Tonnerre d’applaudissements pour l’ONJ à Quimper - Jazz Magazine
Jazz live
Publié le 25 Nov 2025

Tonnerre d’applaudissements pour l’ONJ à Quimper

Ce 22 novembre, l’ONJ de Sylvaine Hélary enregistrait “live” son programme “With Carla” au Théâtre de Cornouaille à Quimper, avec en première partie un duo inédit réunissant Géraldine Laurent et Louis Sclavis.

Quelques mots de cette première partie à laquelle je ne m’attendais pas, ayant fait le voyage de Quimper pour voir, enfin, ce nouvel ONJ de Sylvaine Hélary. Découvrir Géraldine Laurent en tête à tête avec Louis Sclavis était une belle surprise, tant leurs univers sont, l’un et l’autre, singuliers mais foncièrement différents. L’initiative et la majorité des morceaux semblent être de la plume de Sclavis (ma mémoire me trahissant peut-être ici, car je me demande s’il n’y eut pas une exception, peut-être un standard). On reconnaît en tout cas la signature très européenne du clarinettiste, et ses titres souvent paysagers, qu’on hésite à qualifier “à programme”, lui-même mettant souvent quelque humour à les annoncer et quelque distance à les commenter, quitte à proposer au public de les titrer lui-même. Contrepoints, unissons, improvisations collectives ou soli accompagnés en évitant tant que faire se peut la facilité de l’ostinato. On en retient en premier lieu l’invitation faite à Géraldine Laurent à sortir de ses territoires, à se défaire d’une certaine “urgence de l’urgence”, d’une incandescence immédiate sitôt l’allumette thématique flambée, attitude qui a fait son succès et qui nous a plus d’une fois incendiés à notre tour… mais on se disait qu’un certain calme et – même si le feu couve sous les braises – le régime de combustion lente, moyennant quelques retours de flamme, lui allait bien.

Sylvaine Hélary (direction, arrangements, flûtes), Rémi Sciuto (arrangements, compositions, saxophone alto, scie musicale, divers), Sylvain Bardiau (trompette), Quentin Ghomari (trompette bugle,), Jessica Simon (trombone), Mathilde Fèvre (cor), Fanny Meteier (tuba), Léa Ciechelski (saxophone alto, flûte), Hugues Mayot, (clarinette, clarinette basse, saxophone ténor), Antonin Rayon (piano, orgue Hammond), Illya Amar (vibraphone), Sébastien Boisseau (contrebasse), Franck Vaillant (batterie), Anne Le Pape, Laure Franz (violon), Guillaume Roy (violon alto, voix), Juliette Serrad (violoncelle, voix).

J’ai donc entendu et vu “With Carla” avec quelques trains de retard, après les comptes rendus de Guy Darol à Brest et Stéphane Ollivier à Jazzdor. Fidèle aux Émouvantes de Marseille, j’avais délégué au concert de Radio France mon épouse, Nathalie Hureau qui, traumatisée par une professeur de piano “à la baguette” lorsqu’elle était enfant, a coutume de fermer la porte de mon bureau lorsque j’écoute des pianistes de jazz, menaçant de leur couper quelques doigts, sauf s’il s’agit de Horace Parlan que la poliomyélite avait privé de quelques-uns, Duke Ellington dont l’économie pianistique lui convient (ainsi que les couleurs orchestrales et ce saxophoniste surnommé “The Rabbit” peut-être assimilé au lapin d’Alice) et surtout Thelonious Monk qui l’a réconciliée avec le piano et auquel elle a consacré le troisième chapitre de son roman La Jeune Fille aux pieds de sirène. Elle en était revenue heureuse de ce programme “With Carla” par l’ONJ, enchantée par une sorte d’amitié musicale avec cette œuvre qu’elle ne connaissait que fort peu, séduite par la solidarité orchestrale que Sylvaine Hélary et Rémi Sciuto ont su bâtir autour de la chère disparue, une joie du partage public (et peut-être les mots que je mets sur son enthousiasme d’alors me sont dictés par mon écoute d’hier), particulièrement fascinée par la présence, comme fédératrice, de Sébastien Boisseau et sa contrebasse, point d’ancrage particulier dans la mesure où il était le seul de l’orchestre qu’elle connaissait pour l’avoir vu maintes fois auprès de Mattieu Donarier et Gabor Gado. Et l’écoutant me raconter son concert, je pouvais commencer à l’imaginer déjà moi-même.

Depuis, j’avais croisé d’autres enthousiasmes contrebalancés par quelques réserves, voire quelque incompréhension qui allait de « pourquoi ces violons» à « pourquoi toutes ces filles», en passant par un « ça manque de rudesse », « ça manque de solos », ces dernières remarques peut-être inspirées par l’intro chambriste des cordes qui ponctueront Musique mécanique et les couleurs boisées (flûtes et clarinettes) nimbant un solo de bugle de Quentin Ghomary dont la délicatesse n’a rien de groovy (pas plus que le solo de flûte de Sylvaine Hélary), mais qui, avec l’appui des cuivres, magnifient ce qui dans les péripéties de cette première suite relève du limonaire, du jour de fête à la Tati, montagne russe et train fantôme, palais des glaces et rivière enchantée, pomme d’amour et barbe à papa.

Cette première suite conclue par la scie musicale de Rémi Sciuto – l’arrangeur en chef de ce répertoire qu’il fit découvrir autrefois à Sylvaine Hélary –, je me laissais vagabonder dans ce répertoire labyrinthique, reconnaissant ici le poignant Utviklingssang dont Sciuto fut le soliste principal (avec une singularité qui m’évoquait cette façon dont Johnny Hodges “The Rabbit” se distinguait dans la palette ellingtonienne), cherchant à reconnaître l’Ad Infinitum des années 1960 dans le perpetuum mobile de ce qui était End of Vienna de 1997, et constatant donc combien il existait de recoins de l’œuvre de Carla que je n’avais pas encore explorés. Telle cette “Fancy Chamber Music”, album qui dut inspirer à Hélary non seulement cette reprise mais aussi l’idée de recourir au quatuor à cordes. Tels encore ces Ups and Downs que Sciuto prolongea d’une suite de son cru, And Ups Again… où apparaît l’orgue Hammond auquel recourut souvent Carla Bley; instrument qui fait partie de la panoplie du pianiste Antonin Rayon depuis qu’on le connaît, auprès ou non de Sylvaine Hélary ; et il en tire ici – sonorité et phrasé – juste ce qu’il faut de pop-corn et de sucre d’orge pour poursuivre la fête. Autre clavier dont la présence me réjouira plus loin, le vibraphone d’Ilya Amar, en ce qu’il évoque – intentionnellement ? – la signature de Carla Bley dans le répertoire de Gary Burton (Sing Me Softly Of The Blues) et la commande que celui-ci lui passa des arrangements d’A Genuine Tong Funeral préludant en 1967 à l’écriture d’Escalator Over The Hill.

Le quatuor à cordes disposera de son salon privé sur la reprise de In India (souvenez-vous, le trop méconnu “Tropic Appetites”!) qu’il introduit par une improvisation collective non idiomatique principalement en pizzicato, mais que l’archet de Guillaume Roy traversera de phrasés plus “jazzy” (tout ici étant relatif), avant que n’entre discrètement le reste de l’orchestre sans briser l’ambiance chambriste du début ; et c’est la violoncelliste Juliette Serrad qui endosse avec beaucoup de justesse la partie chantée dans l’original par Julie Tippetts (ex-Driscoll). Il y a là quelque chose qui nous rappelle comment Carla Bley a pu se sentir proche de l’univers de Robert Wyatt. De cette piécette d’une minute sur l’album original, l’ONJ tire une fragile rêverie où les vocalises mènent un pas de trois impliquant la clarinette basse d’Hugues Mayot et des sonorités de flûtiau tirées de l’orgue Hammond. Dix minutes hors du temps conclues a capella par le tuba de Fanny Meteier, admirable transition qui nous fera basculer dans l’irrévérencieux tempo de Wonkey Donkey.

Parlons donc des soufflants dont certaines mauvaises langues m’avaient prévenu de leur trop grande discrétion. Ma seule frustration viendrait de la cheffe que j’aurais aimé entendre plus, hors des partitions, sa flûte néanmoins orchestrée avec une très poétique pertinence. On connaît déjà bien les trompettes de Quentin Ghomari et Sylvain Bardiau, ainsi que le ténor d’Hugues Mayot. On connaît moins les “souffleuses” de l’orchestre dont – à l’exception de la corniste Mathilde Fèvre présente depuis le début des années 2000 – la visibilité sur les scènes du jazz est contemporaine du mandat de Frédéric Maurin à la tête de l’ONJ et de la création, à son initiative, de l’Orchestre national des jeunes. C’est bien réjouissant d’observer cette complicité mutuelle qui rassemblait sur un même rang les trois cuivres, jusqu’à cette jubilation complice qui accompagna un solo crescendo de Jessica Simon pour atterrir en pleine intelligence sur l’arrangement reprenant son cours. Et plus loin – de mes notes illisibles, je parviens à déchiffrer Major qui aurait donc servi de final –, je tirai mentalement mon chapeau à Léa Ciechelski lorsqu’elle entama son solo comme si elle s’était extraite de la partie d’orchestre pour s’en détacher progressivement jusqu’à quelque climax.

La salle comble du Théâtre de Cornouaille fit un premier triomphe. Il y eu un rappel, en petite formation – peut-être s’agit-il de l’End of Vienna mentionné plus haut –, puis le reste de l’orchestre revint au grand complet et Franck Vaillant, le bien nommé tout au long du concert, intensément présent, constamment inventif et pertinent, d’une insolente décontraction assortie d’un discret et merveilleux humour… Franck Vaillant, donc, laissa tomber une baguette, puis l’autre, puis faillit encore, comme succombant à quelque ivresse. Je songeai alors à ce chahut auquel il me semble avoir assisté – si je ne l’ai pas imaginé – lors d’un concert, au siècle dernier, de Carla Bey à la Maison de la radio, chahut dont le batteur D. Sharpe aurait été, s’il eut bien lieu, l’instigateur. C’est en tout cas bien ce dernier qui, sur le très sarcastique “I Hate To Sing”, parodie le blues, sous le titre Very Very Simple, repris ici d’une voix caverneusement bluesy par Guillaume Roy avec le quatuor devenu vocal.

Un dernier mot sur la sono : on ne l’a pas entendue et – à mon sens, car c’est un sujet de dispute avec un sonorisateur de renom et néanmoins ami qui revendique le fait d’avoir un « point de vue personnel » –, c’est cette discrétion qu’il faut attendre d’un sonorisateur dans ce domaine qu’est notamment le jazz, toute la dynamique et tout le relief restitués à la perfection, sans qu’à un aucun moment il ne nous soit rappelé qu’il s’agit d’un orchestre amplifié. Merci donc à Guillaume Jay pour la façade et Paul Boulier (parce qu’il n’y a pas de façade sans complicité avec les retours), sachant qu’un troisième ingénieur du son était à l’œuvre pour enregistrer ce concert qui constituera au printemps le premier album de ce nouvel ONJ.

Et ce disant en quittant les lieux, je me disais que la très chère Madame Bley, la très chère Carla, aurait aimé être parmi nous, le public de Cornouaille.

Franck Bergerot

PS : Ce compte rendu ayant été rédigé tardivement à partir de notes éparses et peu lisibles, le podcast du Jazz Club de France Musique (Jazz sur le Vif du 13 septembre) a pu me servir d’aide-mémoire, principalement concernant le solo de tuba de Fanny Meteier que ma mémoire du concert de Quimper ne situait comme transition entre In India et Wonkey Donkey.