Clément Janinet au jardin des silences et autres transformations.
Ce 14 novembre, succédant à Norma Winstone sur la scène du Fossé des Treize dans le cadre du Jazzdor festival, Clément Janinet présentait son “Garden of Silences” (Arve Henriksen, Ambre Vuillermoz et Robert Lucaciu). Prétextant un hommage du leader à Laurent Vercambre, j’en profite en post-scriptum pour, au fil des digressions, saluer un autre ami violoniste Jean Darbois, récemment le violoniste.
À l’exception de quelques sièges vidés, comme derrière le mien par un fan voulant finir sa soirée sur l’émotion suscitée par la première partie, la plupart de ceux qui étaient venus spécifiquement pour Norma Winstone semblent avoir osé le choc des cultures, en restant pour la deuxième partie. Choc ? Plutôt glissement esthétique, douces métamorphoses dans la continuité de quelques autres transversalités déjà constatées et commentées à propos du festival de Nevers
Le violoniste Clément Janinet qui nous avait habitué à son intérêt pour les musiques africaines, ainsi que pour celle d’Ornette Coleman, et sa grande attention au choix des couleurs orchestrales, en est arrivé à s’intéresser à la musique baroque. C’est ainsi qu’il songea à faire appel à un trompettiste qu’il avait en tête pour l’associer à l’accordéon d’Ambre Wuillermoz et à la contrebasse de Robert Lucaciu. Le projet sur le point d’être mis en chantier, le trompettiste pressenti, et pour lequel le rôle avait déjà été écrit, fit faux bond. Janinet tenta le tout pour le tout en envoyant un mail en Norvège au grand Arve Henriksen. À sa grande surprise, sa réponse fut immédiate et son enthousiasme au travail manifeste dès les premiers échanges. Peut-être est-ce la première chose que l’on remarque pour avoir dîné avec les musiciens avant le concert et pour avoir échangé quelques mots à la sortie du concert avec Henriksen, mais aussi pour l’avoir vu entrer en scène, s’installer face à ses trompettes et son petit attirail électronique, s’impliquer dans la musique imaginée par Janinet comme si c’était la sienne.
À vrai dire, cette disponibilité joyeuse caractérise l’ensemble de l’orchestre qui, partant de répétitions autour d’une musique entièrement écrite à partir d’emprunts et détournements d’œuvres de Dietrich Buxtehude, Marin Marais, John Dowland, Emilio de Cavalieri, voire même un anoyme du folklore auvergnat*, les interprètes ont rapidement laissé filer leurs talents d’improvisateurs jusqu’à métamorphoser le projet initial. Par comparaison avec le concert de Nevers capté le 10 novembre par Radio France et diffusé le 15 sur France Musique dans le cadre du Jazz Club de Nathalie Piolé, celui de ce 14 novembre laisse à penser, si ma mémoire du concert du 14 ici commenté ne me trahit pas, que ce répertoire est en pleine maturation, probablement même depuis les concerts du 11 à Simandre, du 13 à Dijon la veille. Amis belges, allez y voir ce soir 16 novembre au Kaap Festival de Bruges.
On connaissait la faconde de Janinet au violon qu’il use de l’archet ou qu’il en pince les cordes comme il jouerait d’une mandoline ; mais on le découvre désormais familiarisé avec le nyckelharpa*, sorte de vielle à archet suédoise dotée d’une clavier comparable à celui de la vielle à roue, de bourdons et de cordes sympathiques. Paul Jarret nous l’avait déjà fait connaître sur les scènes du jazz en invitant Eléonore Billy pour son programme “Emma” où le guitariste évoquait le destin de ses ancêtres suédois émigrés aux USA. Et les familiers des catalogues ECM et Hubro le connaissent déjà pour l’avoir entendu sonner entre les mains d’artistes comme Marco Ambrosini ou Emilia Amber.
Encore peu connu de ce côté du Rhin, Robert Lucaciu (37 ans) est la grande révélation de cet orchestre. À observer son jeu d’archet d’une qualité rare à ce niveau d’élégance chez les jazzmen, on devine un apprentissage ayant commencé par le violoncelle, puis par la contrebasse classique. Mais la vivacité également souple de son pizzicato laisse entrevoir une grande expérience du jazz qu’il pratique en orchestre depuis l’adolescence et dont il a approfondi le langage à l’Université de musique de Leipzig avec le grand pianiste et improvisateur Richie Beirach, ainsi qu’avec le contrebassiste new-yorkais Mark Dresser.
Ambre Wuillermoz tire parti du caractère de son instrument à la croisée des cultures tant les connotations populaires lui sont attachées. Le répertoire baroque n’a aucun secret pour elle pas plus que les compositeurs post-classiques qu’elle a pu fréquenter au sein de l’Ensemble intercontemporain. Et, si elle semble découvrir cette plasticité de l’improvisation propre au jazz, elle sait ici tenir sa place, avec ce mélange de tournures populaires et d’abstraction sonore auquel elle a pu se familiariser en interprétant la grande Sofia Goubaïdoulina récemment décédée ; et, ce faisant, entrer en sympathie avec les stridulations électroniques et les grandes incantations d’Arve Henriksen (très familier de l’accordéon pour l’avoir fréquenté auprès de Frode Halti), et ainsi s’amalgamer à la pâte orchestrale imaginée par Clément Janinet

Dans cette pâte orchestrale où chacun met de sa main, Henriksen est au four et au pétrin, tirant de ses trompettes des sons inouïs, sublimant l’héritage de Miles Davis tel qu’il fut déjà transfiguré par les trompettistes “européens” – Kennny Wheeler, Enrico Rava, Tomasz Stanko… –, tantôt tirant vers le shakuhachi ou le doudouk, son timbre soudain déchiqueté, lapidé, réduit en granulation voire en poussière minérale sous les stimulations et électrocutions du mystérieux petit matériel qu’il tient à sa disposition, puis se débarrassant soudain de tout artifice instrumental pour donner de la voix, barde boréal, chantre des steppes, pâtre d’outrelande, vitupérant chamane.
Amis parisiens, tous quatre seront le 2 décembre à la Dynamo de Pantin dans le cadre des Rencontres de l’AJC. Franck Bergerot
*Note de bas de page, digressions, métamorphoses et hommages
À l’écoute de ce Jardin des silences de nombreux rejets et drageons se sont présentés à moi comme autant d’invitations à m’en saisir au risque d’entrainer avec eux tout un très embarrassant rhizome de coïncidences. Les commentaires de Clément Janinet à la pièce intitulée Les Transformations m’invitent à m’y risquer.
Les Transformations également connues sous le titre Les Métamorphoses constituent un thème récurrent remontant à la mythologie grec où les dieux endossaient toutes sortes d’apparence pour conquérir, séduire ou pour échapper à leurs ennemis ou à leur destin. Les versions les plus courantes dans les musiques populaires européennes racontent l’histoire d’une jeune fille qui passe d’une apparence à une autre pour se défendre des assiduités de son prétendant. La Bretagne en connaît quelques-unes dont celle chantée par Matthieu Hamon au sein du groupe Hamon-Martin. En quoi le lecteur jazzmagazine.com pourrait-il s’y intéresser ? Sachez que l’arrangement qu’en fait Hamon-Martin emprunte son groove et une splendide citation à The Winding Way de Dave Holland (“Dreams Of Elders”, 1995, ECM) qui sur l’album “Les Métamorphoses” incite le sonneur de bombarde Erwan Hamon et l’accordéoniste diatonique Jannick Martin à doubler la version chantée d’une prise plus longue qui témoigne de leurs qualités d’improvisateurs et donne également la parole au regretté guitariste Jacques Pellen et à son neveu le joueur de cistre Ronan Pellen.
Mais c’est une autre version, celle-ci du Centre de la France – autre timbre mélodique, autre texte – dont Clément Janinet explique au public de Jazzdor s’être inspiré dans sa version intitulée Les Transformations : celle de Malicorne, groupe de progressive folk fondé en 1973 par le chanteur Gabriel Yacoub (1952-2025). Une clin d’œil à mes deux premières chroniques de disques publiées, dans le numéro 1 d’Antirouille à l’automne 1975, et qui regroupaient au recto-verso d’une même page un disque de John Surman, déjà très concerné par les musiques traditionnelles au sein du Trio SOS, et le premier disque du groupe Malicorne.
Là-dessus, s’adressant toujours au public de Jazzdor, Clément Janinet rendit hommage à Laurent Vercambre, le violoniste co-fondateur de Malicorne, pour lui avoir fait découvrir le nyckelharpa. Me renvoyant ainsi aux amis de mes années de lycée qui m’ouvrirent une foule de portes sur les musiques au pluriel et sans lesquels je n’aurais pas été qui je suis. Depuis quelques jours en deuil de l’un d’entre nous, le violoniste Jean Darbois, qui après avoir été un as du violon bluegrass adoubé par les stars du genre (Tony Trischka, Bill Keith, Peter Rowan, Christian Séguret, etc.). Il s’était mis à son tour au nyckelharpa, notamment au sein du duo avec Laurent Vercambre, Nyckels. Les ayant quelque peu perdus de vue, le hasard ou la nécessité avait voulu, il y a un an, que j’assiste au Triton au concert de présentation de leur disque, jouant en partie sur la carte théâtrale entre humour et onirisme qui, trente ans durant, avait été celle du Quatuor animé une trentaine d’années durant par Laurent, Jean-Claude Camors puis Michel Boullerne (violons), Pierre Ganem (alto) et Jean-Yves Lacombe (violoncelle).
Et pour cesser là le déterrage du rhizome de la nostalgie, à la sortie du Jardin des silences, apprenant à Clément Janinet le décès de Jean Darbois, il me raconta avoir été séduit par un concert de ce duo donné près de chez lui et touché par la gentillesse avec laquelle l’un et l’autre le conseillèrent pour l’acquisition, l’entretien et le contrôle de cette improbable instrument. Hommage donc à Jean et amical salut à Laurent. FB
