Matthieu Donarier déplie la musique de Steve Lacy - Jazz Magazine
Jazz live
Publié le 10 Déc 2025

Matthieu Donarier déplie la musique de Steve Lacy

Il ne la rejoue pas, il la contemple, il la rêve, avec Sophia Domancich, Stéphane Kerecki et Simon Goubert. C’était hier au Sunside.

J’avais chroniqué le disque “Coastline”, un “Choc” dans le numéro d’octobre de Jazzmag. Alors hier, je m’étais mis en mode vacances, et je sortais en famille. Pas de compte rendu. Mais ce matin, au saut du lit, le naturel est revenu au galop.

On sortait notre nièce, “Emma” qui vient de s’installer à Paris pour poursuivre ses études piano, avec son copain “Grgr.” J’avais offert à Emma quelques vinyles de ma collection désetée et elle en redemandait (hier Monk Paris 54, deux Carla Bley et le Getz / Jimmy Rowles, parce qu’elle avait aimé The Peacocks par Bill Evans). Mais il fallait qu’elle découvre cette musique “live”, dans l’inconfort du club et dans la proximité du geste improvisé. Et avec ces quatre-là – Matthieu Donarier, Sophia Domancich, Stéphane Kerecki et Simon Goubert –, quoique fraîchement réunis, ç’allait être le “carré magique”.

J’avais oublié que Donarier ne jouait là que du soprano, et que la musique de Steve Lacy – à laquelle leur disque “Coast Line” rend hommage –, ça peut être aride. Et nos jeunes gens ont été un peu surpris par ces sonorités tendues vers l’aigu, jusqu’à l’étranglement, mais, par-delà le caractère elliptique, abstrait, parfois même conceptuel, ils se sont laissé séduire par le tranchant, l’humour, la vivacité, le contrôle de l’ambitus. Mon épouse jubilait, elle adore Donarier, elle m’a volé, pour les garder dans son bureau, tous les disques du quartette de Gabor Gado où il joue beaucoup de ténor. Mais elle aimait déjà la sobriété et l’angularité de la musique de Steve Lacy, dont je lui ait fait écouter principalement les interprétations monkiennes.

Mais Donarier ne rejoue pas Lacy, il le rêve à travers une partition manuscrite que son quartette “dépliera” en fin de programme, Coastline, et que l’historique sopraniste créa au milieu des années 1970 (premier enregistrement “live”, solo, en Italie en 1975 (“Axieme“ sur Red Records), reprise en sextette sur disque en 1981 avec Steve Potts (qui est apparu hier au bas du Sunside), Irene Aebi, Bobby Few, Jean-Jacques Avenel et Oliver Johnsons (“Steve Lacy Sextet”, Hat Hut).

Emma qui a voulu se placer derrière le piano pour voir les mains de Sophia Domanich, est fascinée par leur autonomie de part et d’autre du buste, comme elles s’activent, dialoguent, inventent et réinventent, parfois partent en cavale aux deux extrêmes comme si elles se fuyaient avec devant elles, une simple page de partition vite oubliée jusqu’à ce que la pianiste, puis rentre dans la partition sans crier gare avec tout l’orchestre. A l’entracte, mon épouse demandera à Sophia, comment elle fait pour jouer ainsi sans voir le batteur qui lui semblait totalement dissimulé à l’opposé de la scène. « Un autre batteur, ça me gênerait, mais avec Simon… je sais. » Simon participe au rêve éveillé, sonnant plus qu’il ne bat, battant pourtant avec cette extrême précision du geste qui lui est naturelle. Et puis il y a la contrebasse de Stéphane Kerecki mobile avec la musique comme elle peut l’être, mais énorme, solide et puissante comme le phare accroché à son roc parmi les flots extrêmes. Et, c’est ce bonheur d’être ensemble, ici et maintenant en dépit de tout, qui, je crois a fasciné et séduit nos jeunes gens.

Mais j’ai dit qu’hier soir, je ne travaillais pas, et j’ai croisé hier à l’entracte Xavier Prévost, qui me semblait bien parti pour dire son mot. Dans les deux jours qui viennent, m’a-t-il dit en quittant prématurément pour attraper son dernier train. J’ai la chance d’avoir un RER beaucoup plus noctambule. Franck Bergerot