Actualité
Publié le 17 Mai 2025

Lee Konitz / Toute une vie

1ère partie / Disciple et affranchi (1927-1960)

A l’occasion de l’article consacré, dans le numéro 781 de Jazz Magazine (mai 2025), à l’album “I Concentrate On You” de Lee Konitz sur le label SteepleChase, album qui marqua le rebond de sa carrière en 1974, Franck Bergerot a brossé un panorama plus large de son œuvre, en 3 épisodes à suivre sur jazzmagazine.com.

Né le 13 octobre 1927 à Chicago, Leon “Lee” Konitz se met à la clarinette à l’âge de onze ans sous l’influence de Benny Goodman, puis au ténor après s’être entiché de Lester Young, influence décisive, même s’il échange rapidement le ténor pour l’alto. Il fait bientôt la connaissance de Lennie Tristano. Né le 19 mars 1919, Leonard Joseph “Lennie” Tristano a perdu la vue au cours de son enfance et étudié dans un institut spécialisé. Outre le piano adopté à l’âge de quatre ans, il y étudie divers instruments (anches, trompette, guitare, violoncelle…). À 19 ans, il entre à l’American Conservatory de Chicago, se passionnant particulièrement pour Johann Sebastian Bach, tout en s’initiant au jazz. À partir de 1943, il enseigne à la Christensen School of Music où il a Lee Konitz pour élève.

Le bop selon Tristano

En 1946, Lennie Tristano gagne New York où il se fait rapidement remarquer pour la qualité de son oreille et pour l’originalité de ses conceptions harmoniques et rythmiques. Au sein du trio piano-guitare-contrebasse sur un répertoire de standards, il demande à son guitariste Billy Bauer de laisser tomber la pompe régulière au profit d’une partie indépendante en matière d’harmonie, de contrechant et d’accentuation. Aussi, dans une étude commandée au pianiste Lou Stein par Down Beat, il est noté que Tristano recourt au contrepoint, à des extensions harmoniques, à la dissonance et aux rythmes croisés sollicitant les découpes impaires à trois, cinq, voire sept temps, superposées à la carrure à quatre temps propre au répertoire du jazz de l’époque. Quant au musicologue Gunther Schuller, il signale, chez Tristano, un recours à la bitonalité frisant l’atonalité.

Durant l’été 1947, Tristano lui-même prend la plume dans la revue Metronome où il signe un article intitulé What’s wrong with the Beboppers ?(Qu’est-ce qui ne va pas avec les beboppers ?)Il ne s’agit nullement d’une charge contre la nouvelle musique à laquelle il consacrera un second article sous le titre What’s right with the Beboppers ? Il est en effet un admirateur de Charlie Parker et de Dizzy Gillespie. Mais il s’inquiète du peu d’exigence de leurs suiveurs qu’il qualifie de « little monkey-men » se contentant de singer leurs idoles par l’emprunt de quelques tics mal assumés. Et recourant à l’expression “cool” qui servira bientôt à désigner les dérivés du bop imaginés majoritairement par les jazzmen blancs, il écrit : « Il faut bien comprendre que le bebop est diamétralement à l’opposé du jazz qui précède, swing et dixieland. Le swing était brûlant, bruyant. Il cognait et soufflait comme une locomotive. Le bebop est cool, léger, fluide. Son rythme est plus subtil, sous-entendu. Ce volume plus discret permet d’y introduire d’intéressants accents plus complexes. » Point de vue bientôt partagé, notamment par le jazz critic Leonard Feather qui écrira en 1949 que la caractéristique rythmique du bop nous fait passer du “hot jazz“ au “cool jazz”, et qui désigne Lester Young comme le grand novateur à l’origine de cette évolution. Une remarque résonnant avec les “bulles” émises par le “pape” de la critique jazz en France, qui qualifiait pareillement Lester Young et les boppers d’anti-jazz, tout en bénissant Coleman Hawkins qui fut pourtant l’un des inventeurs du langage harmonique du bop. Paradoxe qui pourrait ici nous entrainer vers des digressions pas totalement hors de propos dans une discussion sur l’art de Lee Konitz. Mais poursuivons…

À l’école de Tristano

Lorsque Lee Konitz débarque à New York en 1948, il y rejoint son ancien professeur pour se placer sous son aile. Tristano devient une espèce de gourou musical, alors que son trio se fait quintette avec l’adjonction de Konitz et de divers batteurs, puis sextette avec l’arrivée de Warne Marsh, un saxophoniste ténor dont la sonorité se fondait si mystérieusement à celle de Lee Konitz que l’on pouvait les prendre l’un pour l’autre. Une caractéristique qui inspira à certains l’expression de ténor en mi bémol (les saxophones étant des instruments dits “transpositeurs”, le ténor est en si bémol et l’alto en mi bémol).La discipline à laquelle les soumit Lennie Tristano consistait notamment à leur faire apprendre les solos de Lester Young sans l’aide de l’instrument ni même du papier-crayon, juste en les chantant. Ainsi seraient-ils mieux en mesure d’entendre ce qu’ils improvisaient eux-mêmes, et plus à même d’improviser intérieurement ou à voix haute sans l’aide de l’instrument. Il poussait la logique jusqu’à les faire à improviser collectivement sans thème ni grille harmonique. Il en est resté deux brefs exemples Digression et Intuition 1, le coffret “Lennie Tristano, Personal Recordings 1946-1970” (Mosaic, 2021) révélant des exemples plus conséquents enregistrés en public dès 1948, autant de préfigurations du free jazz avec une décennie d’avance.

Pour les encourager à improviser en contrepoint, en s’écoutant les uns les autres, il leur faisait jouer également des fugues à deux voix de Johann Sebastian Bach dont on retrouve l’esprit (début et fin de Fishin’ Around 2,final de Jazz Of Two Cities 1et Dixie’s Dilemna 1,réexposé de Sound-Lee 2, plus d’autres exemples lors des retrouvailles de Konitz et Marsh) sinon la lettre lors des tournées européennes de 1975-76 (“Live at the Montmartre Club, vol.2” et “London Concert”). De manière générale, compositions et improvisations étaient démarquées des standards de la comédie musicale, de nouvelles mélodies se substituant aux airs originaux. C’est ainsi que You Can Depend On Me devint Wow ! 1, Cherokee fut métamorphosé en Marshmallow 2et What Is This Thing Called Love travesti sous le titre Subconscious Lee 1. Autant d’occasions de se livrer à des chromatismes acrobatiques et de s’affranchir des symétries de la découpe prosodique des refrains d’origine en chevauchant les barres de mesure selon des métriques superposées aux structures standards en 32 mesures… le tout en totale décontraction.

L’émancipation discrète

C’est cette décontraction que s’empressèrent de dénoncer les afficionados du bop qui envisageaient les urgences parkériennes ou gillespiennes comme métaphores de la tension sociale pesant sur la communauté noire. Mais c’est cependant cette décontraction, non dépourvue d’intensité, qui décida Miles Davis à choisir Lee Konitz plutôt que Sonny Stitt, lorsque Charles Parker s’avéra indisponible à la création du fameux nonette en 1948. Première incitation pour Konitz à s’émanciper du clan Tristano au risque d’en être plus ou moins excommunié, ce qui n’interdira pas d’épisodiques retrouvailles avec Marsh et/ou Tristano jusqu’en 1964.

De parents travaillant dans le milieu artistique hollywoodien et donc à l’abri du besoin, Warne Marsh restera longtemps dans le giron tristanien, et même lorsqu’il s’en affranchira, il campera sur un rigorisme refusant toute compromission, peu soucieux de sa notoriété, mais vénéré durablement pour sa conception du mètre, notamment, et de façon très contrastée, par Anthony Braxton et Mark Turner. Plus folâtre, Konitz s’affranchit de tout dogmatisme, pétri par la culture des standards qu’il revisite à l’envi jusque dans les moindres recoins connus de lui seul, voire méconnus de lui-même au moment de les aborder. Au début des années 1950, il court le cacheton dira-t-on ; il court en tout cas le monde. On le croise en Suède en 1951, avec Charles Mingus en 1952 avant qu’il n’embarque au sein de la formation de Stan Kenton pour la côte Ouest où il se joindra au “pianoless quartet” de Chet Baker et Gerry Mulligan (“Konitz Meets Mulligan”, Pacific). Toujours avec Kenton, il est en Europe en 1953, constituant un réseau de relations pour sa carrière free lance à venir. En 1954, il monte un quartette avec quelques disciples tristaniens (les pianistes Ronnie Ball ou Sal Mosca, le guitariste Billy Bauer, les contrebassistes Peter Ind ou Arnold Fishkin et les batteurs Jeff Morton , Al Levitt ou Dick Scott, etc.). Une carrière vagabonde, avec le soutien discret d’Atlantic, puis Verve, sans véritable traits saillants pour ponctuer une excellence réelle mais sans histoire, quasiment hors du temps de l’Histoire, plus de ponctuelles collaborations orchestrales avec Gil Evans, Gerry Mulligan, et surtout Jimmy Giuffre avec qui il cosigne “Meets Jimmy Giuffre” et  “You & Lee”.  Franck Bergerot

À suivre : 2ème partie (disponible à partir du 24 mai) – De l’oubli à la renaissance (1961-1976)

1. Lennie Tristano & Warne Marsh “Intuition” (Capitol)

2. Lee Konitz “Suconscious Lee” (New Jazz / Prestige)