D’jazz Nevers Sixième jour, jeudi 13 novembre : Fur, Era#P, Maher Beauroy, Kreyol Man La
De retour à Nevers pour la 39ème édition du festival de Roger Fontanel Djazz Nevers avec une programmation des plus éclectiques. Nous en aurons un bel exemple aujourd’hui encore avec des propositions pour le moins originales et contrastées.
Fur Théâtre Municipal, 12h15
Hélène Duret (clarinette et voix), Benjamin Sauzereau (guitare) et Maxime Rouayroux (batterie et objets divers)

Un trio qui dépasse les frontières des genres est toujours bienvenu dans nos musiques actuelles et cette formation très équilatérale pourrait apparaître comme créatrice de miniatures sonores qui vont s’enchaîner sur un concert qui aurait gagné à être plus resserré et …plus composé. La musique de ce trio intrigant à l’écriture partagée se monte au fur et à mesure, d’où ce titre de « Fur » bien porté, à ne pas confondre avec le « «fur» anglais, synonyme d’une fourrure enveloppante et douillette. Ce qu’elle fut aussi pendant la première demi-heure où la clarinettiste laisse tranquillement le guitariste et le batteur prendre possession de l’espace sonore. Jusqu’aux dernières compositions, je ne saurais vraiment définir où m’entraîne ce trio, peut être sur des fausses pistes car toute une première partie me ferait plutôt penser à un éloge de la douceur d’après l’ouvrage d’Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste, à ne pas ranger hâtivement dans le sucré, voire le mièvre, le féminin de cette qualité. La douceur est en effet une dynamique qui porte la vie. Faire un pas de côté, réfléchir, “dire non” ce qui est aussi une façon de revenir à la vie, à l’envie. Je ne saurais plus me prononcer en fin de set. Comment qualifier la musique du trio ? Impro, musique de chambre aux mélodies sinueuses dues aux inflexions de la clarinettiste, avec une guitare entre pop et folk qui tente aussi des échappées rock trop rapidement esquissées en dernière partie? Certes, Benjamin Sauzereau fait pencher le trio sur le versant americana d’un Bill Frisell comme dans son Blues Dreams (2002) par exemple, dans une veine volontiers minimaliste. Mais Frisell rêvait ses disques et parvenait à entraîner dans cet ouest américain désespérément vaste. Avec cette inspiration légèrement désabusée, la mélancolie de celui qui ne réussit pas exactement sa vie. Et la regarde passer à distance. La musique du trio est beaucoup plus répétitive et donc dépourvue d’affects marqués, se jouant plus simplement mais plutôt subtilement de variations mélodiques et harmoniques essentiellement. La guitare inquiétante dans une tension bien perceptible recrée les images du genre, ou plutôt les contourne en restant dans une même direction, toujours horizontale. Puis dans la dernière partie du concert, la clarinettiste s’affirme davantage dans le rôle de soliste le disputant alors au guitariste. Et tous alors à l’image du batteur jouent avec un sens certain de l’espace, usant de discontinuité, variant la dynamique des puissances et des volumes.
Era#P Elie Martin-Charrière Théâtre Municipal, 18h30

Voilà encore un drôle de titre que cet Era#P du batteur Elie Martin Charrière d’origine bourguignonne (Beaune) dont nous n’aurons pas l’explication du moins ici à Nevers. Car pour ma part, j‘avais pu entendre ce projet en mars dernier au Petit Duc d’Aix en Provence. Le « P » du titre induit une suite de hashtags… Pouvoir, Paix sur notre Planète mais aussi « Patterns » de batterie. Et un évident plaisir de jouer dans un groupe paritaire où les musiciennes sont à l’honneur aux avant-postes du collectif puisque dans ce quartet nouveau et déjà soudé se distinguent une flûtiste (traversière) Christelle Raquillet et une pianiste Nina Gat ( piano, Fender) avec le bassiste électrique Elvin Bironien.

L’instrumentation ajoute en effet au trio jazz rock plutôt classique une flûte traversière surprenante qui change quelque peu la donne. Le batteur chante en anglais d’une voix chaude et caressante des ballades cool, ajustant les mots à son propre tempo. On sent un goût certain des reprises même dans ses propres compositions « Ascension », Chapter I-Honeymoon et Chapter II-Gratitude. En fait la musique de cet album sonne comme une série d’hommages déguisés à ceux qui ont influencé le batteur : Stevie Wonder, Herbie Hancock, Prince et aussi RadioHead ( je ne sais plus si ce soir le groupe s’essaie au « Daydreaming » reconnaissable pourtant aux paroles et à la flûte hypnotique qui répète le thème obstinément). En rappel- je l’attendais, survient la reprise la plus fidèle de Sting (« Fragile » ) issu de l’album Nothing But The Sun (1987) délicatement bluesy, aux mélodies obsédantes. Mais la musique de ce concert ne sonne pas comme une redite. Le groupe à la complicité cultivée ne rejoue pas le disque et cela est bien. Il s’exerce au contraire à roder de nouveaux morceaux pour un troisième album en préparation, une suite inédite assez longue et une compo Sly inspiré du Sly (and The Family Stone ) chanteur de la fin des années soixante récemment disparu, compositeur d’innombrables tubes de soul frottée au funk et psychédélique. Cela fait beaucoup de modèles sans doute, mais sans abandonner les formes héritées, Elie Martin-Charrière s’en empare et les accomode naturellement au fil de ses compositions. Mélodiste rythmique, il sait accentuer ou non une hauteur de son, ajuster les différents paramètres (hauteur, durée, intensité). Une douceur ferme qui vient de quelque chose de plus complexe dans les figures. Paradoxalement ce musicien plutôt en puissance dans son jeu de batterie montre de la retenue dans son chant, crooner d’une pop intemporelle et vaporeuse. Une musique qui vous prend dans son mouvement, peut fasciner ou irriter tant les mélodies paraissent parfois effleurées ou ressassées. Il laisse beaucoup d’espace à ses partenaires féminines dont il sait en leader orchestrer les dynamiques. Coulant sans discontinuer comme la rivière dans son lit, la flûte baladeuse, quelque peu bucolique imprime des sinusoïdes ondulantes et chantantes, s’engage dans des labyrinthes mélancoliques. L’approche est immersive entre rêveries liquides et grooves colorés d’une pianiste inspirée, vibrante, fougueuse. Une musique qui vous laisse dériver d’une plage à l’autre dans une cohérence évidente. C’est sans doute l’esprit du temps présent spleenétique à la recherche d’un ailleurs qui n’existe pas encore tout à fait.
Maher Beauroy Ile et Résonances
La Maison, Grande Salle, 20h30
Changement radical d’atmosphère avec la soirée à la Maison (de la Culture) sur les bords de Loire, au pied de la terrasse alluviale sur laquelle se dresse la cité.

Les Antilles sont à l’honneur et la Martinique en particulier en ce jeudi soir 13 novembre 2025. Une date anniversaire désormais inscrite dans notre mémoire collective où 132 personnes ont perdu la vie avec les attentats au Bataclan et autres sites choisis. Roger Fontanel le rappelle dans sa présentation, il y a dix ans pendant le concert d’Enrico Rava, la nouvelle était tombée sur les portables. Pas question alors malgré la sidération d’arrêter le spectacle vivant et de céder à la peur.
La soirée commence avec un concert solo entraînant, revigorant même de l’enfant prodige du jazz antillais Maher Beauroy, pianiste compositeur et chanteur, un vrai « entertainer » qui va littéralement chauffer la salle de grande capacité, plutôt bien remplie. Il commence sérieusement pourtant en citant un extrait dénonçant le racisme de Peaux noires, Masques blancs ( 1962 ) de Frantz Fanon. Ce qui lui permet de créer un pont entre ses racines martiniquaises et l’Algérie où ce tiers-mondiste convaincu, partisan farouche de l’indépendance algérienne, essayiste et psychiatre est enterré. Après son premier album Washa! en quintet ( Déclic jazz) en 2019 qui revisitait ses racines caribéennes, Beauroy a fait de Fanon le coeur de son Insula ( Tropiques Atrium en 2022).
Le jazz a beau être une musique de l’instant-la spontanéité dont il fait preuve en est la preuve éclatante, il n’en oublie pas ses racines. Humour, force vitale et énergie irrépressible, la musique jaillit sous ses doigts, impétueuse, mélodique et surtout percussive. C’est le rythme qui l’anime, jaillissant dans l’improvisation où selon ses propres termes, il mahérise des vieilles chansons martiniquaises comme la Sirène de Loulou Boilaville, succès du groupe Malavoi qui revisitait déjà la tradition musicale. Puis le pianiste qui a l’habitude de jouer en groupe plus étoffé, voire en orchestre évoque d’autres thèmes liés aux traditions martiniquaises festives sans tomber dans une folklorisation touristique. Une chanson sur la fin du carnaval où l’on brûle un géant en cendres le dernier jour avant le Carême et une autre qui le définirait assez bien Piment doux : l’arôme sans la brûlure du piment ! Excellente introduction au spectacle chorégraphique qui suit sur les racines créoles du chorégraphe Alfred Alerte.
Kréyol Man La Compagnie Alfred Alerte
Il est plutôt inattendu dans un festival de jazz et musiques actuelles d’assister à des performances transdisciplinaires. Je me souviens avec plaisir de la lecture en trio du livre de l’intranquillité de Pessoa ou de la version musicale d’As I lay Dying de Faulkner de la contrebassiste Sarah Murcia au Théâtre municipal. Ce soir le chorégraphe Alfred Alerte installé dans la Nièvre fait venir son coin de Martinique dans ce terroir bourguignon accueillant. Une fable poétique récitée d‘une voix chaude et puissante par son vieux complice Jocelyn Regina évoque l’esclavage aux Antilles, le commerce triangulaire des côtes africaines du Sénégal et du Bénin ( ex Dahomey) aux ports négriers de Nantes, la Rochelle et Bordeaux, s’inspirant de Cahier d’un retour au Pays Natal d’Aimé Césaire, poète et homme politique martiniquais.


Mais comme il le rappellera dans le bord de plateau final, Alfred Alerte a aimé joindre sa petite histoire à la Grande. Certaines explications s’avèrent indispensables pour comprendre cette chorégraphie impressionnante, ces danseurs transformés en blocs de chair, en statues colossales couvertes de costumes à la très large carrure qui les font ressembler aux statues de l’île de Pâques, dira une spectatrice. En fait le spectacle assez longuement exposé nous fera comprendre par la répétition de certaines figures qu’il s’agit d’un épisode violent en mer au «Cap 110» qui correspond à la position du dernier naufrage négrier en 1830 en face du rocher du Diamant. D’immenses statues ont été érigées depuis en souvenir dans ce cadre idyllique prisé des touristes ignorant tout de cette histoire.

Deux instrumentistes, le saxophoniste lyonnais Lionel Martin (qui faisait partie du réseau Imuzzic de Bruno Tocanne) et le percussionniste bourguignon Benjamin Flament animent le ballet incessant des corps de quatre danseurs formidables (Paco Esterel, Dominique Linise, Francis Saint-Albin, Jean-Félix Zaïre) fusionnant hip hop, danse traditionnelle, bèlé, capoeira et peut être crump. Un exercice de style musical parfaitement au point qui accompagne la danse, lui donne souffle, fait entendre le choc des métaux lourds, du fer des chaînes et des boulets au pied. Il fallait rester jusqu’à la fin pour comprendre que ce spectacle prévu dans les moindres détails faisait aussi référence aux instruments caractéristiques du « marronnage ». Les esclaves fuyant les plantations communiquaient clandestinement au moyen d’une conque le lambi. Dans la chorégraphie, place est donnée aux tambours frappés de ti bwa, ces deux baguettes de bois qui donnent le tempo de base.

Rien de tel que cette performance plongée dans une lumière étrange, onirique pour conclure une journée foisonnante d’images et de sons.
Sophie Chambon
