les musiciens. « C’est quand je joue que je suis dans le vrai » confesse Michel Portal en annonçant une pièce de sa plume Max mon amour, extrait de la musique du film de Nagisa Oshima (1986). A la clarinette (instrument qu’il utilise rarement dans un concert de jazz), Portal fut à cette seule occasion enfin et totalement « dans le vrai ». Magnifique de lyrisme écorché. Quelques minutes, ce n’est déjà pas si mal !

Samedi 15 octobre – Auditorium du conservatoire de Perpignan

Laurent Dehors Trio

Comparé à « Promises », quel plaisir de retrouver sur la scène l’auditorium du nouveau conservatoire de Perpignan, magnifique bâtiment flambant neuf, un trio très soudé et branché sur la même longueur d’onde ! Sous ses…dehors de lutin facétieux et sautillant, toujours en mouvement, Laurent est d’abord un formidable souffleur d’anches qui aime à s’époumoner à travers toute une panoplie d’instruments. Sur scène on en compte six : saxophone ténor et soprano, clarinette en si bémol soprano, basse et même contrebasse. Il ne manque que la cornemuse dont il use quelquefois dans le MegaOctet et Tous Dehors. Dans son jeu de clarinette, pas de slap à la Sclavis ni de respiration continue à la Yom. Seulement l’affirmation d’une autre voix au service d’un jazz hirsute, tonique, généreux, survolté, agrémenté, c’est à noter, d’un jeu de jambes exceptionnel. A ses côtés, pour le cadrer et le stimuler, l’excellent batteur Franck Vaillant et un jeune de 25 ans, Gabriel Gosse qui joue avec beaucoup de vélocité et inventivité de la guitare à 7 cordes. Il fallait bien un tel prodige pour remplacer David Chevallier dans le trio. « Existe-t-il, lui demandais-je, un guitare à 8 cordes ? » « Oui, mais ne le dis surtout pas à Laurent. Il voudra tout de suite que j’en joue ! »

Pour revisiter gaiement et librement vingt années de musique audacieuse et joueuse, le trio reprend ses morceaux les plus connus que Laurent présente sur scène avec une espièglerie sympathique parce que naturelle et spontanée. Des compositions toutes caractéristiques de son écriture bariolée. Fantaisiste avec des images sonores fortes comme dans J’ai trois ans, je dis non. Jubilatoire sur des pièces jazz rockeuses qui ébouriffent avec Wendy ou qui pulsent comme sur le trépidant Disco. On reprend souffle avec Valse Valence, « un truc pas facile à jouer, mais quand on est si bien accompagné, pas de problème » et on se requinque avec En attendant Marcel, vieillerie toujours juvénile qu’il dédie à « Denis, un ami par intermittence » qui se trouve dans la salle. Les initiés comprendront.

Ralph Alessi Baida Quartet

Après Laurent Dehors, voici Ralph « Inside ». Comment éviter cette formule facile tant la musique du trompettiste américain, en comparaison avec celle si expressive et « brouillonnante » du saxophoniste normand, paraît en contraste particulièrement intériorisée et retenue ? Longue silhouette fine, visage émacié, masque sévère et austère sur lequel on peut voir par instant poindre l’esquisse d’un sourire de contentement vite effacé, Raph Alessi a l’allure ascétique, loin, très loin de l’allant bondissant de Laurent Dehors. Le contraste est saisissant. Débarquant directement des Açores et arrivés à l’auditorium seulement à 21h, les musiciens du Baida Quartet, après une balance très rapide à l’entracte, mirent finalement peu de temps pour entrer dans l’intimité d’une musique fine, ouverte, aride, mélancolique, presque toujours construite sur des tempos lents ou médiums, sans pour autant jamais hésiter à laisser sourdre une véritable tension inhérente à l’engagement de chacun dans la musique du groupe. Dans ce quartette intimement soudé par une rythmique souple et complice (le fidèle Drew Gress à la contrebasse et Mike Farber, petit nouveau qui remplace Dan Weiss à la batterie), Gary Versace, pianiste aux petites mains en caoutchouc, marque immédiatement le son du groupe de sa présence poétique avec des accords arpégés luxuriants et des unissons parfaits avec la trompette. Le jeu fluide et onirique d’Alessi, toujours intense et concentré met sobrement à chaque phrase en valeur la pureté de sa sonorité. Sonorité argentée qui fuit les séductions cuivrées de l’instrument et que le New York Times a défini avec justesse comme “ronde et luminescente comme la pleine lune”.

Dimanche 16 octobre – Case Musicale

La Fanfare du festival et Ping Pang Quartet

Il est dans la tradition festive de Jazzèbre d’organiser à chaque édition des pique-niques conviviaux et des randonnées pédestres ou cyclistes dans des lieux divers et étonnants de Catalogne et de l’Aude. Dimanche, par beau temps, après la Chapelle Tanya à Laroque des Albères, le château de Las Fonts à Calce, le Jardin des plantes à Saint Cyprien, c’est dans la grande cour de la Casa Musicale de Perpignan qu’a été organisé le dernier pique-nique du festival. Cet ancien couvent de briques roses, transformé à la Révolution en arsenal, est devenu aujourd’hui un lieu ouvert de pratiques, de rencontres et de créations artistiques en prise directe avec les réalités urbaines d’aujourd’hui. Au menu du pique-nique final, outre un buffet de spécialités catalanes préparées par les bénévoles, la fanfare du festival. D’abord dirigée pendant 4 ans par le trompettiste Michel Marre, elle est depuis entraînée avec enthousiasme par le tubiste gardois Daniel Malavergne avec la présence du mandoliniste niçois Patrick Vaillant qui, pour se faire entendre dans ce gai tintamarre, a fixé un petit ampli portable à sa ceinture. Ce rassemblement bariolé de quarante musiciens amateurs nous gratifie d’un répertoire festif dont Tempo Caldo écrit par feu Pascal Lloret pour la Marmite infernale. Au début de la pièce, une femme tout de rouge vêtue souffle à l’alto un chorus avec cœur. Visiblement elle s’éclate. Elle nous le confirmera plus tard, nous apprenant qu’elle est l’épouse du président de l’association Jazzèbre, Philippe Caron, lui-même musicien dans la fanfare. Tout s’explique !

Composé de Denis Charolles, son batteur-chanteur-leader, Julien Eil au sax, Christophe Girard à l’accordéon et Thibault Cellier, contrebassiste déjà repéré dans Papanosh, le Ping Pang Quartet auquel se joindra pour les derniers morceaux Daniel Malavergne au marching baryton, nous régale ensuite de son répertoire hétéroclite qui alterne les chansons d’Albert Marcoeur et de Jean Ferrat (Ma môme) avec de savoureuses “monkeries”, des embardées bien free et autres fantaisies rockeuses. La fanfare les rejoint pour un final tout fou tout flamme qui enchaine polka piqué et paso doble dans un maelstrom sonore vraiment “fanfaramineux”. Joyeuse conclusion de mes quatre journées de “zèbrattitude” heureuse ! • Pascal Anquetil|Voilà 28 ans que je rêvais d’aller en Catalogne assister à Jazzèbre, l’un des rares festivals « innovants » auxquels je n’avais pas encore eu la chance de rendre visite. L’oubli est réparé et mon souhait exaucé. Ainsi pendant quatre jours à Perpignan, du 13 au 16 octobre, ai-je pu assister au final du festival commencé le 24 septembre et enfin goûter aux délices catalanes et surprises toujours recommencées de la « zèbrattitude ». Impressions et compte-rendu à chaud.

Jeudi 13 octobre, bravant les orages et la tempête, me voilà avec trois heures de retard de TGV (épisode cévenol sur le Gard et l’Hérault oblige) enfin en gare de Perpignan re-baptisée … “el Centre del Món”.

Perpignan centre du monde ? Une théorie surréaliste bien ancrée dans la « légende urbaine » de la ville catalane depuis que Salvador Dali l’a proclamée au détour d’“une extase cosmologique” dont il avait le secret. C’était en 1970. Dès lors, il fut amené à s’expliquer maintes fois sur les raisons pour lesquelles « sans la gare de Perpignan, nous serions tous en Australie, probablement entourés par les kangourous. Perpignan a empêché de faire de l’Espagne une île. Au moment où s’est formé le golfe de Biscaye, quand il y a eu la fameuse dérive des continents, c’est uniquement Perpignan qui a tenu le coup et a permis à toute l’Europe de rester là où elle est, là où nous sommes encore ici. » Le mathématicien René Thom conforta Dali dans son délire en lui assurant que “l‘Espagne pivote précisément – pas dans la zone de – mais exactement là où se trouve l’actuelle gare de Perpignan”. On aurait presque envie d’y croire !

Perpignan tête de pont de la résistance ?           Ça, on y croit ! Dans la défense et l’illustration des musiques improvisées et du jazz de création, sans soupçon de délire, sans crainte d’être contredit, on peut l’affirmer et le confirmer. Grâce à l’action militante de l’équipe de Jazzèbre entrainée par Yann Causse, son valeureux capitaine. « Depuis ses débuts, nous dit-il, le festival s’est attaché à mettre en évidence les divers courants créatifs du jazz contemporain, sans oublier les musiques de répertoire et a cherché à explorer les rencontres entre jazz et musiques du monde. Jazzèbre, c’est d’abord un esprit buissonnier, convivial, curieux de rencontres inattendues. C’est aussi l’ambition et le bonheur de proposer des chemins de traverse poétiques, des collaborations avec des sites grandioses ou des rendez-vous insolites.” Mission accomplie. Libre de tous formatages et conformismes, la programmation très éclectique de ces quatre jours à Perpignan fut l’éclatante démonstration de cette profession de foi.

Jeudi 13 octobre au Théâtre municipal

Bart Maris

Dans le petit théâtre à 18h30, en guise d’apéritif, Bart Maris, trompettiste voyageur belge, nous offre un étonnant solo atypique en forme d’installation. Soit, autour de lui, tout un attirail hétéroclite de magnétophones à bande magnétique (six au total : deux Revox, un Studer, Un Philips, un Tec et un Nagra, des pièces aujourd’hui de collection que Yann Causse a eu beaucoup de mal à dégoter à Perpignan et ses environs) et tout un dispositif de bobines qui projettent sur les murs de la salle des figures géométriques tournoyant dans un drôle de cliquetis, un entrelacs de fils qui prennent sous le feu des projecteurs des couleurs dorées et tissent autour du trompettiste une mystérieuse toile d’araignée. Au départ, ça commence par un monologue extérieur fait d’effets de souffle, sonorités hachurées et torturées, “growlements” sourds, cascades de notes mouillées, longues phrases étirées qui se terminent en cris aigus, dialogues tendus entre trompette ouverte et bouchée, cascades de notes mouillées et ainsi de suite… Tout à coup, Bart met en marche un premier magnéto qui hulule une lamentation de corne de brume. Accroupi, il répond aux nappes de sons graves par des improvisations hypnotiques. Un deuxième, puis un troisième magnéto rentrent alors dans le jeu pour installer une polyphonie grondante, vraiment inquiétante. Un quatrième magnéto ajoute une nouvelle couche, sombre tapis de trompes tibétaines qui se muent peu à peu en bourdonnement d’abeilles affolées. Se saisissant d’un bugle, puis d’une trompette picolo à la sonorité très acide, Bart change brutalement de paysage. Nous voilà soudainement entraîné en terres ibériques avec l’ébauche d’une sorte de “saeta” à la Miles Davis qui glisse bientôt vers d’autres horizons improbables avec force boucles et bidouillages électroniques. On l’aura compris, les mots, les phrases et tout le jeu des métaphores et des correspondances s’avèrent une nouvelle fois impuissants à rendre compte de ce voyage singulier, insolite, mouvementé mais jamais lassant, au pays des trompettes démultipliées et des bandes sons qui passent, s’entremêlent et se répondent. Et dire que d’habitude, Bart Maris organise son installation sonore avec quatre-vingt magnétophones et plus !!!

Denis Colin & Camel Zekri

« Depuis toujours, les esprits libres ont habité le désert » (Friedrich Nietzsche). Cet aphorisme vient naturellement sous la plume pour évoquer cette soirée totalement acoustique (ça fait du bien !) au cours de laquelle Yan Causse nous a invités à prendre une double part de …désert. Désert du Sahel avec Camel Zekri et désert du Sinaï avec Yom.

Denis Colin et Camel Zekri sont déjà un vieux couple puisque le duo existe, par intermittences, depuis plus de dix ans. Dans leur dialogue complice et intimiste, tout en écoute mutuelle, sans la moindre fuite d’attention de l’un comme de l’autre, Denis Colin marie à merveille la splendeur de la sonorité ombrée et ambrée de sa clarinette basse aux dentelles finement brodée de la guitare de Camel Zekri. C’est à l’écoute de musiciens traditionnels gnaouas que Camel a développé un jeu très personnel basé sur l’ornementation qu’il a ensuite transcrit sur sa guitare dans l’harmonisation comme dans le traitement original du son. Résultat : ce duo que je découvrais pour la première fois s’affirme comme le délicat triomphe du lyrisme à fleur d’anches et de cordes. La rencontre entre le blues malien et le folklore imaginaire improvisée. Ça chante, ça ondule, ça tangue, ça chaloupe, ça enroule les lignes mélodiques et les mélopées spiralées avec grâce et sensualité. Ça ne bavarde jamais mais ça remue toujours, sans esbroufe, l’âme et le corps par la vérité de leur engagement plein d’intensité et d’urgence intérieures. En rappel, un merveilleux Goodbye Pork Pie Hat, astucieusement arrangé par Camel en cinq temps et joué en sol dièse mineur, une tonalité qui est un vrai cauchemar pour les joueurs de clarinette basse. Et pourtant ça tourne !

Yom « Le Silence de l’Exode »

Inspiré de l’épisode historique et fondateur de la sortie d’Egypte du peuple juif et de ses longues années d’errance dans le désert du Sinaï, « Le Silence de l’Exode » est conçu comme un voyage hypnotique en double miroir, “entre puissante ancestralité et étonnante modernité”. Avec sa clarinette en sol (la clarinette turque) au son plus grave, plus fauve que la clarinette si bémol, Guillaume Humery dit Yom s’est entouré pour cette traversée mystique mouvementée de trois musiciens à la double culture, trois vrais champions de formule 1 sur leur instrument. A savoir, le violoncelliste Farid D., le contrebassiste Claude Tchamitchian et le percussionniste iranien Bijan Chemirani (zarb, daf et bendir). Grâce à eux et leur science de la musique, on évite fort heureusement la frénésie hystérique et le nervosisme excessif dont souffre parfois la musique klezmer. Ainsi, pendant toute une heure, le quartet, tour à tour en fusion ou en méditation, nous aspire dans un univers de transe initiatique qui alterne les envolées répétitives et les variations intensément recueillies. Sans jamais s’essouffler grâce à sa maitrise de la respiration continue, Yom fascine par son jeu effervescent tout en volutes enflammées, arabesques serpentines, tourneries derviches et guirlandes d’arpèges. Quand la musique à la fois fiévreuse et fluide s’arrête enfin, pile à la dernière note, les quatre musiciens, comme un seul homme, se figent alors avec un parfait synchronisme dans l’immobilité. Superbe “arrêt sur image” pour un concert qui en suscita beaucoup d’autres.

Vendredi 14 octobre – Théâtre municipal

Ensemble Luxus

Les trois compagnons de l’Ensemble Luxus se sont rencontrés en 2001 au sein de Text’Up, formation créée par François Cotinaud pour en faire son laboratoire autour de la poésie sonore. Forts de cette complicité, d’un travail approfondi de l’improvisation musicale autour et avec un texte, et de la pratique de formes musicales contemporaines les plus diverses, c’est  aujourd’hui la poésie de Rainer Maria Rilke et son interprétation du mythe d’Orphée que François Cotinaud (sat, cl), Jérôme Lefebvre (g) et la chanteuse Pascale Labbé ont choisi de mettre en musique dans “l’Orphée de Rilke.” Je ne vous résumerai pas ici les 55 sonnets de ce magnifique poème, énigmatique et fascinant “tombeau”, mot qu’il faut prendre ici dans son acception de genre musical en usage pendant la période baroque composé en hommage à un grand personnage ou un collègue musicien. C’est carrément impossible. Dans ce spectacle surprenant, contrasté et libre où rôdent en permanence la mort et l’amour, chacun des musiciens apporte son univers personnel, son mode sonore, son approche de textes dont la mise en musique varie de formes et de couleurs à chaque sonnet. Coup de cœur particulier pour Pascale Labbé, tout à la fois chanteuse, conteuse, diseuse, qui impose de bout en bout du concert sa personnalité rayonnante. Grâce à une diction parfaite et une voix naturelle au timbre clair et frais, elle chante, scande, murmure, crie, suggère, délire, improvise, passe avec liberté de l’outrance à l’“émouvance” (comme on disait en vieux français). Comme personne, elle sait se transformer tout à coup en folledingue déjantée avec un irrésistible humour clownesque. Cette femme est vraiment formidable, lumineuse, vive, imprévisible, drôle, bouleversante et bouleversée comme dans son ”Hymne à l’amour”, une partition qu’elle a trouvée sur le piano de son mari Jean Morières le jour de son décès il y a déjà trois ans.

Edward Perraud « Synaesthetic Trip2 »

« En fondant « Synaesthetic Trip », confie le batteur Edward Perraud, j’ai tenté de répondre concrètement au kaléidoscope d’influences qui m’habitent en les incarnant dans des musiciens qui eux-mêmes se trouvent au carrefour d’une foule de musiques. Si le deuxième disque de ce groupe s’intitule “Au-delà du prévisible” c’est qu’il s’agit littéralement de jouer une musique simple mais d’une manière imprévisible !”. Démonstration sur scène : avec toute sa généreuse gesticulation faite de mouvements amples et de grands moulinets dans l’espace, Edward Perraud ressemble à un beau diable monté sur ressorts qui jaillit soudainement de sa boîte. Quel merveilleux spectacle que de voir sur scène ce Peter Pan des percussions. Tout de suite il installe un tempo souple et fluctuant qui, peu à peu, à pas de velours, s’accélère en douceur. Benoît Delbecq entre alors dans la danse, bientôt rejoint par le saxophoniste ténor allemand Daniel Erdmann et le trompettiste Bart Maris (voir plus haut), Arnaud Cuisinier assurant à la contrebasse magnifiquement les arrières ! Et c’est parti pour une bonne heure de célébration joyeuse, de “spiritual rejoice” avec tout son cortège de luxuriances mingusiennes et d’échappées felliniennes à la Nino Rotta, etc. Ça fuse, ça crépite, ça gicle, ça ritournelle, ça chante, ça plane dans les aigus, ça roule des tambours, ça frissonne des cymbales, ça tangue sur un tango africain qui s’ensauvage en un crescendo érotique. Ce n’est pas tout ! Ça ronronne avec le ténor moelleux de Daniel, glisse avec la trompette piccolo de Bart et coule de source avec le piano fluide de Benoît. Bref, ça réjouit tout le temps !

Après un morceau qui s’offre comme une séduisante réminiscence du Lac des cygnes, tout ce beau monde enchaîne sur une pièce très liturgique, “very churchy”. Et pour cause ! On apprend qu’il s’agit d’une ode à Jean-Sébastien Bach, un choral écrit pour l’orgue et intitulé Nun Komm Der Heiden Heiland (BWV 659). Pour justifier le choix de cette composition, Edward cite Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit bien quelque chose à Bach, c’est Dieu ». Autre moment phare du concert : Sad Time. Pourquoi ce titre ? Perraud explique qu’en français il se traduit par Triste Temps, ce qui par le jeu des homophonies renvoie à Tristan, prénom qui lui fait penser (mais c’est bien sûr !) à l’ouverture du troisième acte du Tristan et Iseult de Richard Wagner dont Edward s’est ouvertement et librement inspiré pour l’écriture de morceau ? Compris ? On aura en tout cas compris que ce concert fut, du début jusqu’à la fin, totalement enthousiasmant. Le public ne s’y est pas trompé qui fit au triomphe aux cinq musiciens.

Michel Portal/Jeff Ballard/Kevin Hays « Promises »

Déception ! Voilà le seul concert qui n’a pas tenu, malgré le nom du trio, vraiment ses “promesses”. C’est évident dès les premières mesures. Début d’explication : les trois musiciens n’ont dans les doigts comme dans la tête que seulement quatre concerts au compteur. Cela s’entend. Le trio, peu en phase, démarre mollement le concert pour trouver au fil des morceaux (Abstrait, Judy Garland), sans jamais trop forcer leur talent réciproque, bien sûr indéniable, un certain rythme de croisière pépère. Cela n’est pas désagréable, mais par moment trop convenu, voire ennuyeux. Cela sonne un peu trop comme « rendez-vous au tas de sable » comme disent les musiciens. « C’est quand je joue que je suis dans le vrai » confesse Michel Portal en annonçant une pièce de sa plume Max mon amour, extrait de la musique du film de Nagisa Oshima (1986). A la clarinette (instrument qu’il utilise rarement dans un concert de jazz), Portal fut à cette seule occasion enfin et totalement « dans le vrai ». Magnifique de lyrisme écorché. Quelques minutes, ce n’est déjà pas si mal !

Samedi 15 octobre – Auditorium du conservatoire de Perpignan

Laurent Dehors Trio

Comparé à « Promises », quel plaisir de retrouver sur la scène l’auditorium du nouveau conservatoire de Perpignan, magnifique bâtiment flambant neuf, un trio très soudé et branché sur la même longueur d’onde ! Sous ses…dehors de lutin facétieux et sautillant, toujours en mouvement, Laurent est d’abord un formidable souffleur d’anches qui aime à s’époumoner à travers toute une panoplie d’instruments. Sur scène on en compte six : saxophone ténor et soprano, clarinette en si bémol soprano, basse et même contrebasse. Il ne manque que la cornemuse dont il use quelquefois dans le MegaOctet et Tous Dehors. Dans son jeu de clarinette, pas de slap à la Sclavis ni de respiration continue à la Yom. Seulement l’affirmation d’une autre voix au service d’un jazz hirsute, tonique, généreux, survolté, agrémenté, c’est à noter, d’un jeu de jambes exceptionnel. A ses côtés, pour le cadrer et le stimuler, l’excellent batteur Franck Vaillant et un jeune de 25 ans, Gabriel Gosse qui joue avec beaucoup de vélocité et inventivité de la guitare à 7 cordes. Il fallait bien un tel prodige pour remplacer David Chevallier dans le trio. « Existe-t-il, lui demandais-je, un guitare à 8 cordes ? » « Oui, mais ne le dis surtout pas à Laurent. Il voudra tout de suite que j’en joue ! »

Pour revisiter gaiement et librement vingt années de musique audacieuse et joueuse, le trio reprend ses morceaux les plus connus que Laurent présente sur scène avec une espièglerie sympathique parce que naturelle et spontanée. Des compositions toutes caractéristiques de son écriture bariolée. Fantaisiste avec des images sonores fortes comme dans J’ai trois ans, je dis non. Jubilatoire sur des pièces jazz rockeuses qui ébouriffent avec Wendy ou qui pulsent comme sur le trépidant Disco. On reprend souffle avec Valse Valence, « un truc pas facile à jouer, mais quand on est si bien accompagné, pas de problème » et on se requinque avec En attendant Marcel, vieillerie toujours juvénile qu’il dédie à « Denis, un ami par intermittence » qui se trouve dans la salle. Les initiés comprendront.

Ralph Alessi Baida Quartet

Après Laurent Dehors, voici Ralph « Inside ». Comment éviter cette formule facile tant la musique du trompettiste américain, en comparaison avec celle si expressive et « brouillonnante » du saxophoniste normand, paraît en contraste particulièrement intériorisée et retenue ? Longue silhouette fine, visage émacié, masque sévère et austère sur lequel on peut voir par instant poindre l’esquisse d’un sourire de contentement vite effacé, Raph Alessi a l’allure ascétique, loin, très loin de l’allant bondissant de Laurent Dehors. Le contraste est saisissant. Débarquant directement des Açores et arrivés à l’auditorium seulement à 21h, les musiciens du Baida Quartet, après une balance très rapide à l’entracte, mirent finalement peu de temps pour entrer dans l’intimité d’une musique fine, ouverte, aride, mélancolique, presque toujours construite sur des tempos lents ou médiums, sans pour autant jamais hésiter à laisser sourdre une véritable tension inhérente à l’engagement de chacun dans la musique du groupe. Dans ce quartette intimement soudé par une rythmique souple et complice (le fidèle Drew Gress à la contrebasse et Mike Farber, petit nouveau qui remplace Dan Weiss à la batterie), Gary Versace, pianiste aux petites mains en caoutchouc, marque immédiatement le son du groupe de sa présence poétique avec des accords arpégés luxuriants et des unissons parfaits avec la trompette. Le jeu fluide et onirique d’Alessi, toujours intense et concentré met sobrement à chaque phrase en valeur la pureté de sa sonorité. Sonorité argentée qui fuit les séductions cuivrées de l’instrument et que le New York Times a défini avec justesse comme “ronde et luminescente comme la pleine lune”.

Dimanche 16 octobre – Case Musicale

La Fanfare du festival et Ping Pang Quartet

Il est dans la tradition festive de Jazzèbre d’organiser à chaque édition des pique-niques conviviaux et des randonnées pédestres ou cyclistes dans des lieux divers et étonnants de Catalogne et de l’Aude. Dimanche, par beau temps, après la Chapelle Tanya à Laroque des Albères, le château de Las Fonts à Calce, le Jardin des plantes à Saint Cyprien, c’est dans la grande cour de la Casa Musicale de Perpignan qu’a été organisé le dernier pique-nique du festival. Cet ancien couvent de briques roses, transformé à la Révolution en arsenal, est devenu aujourd’hui un lieu ouvert de pratiques, de rencontres et de créations artistiques en prise directe avec les réalités urbaines d’aujourd’hui. Au menu du pique-nique final, outre un buffet de spécialités catalanes préparées par les bénévoles, la fanfare du festival. D’abord dirigée pendant 4 ans par le trompettiste Michel Marre, elle est depuis entraînée avec enthousiasme par le tubiste gardois Daniel Malavergne avec la présence du mandoliniste niçois Patrick Vaillant qui, pour se faire entendre dans ce gai tintamarre, a fixé un petit ampli portable à sa ceinture. Ce rassemblement bariolé de quarante musiciens amateurs nous gratifie d’un répertoire festif dont Tempo Caldo écrit par feu Pascal Lloret pour la Marmite infernale. Au début de la pièce, une femme tout de rouge vêtue souffle à l’alto un chorus avec cœur. Visiblement elle s’éclate. Elle nous le confirmera plus tard, nous apprenant qu’elle est l’épouse du président de l’association Jazzèbre, Philippe Caron, lui-même musicien dans la fanfare. Tout s’explique !

Composé de Denis Charolles, son batteur-chanteur-leader, Julien Eil au sax, Christophe Girard à l’accordéon et Thibault Cellier, contrebassiste déjà repéré dans Papanosh, le Ping Pang Quartet auquel se joindra pour les derniers morceaux Daniel Malavergne au marching baryton, nous régale ensuite de son répertoire hétéroclite qui alterne les chansons d’Albert Marcoeur et de Jean Ferrat (Ma môme) avec de savoureuses “monkeries”, des embardées bien free et autres fantaisies rockeuses. La fanfare les rejoint pour un final tout fou tout flamme qui enchaine polka piqué et paso doble dans un maelstrom sonore vraiment “fanfaramineux”. Joyeuse conclusion de mes quatre journées de “zèbrattitude” heureuse ! • Pascal Anquetil|Voilà 28 ans que je rêvais d’aller en Catalogne assister à Jazzèbre, l’un des rares festivals « innovants » auxquels je n’avais pas encore eu la chance de rendre visite. L’oubli est réparé et mon souhait exaucé. Ainsi pendant quatre jours à Perpignan, du 13 au 16 octobre, ai-je pu assister au final du festival commencé le 24 septembre et enfin goûter aux délices catalanes et surprises toujours recommencées de la « zèbrattitude ». Impressions et compte-rendu à chaud.

Jeudi 13 octobre, bravant les orages et la tempête, me voilà avec trois heures de retard de TGV (épisode cévenol sur le Gard et l’Hérault oblige) enfin en gare de Perpignan re-baptisée … “el Centre del Món”.

Perpignan centre du monde ? Une théorie surréaliste bien ancrée dans la « légende urbaine » de la ville catalane depuis que Salvador Dali l’a proclamée au détour d’“une extase cosmologique” dont il avait le secret. C’était en 1970. Dès lors, il fut amené à s’expliquer maintes fois sur les raisons pour lesquelles « sans la gare de Perpignan, nous serions tous en Australie, probablement entourés par les kangourous. Perpignan a empêché de faire de l’Espagne une île. Au moment où s’est formé le golfe de Biscaye, quand il y a eu la fameuse dérive des continents, c’est uniquement Perpignan qui a tenu le coup et a permis à toute l’Europe de rester là où elle est, là où nous sommes encore ici. » Le mathématicien René Thom conforta Dali dans son délire en lui assurant que “l‘Espagne pivote précisément – pas dans la zone de – mais exactement là où se trouve l’actuelle gare de Perpignan”. On aurait presque envie d’y croire !

Perpignan tête de pont de la résistance ?           Ça, on y croit ! Dans la défense et l’illustration des musiques improvisées et du jazz de création, sans soupçon de délire, sans crainte d’être contredit, on peut l’affirmer et le confirmer. Grâce à l’action militante de l’équipe de Jazzèbre entrainée par Yann Causse, son valeureux capitaine. « Depuis ses débuts, nous dit-il, le festival s’est attaché à mettre en évidence les divers courants créatifs du jazz contemporain, sans oublier les musiques de répertoire et a cherché à explorer les rencontres entre jazz et musiques du monde. Jazzèbre, c’est d’abord un esprit buissonnier, convivial, curieux de rencontres inattendues. C’est aussi l’ambition et le bonheur de proposer des chemins de traverse poétiques, des collaborations avec des sites grandioses ou des rendez-vous insolites.” Mission accomplie. Libre de tous formatages et conformismes, la programmation très éclectique de ces quatre jours à Perpignan fut l’éclatante démonstration de cette profession de foi.

Jeudi 13 octobre au Théâtre municipal

Bart Maris

Dans le petit théâtre à 18h30, en guise d’apéritif, Bart Maris, trompettiste voyageur belge, nous offre un étonnant solo atypique en forme d’installation. Soit, autour de lui, tout un attirail hétéroclite de magnétophones à bande magnétique (six au total : deux Revox, un Studer, Un Philips, un Tec et un Nagra, des pièces aujourd’hui de collection que Yann Causse a eu beaucoup de mal à dégoter à Perpignan et ses environs) et tout un dispositif de bobines qui projettent sur les murs de la salle des figures géométriques tournoyant dans un drôle de cliquetis, un entrelacs de fils qui prennent sous le feu des projecteurs des couleurs dorées et tissent autour du trompettiste une mystérieuse toile d’araignée. Au départ, ça commence par un monologue extérieur fait d’effets de souffle, sonorités hachurées et torturées, “growlements” sourds, cascades de notes mouillées, longues phrases étirées qui se terminent en cris aigus, dialogues tendus entre trompette ouverte et bouchée, cascades de notes mouillées et ainsi de suite… Tout à coup, Bart met en marche un premier magnéto qui hulule une lamentation de corne de brume. Accroupi, il répond aux nappes de sons graves par des improvisations hypnotiques. Un deuxième, puis un troisième magnéto rentrent alors dans le jeu pour installer une polyphonie grondante, vraiment inquiétante. Un quatrième magnéto ajoute une nouvelle couche, sombre tapis de trompes tibétaines qui se muent peu à peu en bourdonnement d’abeilles affolées. Se saisissant d’un bugle, puis d’une trompette picolo à la sonorité très acide, Bart change brutalement de paysage. Nous voilà soudainement entraîné en terres ibériques avec l’ébauche d’une sorte de “saeta” à la Miles Davis qui glisse bientôt vers d’autres horizons improbables avec force boucles et bidouillages électroniques. On l’aura compris, les mots, les phrases et tout le jeu des métaphores et des correspondances s’avèrent une nouvelle fois impuissants à rendre compte de ce voyage singulier, insolite, mouvementé mais jamais lassant, au pays des trompettes démultipliées et des bandes sons qui passent, s’entremêlent et se répondent. Et dire que d’habitude, Bart Maris organise son installation sonore avec quatre-vingt magnétophones et plus !!!

Denis Colin & Camel Zekri

« Depuis toujours, les esprits libres ont habité le désert » (Friedrich Nietzsche). Cet aphorisme vient naturellement sous la plume pour évoquer cette soirée totalement acoustique (ça fait du bien !) au cours de laquelle Yan Causse nous a invités à prendre une double part de …désert. Désert du Sahel avec Camel Zekri et désert du Sinaï avec Yom.

Denis Colin et Camel Zekri sont déjà un vieux couple puisque le duo existe, par intermittences, depuis plus de dix ans. Dans leur dialogue complice et intimiste, tout en écoute mutuelle, sans la moindre fuite d’attention de l’un comme de l’autre, Denis Colin marie à merveille la splendeur de la sonorité ombrée et ambrée de sa clarinette basse aux dentelles finement brodée de la guitare de Camel Zekri. C’est à l’écoute de musiciens traditionnels gnaouas que Camel a développé un jeu très personnel basé sur l’ornementation qu’il a ensuite transcrit sur sa guitare dans l’harmonisation comme dans le traitement original du son. Résultat : ce duo que je découvrais pour la première fois s’affirme comme le délicat triomphe du lyrisme à fleur d’anches et de cordes. La rencontre entre le blues malien et le folklore imaginaire improvisée. Ça chante, ça ondule, ça tangue, ça chaloupe, ça enroule les lignes mélodiques et les mélopées spiralées avec grâce et sensualité. Ça ne bavarde jamais mais ça remue toujours, sans esbroufe, l’âme et le corps par la vérité de leur engagement plein d’intensité et d’urgence intérieures. En rappel, un merveilleux Goodbye Pork Pie Hat, astucieusement arrangé par Camel en cinq temps et joué en sol dièse mineur, une tonalité qui est un vrai cauchemar pour les joueurs de clarinette basse. Et pourtant ça tourne !

Yom « Le Silence de l’Exode »

Inspiré de l’épisode historique et fondateur de la sortie d’Egypte du peuple juif et de ses longues années d’errance dans le désert du Sinaï, « Le Silence de l’Exode » est conçu comme un voyage hypnotique en double miroir, “entre puissante ancestralité et étonnante modernité”. Avec sa clarinette en sol (la clarinette turque) au son plus grave, plus fauve que la clarinette si bémol, Guillaume Humery dit Yom s’est entouré pour cette traversée mystique mouvementée de trois musiciens à la double culture, trois vrais champions de formule 1 sur leur instrument. A savoir, le violoncelliste Farid D., le contrebassiste Claude Tchamitchian et le percussionniste iranien Bijan Chemirani (zarb, daf et bendir). Grâce à eux et leur science de la musique, on évite fort heureusement la frénésie hystérique et le nervosisme excessif dont souffre parfois la musique klezmer. Ainsi, pendant toute une heure, le quartet, tour à tour en fusion ou en méditation, nous aspire dans un univers de transe initiatique qui alterne les envolées répétitives et les variations intensément recueillies. Sans jamais s’essouffler grâce à sa maitrise de la respiration continue, Yom fascine par son jeu effervescent tout en volutes enflammées, arabesques serpentines, tourneries derviches et guirlandes d’arpèges. Quand la musique à la fois fiévreuse et fluide s’arrête enfin, pile à la dernière note, les quatre musiciens, comme un seul homme, se figent alors avec un parfait synchronisme dans l’immobilité. Superbe “arrêt sur image” pour un concert qui en suscita beaucoup d’autres.

Vendredi 14 octobre – Théâtre municipal

Ensemble Luxus

Les trois compagnons de l’Ensemble Luxus se sont rencontrés en 2001 au sein de Text’Up, formation créée par François Cotinaud pour en faire son laboratoire autour de la poésie sonore. Forts de cette complicité, d’un travail approfondi de l’improvisation musicale autour et avec un texte, et de la pratique de formes musicales contemporaines les plus diverses, c’est  aujourd’hui la poésie de Rainer Maria Rilke et son interprétation du mythe d’Orphée que François Cotinaud (sat, cl), Jérôme Lefebvre (g) et la chanteuse Pascale Labbé ont choisi de mettre en musique dans “l’Orphée de Rilke.” Je ne vous résumerai pas ici les 55 sonnets de ce magnifique poème, énigmatique et fascinant “tombeau”, mot qu’il faut prendre ici dans son acception de genre musical en usage pendant la période baroque composé en hommage à un grand personnage ou un collègue musicien. C’est carrément impossible. Dans ce spectacle surprenant, contrasté et libre où rôdent en permanence la mort et l’amour, chacun des musiciens apporte son univers personnel, son mode sonore, son approche de textes dont la mise en musique varie de formes et de couleurs à chaque sonnet. Coup de cœur particulier pour Pascale Labbé, tout à la fois chanteuse, conteuse, diseuse, qui impose de bout en bout du concert sa personnalité rayonnante. Grâce à une diction parfaite et une voix naturelle au timbre clair et frais, elle chante, scande, murmure, crie, suggère, délire, improvise, passe avec liberté de l’outrance à l’“émouvance” (comme on disait en vieux français). Comme personne, elle sait se transformer tout à coup en folledingue déjantée avec un irrésistible humour clownesque. Cette femme est vraiment formidable, lumineuse, vive, imprévisible, drôle, bouleversante et bouleversée comme dans son ”Hymne à l’amour”, une partition qu’elle a trouvée sur le piano de son mari Jean Morières le jour de son décès il y a déjà trois ans.

Edward Perraud « Synaesthetic Trip2 »

« En fondant « Synaesthetic Trip », confie le batteur Edward Perraud, j’ai tenté de répondre concrètement au kaléidoscope d’influences qui m’habitent en les incarnant dans des musiciens qui eux-mêmes se trouvent au carrefour d’une foule de musiques. Si le deuxième disque de ce groupe s’intitule “Au-delà du prévisible” c’est qu’il s’agit littéralement de jouer une musique simple mais d’une manière imprévisible !”. Démonstration sur scène : avec toute sa généreuse gesticulation faite de mouvements amples et de grands moulinets dans l’espace, Edward Perraud ressemble à un beau diable monté sur ressorts qui jaillit soudainement de sa boîte. Quel merveilleux spectacle que de voir sur scène ce Peter Pan des percussions. Tout de suite il installe un tempo souple et fluctuant qui, peu à peu, à pas de velours, s’accélère en douceur. Benoît Delbecq entre alors dans la danse, bientôt rejoint par le saxophoniste ténor allemand Daniel Erdmann et le trompettiste Bart Maris (voir plus haut), Arnaud Cuisinier assurant à la contrebasse magnifiquement les arrières ! Et c’est parti pour une bonne heure de célébration joyeuse, de “spiritual rejoice” avec tout son cortège de luxuriances mingusiennes et d’échappées felliniennes à la Nino Rotta, etc. Ça fuse, ça crépite, ça gicle, ça ritournelle, ça chante, ça plane dans les aigus, ça roule des tambours, ça frissonne des cymbales, ça tangue sur un tango africain qui s’ensauvage en un crescendo érotique. Ce n’est pas tout ! Ça ronronne avec le ténor moelleux de Daniel, glisse avec la trompette piccolo de Bart et coule de source avec le piano fluide de Benoît. Bref, ça réjouit tout le temps !

Après un morceau qui s’offre comme une séduisante réminiscence du Lac des cygnes, tout ce beau monde enchaîne sur une pièce très liturgique, “very churchy”. Et pour cause ! On apprend qu’il s’agit d’une ode à Jean-Sébastien Bach, un choral écrit pour l’orgue et intitulé Nun Komm Der Heiden Heiland (BWV 659). Pour justifier le choix de cette composition, Edward cite Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit bien quelque chose à Bach, c’est Dieu ». Autre moment phare du concert : Sad Time. Pourquoi ce titre ? Perraud explique qu’en français il se traduit par Triste Temps, ce qui par le jeu des homophonies renvoie à Tristan, prénom qui lui fait penser (mais c’est bien sûr !) à l’ouverture du troisième acte du Tristan et Iseult de Richard Wagner dont Edward s’est ouvertement et librement inspiré pour l’écriture de morceau ? Compris ? On aura en tout cas compris que ce concert fut, du début jusqu’à la fin, totalement enthousiasmant. Le public ne s’y est pas trompé qui fit au triomphe aux cinq musiciens.

Michel Portal/Jeff Ballard/Kevin Hays « Promises »

Déception ! Voilà le seul concert qui n’a pas tenu, malgré le nom du trio, vraiment ses “promesses”. C’est évident dès les premières mesures. Début d’explication : les trois musiciens n’ont dans les doigts comme dans la tête que seulement quatre concerts au compteur. Cela s’entend. Le trio, peu en phase, démarre mollement le concert pour trouver au fil des morceaux (Abstrait, Judy Garland), sans jamais trop forcer leur talent réciproque, bien sûr indéniable, un certain rythme de croisière pépère. Cela n’est pas désagréable, mais par moment trop convenu, voire ennuyeux. Cela sonne un peu trop comme « rendez-vous au tas de sable » comme disent les musiciens. « C’est quand je joue que je suis dans le vrai » confesse Michel Portal en annonçant une pièce de sa plume Max mon amour, extrait de la musique du film de Nagisa Oshima (1986). A la clarinette (instrument qu’il utilise rarement dans un concert de jazz), Portal fut à cette seule occasion enfin et totalement « dans le vrai ». Magnifique de lyrisme écorché. Quelques minutes, ce n’est déjà pas si mal !

Samedi 15 octobre – Auditorium du conservatoire de Perpignan

Laurent Dehors Trio

Comparé à « Promises », quel plaisir de retrouver sur la scène l’auditorium du nouveau conservatoire de Perpignan, magnifique bâtiment flambant neuf, un trio très soudé et branché sur la même longueur d’onde ! Sous ses…dehors de lutin facétieux et sautillant, toujours en mouvement, Laurent est d’abord un formidable souffleur d’anches qui aime à s’époumoner à travers toute une panoplie d’instruments. Sur scène on en compte six : saxophone ténor et soprano, clarinette en si bémol soprano, basse et même contrebasse. Il ne manque que la cornemuse dont il use quelquefois dans le MegaOctet et Tous Dehors. Dans son jeu de clarinette, pas de slap à la Sclavis ni de respiration continue à la Yom. Seulement l’affirmation d’une autre voix au service d’un jazz hirsute, tonique, généreux, survolté, agrémenté, c’est à noter, d’un jeu de jambes exceptionnel. A ses côtés, pour le cadrer et le stimuler, l’excellent batteur Franck Vaillant et un jeune de 25 ans, Gabriel Gosse qui joue avec beaucoup de vélocité et inventivité de la guitare à 7 cordes. Il fallait bien un tel prodige pour remplacer David Chevallier dans le trio. « Existe-t-il, lui demandais-je, un guitare à 8 cordes ? » « Oui, mais ne le dis surtout pas à Laurent. Il voudra tout de suite que j’en joue ! »

Pour revisiter gaiement et librement vingt années de musique audacieuse et joueuse, le trio reprend ses morceaux les plus connus que Laurent présente sur scène avec une espièglerie sympathique parce que naturelle et spontanée. Des compositions toutes caractéristiques de son écriture bariolée. Fantaisiste avec des images sonores fortes comme dans J’ai trois ans, je dis non. Jubilatoire sur des pièces jazz rockeuses qui ébouriffent avec Wendy ou qui pulsent comme sur le trépidant Disco. On reprend souffle avec Valse Valence, « un truc pas facile à jouer, mais quand on est si bien accompagné, pas de problème » et on se requinque avec En attendant Marcel, vieillerie toujours juvénile qu’il dédie à « Denis, un ami par intermittence » qui se trouve dans la salle. Les initiés comprendront.

Ralph Alessi Baida Quartet

Après Laurent Dehors, voici Ralph « Inside ». Comment éviter cette formule facile tant la musique du trompettiste américain, en comparaison avec celle si expressive et « brouillonnante » du saxophoniste normand, paraît en contraste particulièrement intériorisée et retenue ? Longue silhouette fine, visage émacié, masque sévère et austère sur lequel on peut voir par instant poindre l’esquisse d’un sourire de contentement vite effacé, Raph Alessi a l’allure ascétique, loin, très loin de l’allant bondissant de Laurent Dehors. Le contraste est saisissant. Débarquant directement des Açores et arrivés à l’auditorium seulement à 21h, les musiciens du Baida Quartet, après une balance très rapide à l’entracte, mirent finalement peu de temps pour entrer dans l’intimité d’une musique fine, ouverte, aride, mélancolique, presque toujours construite sur des tempos lents ou médiums, sans pour autant jamais hésiter à laisser sourdre une véritable tension inhérente à l’engagement de chacun dans la musique du groupe. Dans ce quartette intimement soudé par une rythmique souple et complice (le fidèle Drew Gress à la contrebasse et Mike Farber, petit nouveau qui remplace Dan Weiss à la batterie), Gary Versace, pianiste aux petites mains en caoutchouc, marque immédiatement le son du groupe de sa présence poétique avec des accords arpégés luxuriants et des unissons parfaits avec la trompette. Le jeu fluide et onirique d’Alessi, toujours intense et concentré met sobrement à chaque phrase en valeur la pureté de sa sonorité. Sonorité argentée qui fuit les séductions cuivrées de l’instrument et que le New York Times a défini avec justesse comme “ronde et luminescente comme la pleine lune”.

Dimanche 16 octobre – Case Musicale

La Fanfare du festival et Ping Pang Quartet

Il est dans la tradition festive de Jazzèbre d’organiser à chaque édition des pique-niques conviviaux et des randonnées pédestres ou cyclistes dans des lieux divers et étonnants de Catalogne et de l’Aude. Dimanche, par beau temps, après la Chapelle Tanya à Laroque des Albères, le château de Las Fonts à Calce, le Jardin des plantes à Saint Cyprien, c’est dans la grande cour de la Casa Musicale de Perpignan qu’a été organisé le dernier pique-nique du festival. Cet ancien couvent de briques roses, transformé à la Révolution en arsenal, est devenu aujourd’hui un lieu ouvert de pratiques, de rencontres et de créations artistiques en prise directe avec les réalités urbaines d’aujourd’hui. Au menu du pique-nique final, outre un buffet de spécialités catalanes préparées par les bénévoles, la fanfare du festival. D’abord dirigée pendant 4 ans par le trompettiste Michel Marre, elle est depuis entraînée avec enthousiasme par le tubiste gardois Daniel Malavergne avec la présence du mandoliniste niçois Patrick Vaillant qui, pour se faire entendre dans ce gai tintamarre, a fixé un petit ampli portable à sa ceinture. Ce rassemblement bariolé de quarante musiciens amateurs nous gratifie d’un répertoire festif dont Tempo Caldo écrit par feu Pascal Lloret pour la Marmite infernale. Au début de la pièce, une femme tout de rouge vêtue souffle à l’alto un chorus avec cœur. Visiblement elle s’éclate. Elle nous le confirmera plus tard, nous apprenant qu’elle est l’épouse du président de l’association Jazzèbre, Philippe Caron, lui-même musicien dans la fanfare. Tout s’explique !

Composé de Denis Charolles, son batteur-chanteur-leader, Julien Eil au sax, Christophe Girard à l’accordéon et Thibault Cellier, contrebassiste déjà repéré dans Papanosh, le Ping Pang Quartet auquel se joindra pour les derniers morceaux Daniel Malavergne au marching baryton, nous régale ensuite de son répertoire hétéroclite qui alterne les chansons d’Albert Marcoeur et de Jean Ferrat (Ma môme) avec de savoureuses “monkeries”, des embardées bien free et autres fantaisies rockeuses. La fanfare les rejoint pour un final tout fou tout flamme qui enchaine polka piqué et paso doble dans un maelstrom sonore vraiment “fanfaramineux”. Joyeuse conclusion de mes quatre journées de “zèbrattitude” heureuse ! • Pascal Anquetil|Voilà 28 ans que je rêvais d’aller en Catalogne assister à Jazzèbre, l’un des rares festivals « innovants » auxquels je n’avais pas encore eu la chance de rendre visite. L’oubli est réparé et mon souhait exaucé. Ainsi pendant quatre jours à Perpignan, du 13 au 16 octobre, ai-je pu assister au final du festival commencé le 24 septembre et enfin goûter aux délices catalanes et surprises toujours recommencées de la « zèbrattitude ». Impressions et compte-rendu à chaud.

Jeudi 13 octobre, bravant les orages et la tempête, me voilà avec trois heures de retard de TGV (épisode cévenol sur le Gard et l’Hérault oblige) enfin en gare de Perpignan re-baptisée … “el Centre del Món”.

Perpignan centre du monde ? Une théorie surréaliste bien ancrée dans la « légende urbaine » de la ville catalane depuis que Salvador Dali l’a proclamée au détour d’“une extase cosmologique” dont il avait le secret. C’était en 1970. Dès lors, il fut amené à s’expliquer maintes fois sur les raisons pour lesquelles « sans la gare de Perpignan, nous serions tous en Australie, probablement entourés par les kangourous. Perpignan a empêché de faire de l’Espagne une île. Au moment où s’est formé le golfe de Biscaye, quand il y a eu la fameuse dérive des continents, c’est uniquement Perpignan qui a tenu le coup et a permis à toute l’Europe de rester là où elle est, là où nous sommes encore ici. » Le mathématicien René Thom conforta Dali dans son délire en lui assurant que “l‘Espagne pivote précisément – pas dans la zone de – mais exactement là où se trouve l’actuelle gare de Perpignan”. On aurait presque envie d’y croire !

Perpignan tête de pont de la résistance ?           Ça, on y croit ! Dans la défense et l’illustration des musiques improvisées et du jazz de création, sans soupçon de délire, sans crainte d’être contredit, on peut l’affirmer et le confirmer. Grâce à l’action militante de l’équipe de Jazzèbre entrainée par Yann Causse, son valeureux capitaine. « Depuis ses débuts, nous dit-il, le festival s’est attaché à mettre en évidence les divers courants créatifs du jazz contemporain, sans oublier les musiques de répertoire et a cherché à explorer les rencontres entre jazz et musiques du monde. Jazzèbre, c’est d’abord un esprit buissonnier, convivial, curieux de rencontres inattendues. C’est aussi l’ambition et le bonheur de proposer des chemins de traverse poétiques, des collaborations avec des sites grandioses ou des rendez-vous insolites.” Mission accomplie. Libre de tous formatages et conformismes, la programmation très éclectique de ces quatre jours à Perpignan fut l’éclatante démonstration de cette profession de foi.

Jeudi 13 octobre au Théâtre municipal

Bart Maris

Dans le petit théâtre à 18h30, en guise d’apéritif, Bart Maris, trompettiste voyageur belge, nous offre un étonnant solo atypique en forme d’installation. Soit, autour de lui, tout un attirail hétéroclite de magnétophones à bande magnétique (six au total : deux Revox, un Studer, Un Philips, un Tec et un Nagra, des pièces aujourd’hui de collection que Yann Causse a eu beaucoup de mal à dégoter à Perpignan et ses environs) et tout un dispositif de bobines qui projettent sur les murs de la salle des figures géométriques tournoyant dans un drôle de cliquetis, un entrelacs de fils qui prennent sous le feu des projecteurs des couleurs dorées et tissent autour du trompettiste une mystérieuse toile d’araignée. Au départ, ça commence par un monologue extérieur fait d’effets de souffle, sonorités hachurées et torturées, “growlements” sourds, cascades de notes mouillées, longues phrases étirées qui se terminent en cris aigus, dialogues tendus entre trompette ouverte et bouchée, cascades de notes mouillées et ainsi de suite… Tout à coup, Bart met en marche un premier magnéto qui hulule une lamentation de corne de brume. Accroupi, il répond aux nappes de sons graves par des improvisations hypnotiques. Un deuxième, puis un troisième magnéto rentrent alors dans le jeu pour installer une polyphonie grondante, vraiment inquiétante. Un quatrième magnéto ajoute une nouvelle couche, sombre tapis de trompes tibétaines qui se muent peu à peu en bourdonnement d’abeilles affolées. Se saisissant d’un bugle, puis d’une trompette picolo à la sonorité très acide, Bart change brutalement de paysage. Nous voilà soudainement entraîné en terres ibériques avec l’ébauche d’une sorte de “saeta” à la Miles Davis qui glisse bientôt vers d’autres horizons improbables avec force boucles et bidouillages électroniques. On l’aura compris, les mots, les phrases et tout le jeu des métaphores et des correspondances s’avèrent une nouvelle fois impuissants à rendre compte de ce voyage singulier, insolite, mouvementé mais jamais lassant, au pays des trompettes démultipliées et des bandes sons qui passent, s’entremêlent et se répondent. Et dire que d’habitude, Bart Maris organise son installation sonore avec quatre-vingt magnétophones et plus !!!

Denis Colin & Camel Zekri

« Depuis toujours, les esprits libres ont habité le désert » (Friedrich Nietzsche). Cet aphorisme vient naturellement sous la plume pour évoquer cette soirée totalement acoustique (ça fait du bien !) au cours de laquelle Yan Causse nous a invités à prendre une double part de …désert. Désert du Sahel avec Camel Zekri et désert du Sinaï avec Yom.

Denis Colin et Camel Zekri sont déjà un vieux couple puisque le duo existe, par intermittences, depuis plus de dix ans. Dans leur dialogue complice et intimiste, tout en écoute mutuelle, sans la moindre fuite d’attention de l’un comme de l’autre, Denis Colin marie à merveille la splendeur de la sonorité ombrée et ambrée de sa clarinette basse aux dentelles finement brodée de la guitare de Camel Zekri. C’est à l’écoute de musiciens traditionnels gnaouas que Camel a développé un jeu très personnel basé sur l’ornementation qu’il a ensuite transcrit sur sa guitare dans l’harmonisation comme dans le traitement original du son. Résultat : ce duo que je découvrais pour la première fois s’affirme comme le délicat triomphe du lyrisme à fleur d’anches et de cordes. La rencontre entre le blues malien et le folklore imaginaire improvisée. Ça chante, ça ondule, ça tangue, ça chaloupe, ça enroule les lignes mélodiques et les mélopées spiralées avec grâce et sensualité. Ça ne bavarde jamais mais ça remue toujours, sans esbroufe, l’âme et le corps par la vérité de leur engagement plein d’intensité et d’urgence intérieures. En rappel, un merveilleux Goodbye Pork Pie Hat, astucieusement arrangé par Camel en cinq temps et joué en sol dièse mineur, une tonalité qui est un vrai cauchemar pour les joueurs de clarinette basse. Et pourtant ça tourne !

Yom « Le Silence de l’Exode »

Inspiré de l’épisode historique et fondateur de la sortie d’Egypte du peuple juif et de ses longues années d’errance dans le désert du Sinaï, « Le Silence de l’Exode » est conçu comme un voyage hypnotique en double miroir, “entre puissante ancestralité et étonnante modernité”. Avec sa clarinette en sol (la clarinette turque) au son plus grave, plus fauve que la clarinette si bémol, Guillaume Humery dit Yom s’est entouré pour cette traversée mystique mouvementée de trois musiciens à la double culture, trois vrais champions de formule 1 sur leur instrument. A savoir, le violoncelliste Farid D., le contrebassiste Claude Tchamitchian et le percussionniste iranien Bijan Chemirani (zarb, daf et bendir). Grâce à eux et leur science de la musique, on évite fort heureusement la frénésie hystérique et le nervosisme excessif dont souffre parfois la musique klezmer. Ainsi, pendant toute une heure, le quartet, tour à tour en fusion ou en méditation, nous aspire dans un univers de transe initiatique qui alterne les envolées répétitives et les variations intensément recueillies. Sans jamais s’essouffler grâce à sa maitrise de la respiration continue, Yom fascine par son jeu effervescent tout en volutes enflammées, arabesques serpentines, tourneries derviches et guirlandes d’arpèges. Quand la musique à la fois fiévreuse et fluide s’arrête enfin, pile à la dernière note, les quatre musiciens, comme un seul homme, se figent alors avec un parfait synchronisme dans l’immobilité. Superbe “arrêt sur image” pour un concert qui en suscita beaucoup d’autres.

Vendredi 14 octobre – Théâtre municipal

Ensemble Luxus

Les trois compagnons de l’Ensemble Luxus se sont rencontrés en 2001 au sein de Text’Up, formation créée par François Cotinaud pour en faire son laboratoire autour de la poésie sonore. Forts de cette complicité, d’un travail approfondi de l’improvisation musicale autour et avec un texte, et de la pratique de formes musicales contemporaines les plus diverses, c’est  aujourd’hui la poésie de Rainer Maria Rilke et son interprétation du mythe d’Orphée que François Cotinaud (sat, cl), Jérôme Lefebvre (g) et la chanteuse Pascale Labbé ont choisi de mettre en musique dans “l’Orphée de Rilke.” Je ne vous résumerai pas ici les 55 sonnets de ce magnifique poème, énigmatique et fascinant “tombeau”, mot qu’il faut prendre ici dans son acception de genre musical en usage pendant la période baroque composé en hommage à un grand personnage ou un collègue musicien. C’est carrément impossible. Dans ce spectacle surprenant, contrasté et libre où rôdent en permanence la mort et l’amour, chacun des musiciens apporte son univers personnel, son mode sonore, son approche de textes dont la mise en musique varie de formes et de couleurs à chaque sonnet. Coup de cœur particulier pour Pascale Labbé, tout à la fois chanteuse, conteuse, diseuse, qui impose de bout en bout du concert sa personnalité rayonnante. Grâce à une diction parfaite et une voix naturelle au timbre clair et frais, elle chante, scande, murmure, crie, suggère, délire, improvise, passe avec liberté de l’outrance à l’“émouvance” (comme on disait en vieux français). Comme personne, elle sait se transformer tout à coup en folledingue déjantée avec un irrésistible humour clownesque. Cette femme est vraiment formidable, lumineuse, vive, imprévisible, drôle, bouleversante et bouleversée comme dans son ”Hymne à l’amour”, une partition qu’elle a trouvée sur le piano de son mari Jean Morières le jour de son décès il y a déjà trois ans.

Edward Perraud « Synaesthetic Trip2 »

« En fondant « Synaesthetic Trip », confie le batteur Edward Perraud, j’ai tenté de répondre concrètement au kaléidoscope d’influences qui m’habitent en les incarnant dans des musiciens qui eux-mêmes se trouvent au carrefour d’une foule de musiques. Si le deuxième disque de ce groupe s’intitule “Au-delà du prévisible” c’est qu’il s’agit littéralement de jouer une musique simple mais d’une manière imprévisible !”. Démonstration sur scène : avec toute sa généreuse gesticulation faite de mouvements amples et de grands moulinets dans l’espace, Edward Perraud ressemble à un beau diable monté sur ressorts qui jaillit soudainement de sa boîte. Quel merveilleux spectacle que de voir sur scène ce Peter Pan des percussions. Tout de suite il installe un tempo souple et fluctuant qui, peu à peu, à pas de velours, s’accélère en douceur. Benoît Delbecq entre alors dans la danse, bientôt rejoint par le saxophoniste ténor allemand Daniel Erdmann et le trompettiste Bart Maris (voir plus haut), Arnaud Cuisinier assurant à la contrebasse magnifiquement les arrières ! Et c’est parti pour une bonne heure de célébration joyeuse, de “spiritual rejoice” avec tout son cortège de luxuriances mingusiennes et d’échappées felliniennes à la Nino Rotta, etc. Ça fuse, ça crépite, ça gicle, ça ritournelle, ça chante, ça plane dans les aigus, ça roule des tambours, ça frissonne des cymbales, ça tangue sur un tango africain qui s’ensauvage en un crescendo érotique. Ce n’est pas tout ! Ça ronronne avec le ténor moelleux de Daniel, glisse avec la trompette piccolo de Bart et coule de source avec le piano fluide de Benoît. Bref, ça réjouit tout le temps !

Après un morceau qui s’offre comme une séduisante réminiscence du Lac des cygnes, tout ce beau monde enchaîne sur une pièce très liturgique, “very churchy”. Et pour cause ! On apprend qu’il s’agit d’une ode à Jean-Sébastien Bach, un choral écrit pour l’orgue et intitulé Nun Komm Der Heiden Heiland (BWV 659). Pour justifier le choix de cette composition, Edward cite Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit bien quelque chose à Bach, c’est Dieu ». Autre moment phare du concert : Sad Time. Pourquoi ce titre ? Perraud explique qu’en français il se traduit par Triste Temps, ce qui par le jeu des homophonies renvoie à Tristan, prénom qui lui fait penser (mais c’est bien sûr !) à l’ouverture du troisième acte du Tristan et Iseult de Richard Wagner dont Edward s’est ouvertement et librement inspiré pour l’écriture de morceau ? Compris ? On aura en tout cas compris que ce concert fut, du début jusqu’à la fin, totalement enthousiasmant. Le public ne s’y est pas trompé qui fit au triomphe aux cinq musiciens.

Michel Portal/Jeff Ballard/Kevin Hays « Promises »

Déception ! Voilà le seul concert qui n’a pas tenu, malgré le nom du trio, vraiment ses “promesses”. C’est évident dès les premières mesures. Début d’explication : les trois musiciens n’ont dans les doigts comme dans la tête que seulement quatre concerts au compteur. Cela s’entend. Le trio, peu en phase, démarre mollement le concert pour trouver au fil des morceaux (Abstrait, Judy Garland), sans jamais trop forcer leur talent réciproque, bien sûr indéniable, un certain rythme de croisière pépère. Cela n’est pas désagréable, mais par moment trop convenu, voire ennuyeux. Cela sonne un peu trop comme « rendez-vous au tas de sable » comme disent les musiciens. « C’est quand je joue que je suis dans le vrai » confesse Michel Portal en annonçant une pièce de sa plume Max mon amour, extrait de la musique du film de Nagisa Oshima (1986). A la clarinette (instrument qu’il utilise rarement dans un concert de jazz), Portal fut à cette seule occasion enfin et totalement « dans le vrai ». Magnifique de lyrisme écorché. Quelques minutes, ce n’est déjà pas si mal !

Samedi 15 octobre – Auditorium du conservatoire de Perpignan

Laurent Dehors Trio

Comparé à « Promises », quel plaisir de retrouver sur la scène l’auditorium du nouveau conservatoire de Perpignan, magnifique bâtiment flambant neuf, un trio très soudé et branché sur la même longueur d’onde ! Sous ses…dehors de lutin facétieux et sautillant, toujours en mouvement, Laurent est d’abord un formidable souffleur d’anches qui aime à s’époumoner à travers toute une panoplie d’instruments. Sur scène on en compte six : saxophone ténor et soprano, clarinette en si bémol soprano, basse et même contrebasse. Il ne manque que la cornemuse dont il use quelquefois dans le MegaOctet et Tous Dehors. Dans son jeu de clarinette, pas de slap à la Sclavis ni de respiration continue à la Yom. Seulement l’affirmation d’une autre voix au service d’un jazz hirsute, tonique, généreux, survolté, agrémenté, c’est à noter, d’un jeu de jambes exceptionnel. A ses côtés, pour le cadrer et le stimuler, l’excellent batteur Franck Vaillant et un jeune de 25 ans, Gabriel Gosse qui joue avec beaucoup de vélocité et inventivité de la guitare à 7 cordes. Il fallait bien un tel prodige pour remplacer David Chevallier dans le trio. « Existe-t-il, lui demandais-je, un guitare à 8 cordes ? » « Oui, mais ne le dis surtout pas à Laurent. Il voudra tout de suite que j’en joue ! »

Pour revisiter gaiement et librement vingt années de musique audacieuse et joueuse, le trio reprend ses morceaux les plus connus que Laurent présente sur scène avec une espièglerie sympathique parce que naturelle et spontanée. Des compositions toutes caractéristiques de son écriture bariolée. Fantaisiste avec des images sonores fortes comme dans J’ai trois ans, je dis non. Jubilatoire sur des pièces jazz rockeuses qui ébouriffent avec Wendy ou qui pulsent comme sur le trépidant Disco. On reprend souffle avec Valse Valence, « un truc pas facile à jouer, mais quand on est si bien accompagné, pas de problème » et on se requinque avec En attendant Marcel, vieillerie toujours juvénile qu’il dédie à « Denis, un ami par intermittence » qui se trouve dans la salle. Les initiés comprendront.

Ralph Alessi Baida Quartet

Après Laurent Dehors, voici Ralph « Inside ». Comment éviter cette formule facile tant la musique du trompettiste américain, en comparaison avec celle si expressive et « brouillonnante » du saxophoniste normand, paraît en contraste particulièrement intériorisée et retenue ? Longue silhouette fine, visage émacié, masque sévère et austère sur lequel on peut voir par instant poindre l’esquisse d’un sourire de contentement vite effacé, Raph Alessi a l’allure ascétique, loin, très loin de l’allant bondissant de Laurent Dehors. Le contraste est saisissant. Débarquant directement des Açores et arrivés à l’auditorium seulement à 21h, les musiciens du Baida Quartet, après une balance très rapide à l’entracte, mirent finalement peu de temps pour entrer dans l’intimité d’une musique fine, ouverte, aride, mélancolique, presque toujours construite sur des tempos lents ou médiums, sans pour autant jamais hésiter à laisser sourdre une véritable tension inhérente à l’engagement de chacun dans la musique du groupe. Dans ce quartette intimement soudé par une rythmique souple et complice (le fidèle Drew Gress à la contrebasse et Mike Farber, petit nouveau qui remplace Dan Weiss à la batterie), Gary Versace, pianiste aux petites mains en caoutchouc, marque immédiatement le son du groupe de sa présence poétique avec des accords arpégés luxuriants et des unissons parfaits avec la trompette. Le jeu fluide et onirique d’Alessi, toujours intense et concentré met sobrement à chaque phrase en valeur la pureté de sa sonorité. Sonorité argentée qui fuit les séductions cuivrées de l’instrument et que le New York Times a défini avec justesse comme “ronde et luminescente comme la pleine lune”.

Dimanche 16 octobre – Case Musicale

La Fanfare du festival et Ping Pang Quartet

Il est dans la tradition festive de Jazzèbre d’organiser à chaque édition des pique-niques conviviaux et des randonnées pédestres ou cyclistes dans des lieux divers et étonnants de Catalogne et de l’Aude. Dimanche, par beau temps, après la Chapelle Tanya à Laroque des Albères, le château de Las Fonts à Calce, le Jardin des plantes à Saint Cyprien, c’est dans la grande cour de la Casa Musicale de Perpignan qu’a été organisé le dernier pique-nique du festival. Cet ancien couvent de briques roses, transformé à la Révolution en arsenal, est devenu aujourd’hui un lieu ouvert de pratiques, de rencontres et de créations artistiques en prise directe avec les réalités urbaines d’aujourd’hui. Au menu du pique-nique final, outre un buffet de spécialités catalanes préparées par les bénévoles, la fanfare du festival. D’abord dirigée pendant 4 ans par le trompettiste Michel Marre, elle est depuis entraînée avec enthousiasme par le tubiste gardois Daniel Malavergne avec la présence du mandoliniste niçois Patrick Vaillant qui, pour se faire entendre dans ce gai tintamarre, a fixé un petit ampli portable à sa ceinture. Ce rassemblement bariolé de quarante musiciens amateurs nous gratifie d’un répertoire festif dont Tempo Caldo écrit par feu Pascal Lloret pour la Marmite infernale. Au début de la pièce, une femme tout de rouge vêtue souffle à l’alto un chorus avec cœur. Visiblement elle s’éclate. Elle nous le confirmera plus tard, nous apprenant qu’elle est l’épouse du président de l’association Jazzèbre, Philippe Caron, lui-même musicien dans la fanfare. Tout s’explique !

Composé de Denis Charolles, son batteur-chanteur-leader, Julien Eil au sax, Christophe Girard à l’accordéon et Thibault Cellier, contrebassiste déjà repéré dans Papanosh, le Ping Pang Quartet auquel se joindra pour les derniers morceaux Daniel Malavergne au marching baryton, nous régale ensuite de son répertoire hétéroclite qui alterne les chansons d’Albert Marcoeur et de Jean Ferrat (Ma môme) avec de savoureuses “monkeries”, des embardées bien free et autres fantaisies rockeuses. La fanfare les rejoint pour un final tout fou tout flamme qui enchaine polka piqué et paso doble dans un maelstrom sonore vraiment “fanfaramineux”. Joyeuse conclusion de mes quatre journées de “zèbrattitude” heureuse ! • Pascal Anquetil