Jazz live
Publié le 9 Nov 2025

Accès de fièvre au Sorano avec Reggie Washington

Hier 8 septembre, au Théâtre Sorano de Vincennes, le bassiste américain résident en Belgique, Reggie Washington révélait au public français son nouveau trio, livrant son auditoire ravi à un formidable quizz, avec la complicité de l’altiste Pierrick Pedron et du batteur Stéphane Galland.

Sans aller jusqu’au désarroi, c’est avec ce sentiment de dépossession qui se manifeste d’autant plus souvent lorsque l’on avance en âge et votre vocabulaire fout le camp, que je quittai le Sorano à l’issue d’un ébouriffant passage en revue de “standards”, plus précisément de compositions originales de jazzmen datant des années 1955-1969 – ceci au moins me semblait certain –, toutes connues de moi, sans que je sois parvenu à en identifier une seule. Peut-être Reggie Washington les avait-il nommées, mais dans un anglais mâché loin du micro. Dire qu’il en ait articulé les harmonies sur sa contrebasse et principalement sur sa basse électrique, me paraît incertain. Le tout avec une batterie dont l’afterbeat de Stéphane Galland signalait une approche “binaire”, mais livrée – d’ailleurs en toute décontraction et l’air de rien – à toutes sortes de feintes, désarticulations, changements de tempos, accelerendo voire deccelerando, soudain laissant échapper un fugitif swing à l’unisson de la basse, tandis que Pierrick Pedron procédait par ellipses, allusions, comme s’il tentait de remédier de ses seules mains à quelque fuite sur un tuyau souple, d’où se seraient échappé de fréquentes bribes d’airs connus, voire de comptines énervant ma mémoire défaillante, entre de soudaines et irrépressibles giclées d’une sorte de free-bop. Tout ceci agencé, articulé et ponctué d’une façon impensable sans quelque précise préméditation.

Et alors que je tentais de rassembler mes souvenirs, me venaient à l’esprit moins les références d’une forme de jazz mainstream auquel Pierrick Pedron s’est longtemps laissé rattacher, que la mémoire des cubistes et autres tachistes de l’histoire du jazz, tels Thelonious Monk, Charles Mingus, Eric Dolphy et surtout Ornette Coleman… mais un Ornette Coleman vif-argent.

Ç’aurait dû être fascinant. Ce fut pour moi si éprouvant que, sitôt éteinte la dernière note du rappel à l’issue duquel, comme d’habitude aux concerts du Sorano, le public qui faisait hier salle comble et triomphe, était invité à retrouver les artistes au bar du théâtre, je pris la fuite vers la ligne 1 du métro, prenant pour prétexte l’intention que j’avais eu initialement de m’arrêter sur le chemin du retour au 38’Riv, curieux d’y entendre la jeune trompettiste anglaise installée à New York, Alexandra Riout. En fait, tentant de rassembler au fil des stations mes souvenirs mélodiques et de les replacer mentalement dans leur contexte original, croyant identifier Nefertiti, revisitant mentalement le répertoire d’Ornette et en vain quelques blues riffs… je laissais passer lSaint-Paul où j’aurais dû descendre… Parvenu chez moi, je réalisais qu’invité à participer à un formidable quiz proposé par Reggie Washington et ses amis à un public hilare et ravi, je venais simplement d’être victime d’un genre de gastro-entérite qui m’avait mis hors-jeu et comme dépossédé de moi-même. Franck Bergerot