Jazzdor Strasbourg – Danilo Pérez, John Pattitucci, Adam Cruz
Pour les quarante ans du festival Jazzdor à Strasbourg, devenu au fil des ans un événement international et particulièrement franco-allemand, en s’exportant de Berlin à Budapest en passant par Dresde.
Plutôt même transnational. Le préfixe plaît dans cette région transfrontalière qu’est l’Alsace, et la maire de Strasbourg, Jeanne Barseghian, a tenu à le rappeler dans son propos inaugural, suivie dans son élan par la directrice générale de la DRAC du Grand Est. Mais s’il y a bien une personne qui, ce soir, aurait pu se féliciter des bienfaits du festival et de ses structures environnantes à la musique de jazz à l’échelle européenne (label, accompagnement d’artistes…), c’est bien son fondateur, Philippe Ochem, pour qui cette saison est la dernière. Il cède la place à Vincent Bessières, bien connu parmi nous, qui ne manquera pas d’en faire de très belles choses. Heureux hasard, puisque cette programmation qui n’est donc pas du fait de ce dernier a fait venir, en cette soirée inaugurale, le pianiste panaméen Danilo Pérez, que Bessières connaît de longue date, expliqua-t-il en introduction, puisqu’ils avaient eu l’occasion d’échanger il y a vingt-cinq ans de cela, lorsque lui était jeune journaliste, et l’autre, moins jeune pianiste. Réunion qui, selon ses propres mots, est de bon augure.
Ouverture en grande pompe du festival avec un trio qui n’en est plus à son coup d’essai : Danilo Pérez, entre un Steinway et un petit synthétiseur ; John Pattitucci, aussi bien à la basse électrique six cordes qu’à la contrebasse ; Adam Cruz, toujours aux côtés du pianiste et de sa batterie, depuis plus de vingt ans maintenant. Leur entrée sur scène s’apparente à un rituel plus qu’à une invention spontanée, mais peu importe. Pérez sifflote, se met au piano, et du sifflotement se dégage un motif sur lequel le trio démarre. Whistle Through Adversity, une composition légère, parfois excentrique tant elle joue sur les décalages et les dissonances, et quelques passages au synthétiseur qui nous replongent presque cinquante ans en arrière, lorsque Hancock s’essayait à l’instrument… Bien que le pianiste colore ses compositions d’éléments harmoniques typiques de la musique occidentale (« sérieuse », avec moult guillemets) du XXème siècle – atonalité, dodécaphonie… –, ses origines latino-américaines sont perceptibles dans tous les aspects de sa musique.
Dès le second morceau, Rediscovery of the Pacific Ocean, on put par exemple remarquer une constante dans le style du pianiste, directement héritée du jazz latino, qui consiste à être systématiquement très au fond du temps. Si ce style de jeu est caractéristique chez les pianistes latinos et notamment afro-cubains (Chucho Valdès, Omar Sosa, et plus récemment Alfredo Rodriguez), il peut sembler particulièrement inadéquat dès lors que l’on s’aventure en dehors des signatures rythmiques associées (salsa, timba, bachata, tango…). Dans les compositions à plus forte empreinte latina (Palama Livre, ou encore Cosa Linda), on a pu constater le typique balancement en avant que ce léger décalage a pour effet de susciter. À d’autres moments, dans des pièces qui s’apparentent plutôt à des formes de collages, de patchworks stylistiques, elles s’en sont trouvées plus décousues, donnant la sensation d’un ralentissement, d’un décrochage. Ainsi l’union du trio n’était pas une évidence sur scène, peut-être d’ailleurs en raison de la forme même de ces compositions, qui supposaient plus une séparation des rôles – et de la trame narrative – qu’une véritable discussion permanente. Chose d’autant plus remarquable que les moments d’unisson planifiés marquaient une rupture nette, en milieu ou en fin de morceau.
Un concert aux nombreuses facettes, entre bien des hommages (à Jack DeJohnette avec Palama Livre, ou encore Toni Morrison avec Beloved) et à la croisée des influences. On put entendre du Miles des années 70, lorsque Pérez se saisissait de son synthé et que John Pattitucci se livrait à des lignes de basse teintées de blues et de mode phrygien (Rediscovery Of The Pacific Ocean), mais aussi des tentatives d’improvisation rappelant les grandes œuvres improvisées de Chick Corea (« Piano Improvisations », 1971), sur Beloved. Bien que faisant preuve parfois d’une grande générosité, notamment lors du morceau intitulé Gratitude, ce trio ne semble pas se donner de leader. Et, chose étonnante, c’est toujours en sideman que Danilo Pérez prend ses solos, relativement à la fougue d’Adam Cruz et à la réelle profondeur dont fait preuve Pattitucci lorsqu’il entame un solo à la contrebasse.
La soirée prit fin sur un agréable moment de communion avec la salle, sur la composition Lumen, issue de l’album dont il venait d’apprendre quelques heures plus tôt la nomination aux Grammy Awards. Le pianiste se livra à un jeu bien original, son synthétiseur s’étant mué en un ensemble de percussion, qui lui permit de dialoguer avec son batteur sur le même terrain. Devenu homme-orchestre, percussions sous la main droite et Steinway sous la main gauche, il fit enfin chanter la salle sur des paroles aux consonances amérindiennes.
Walden Gauthier