Jazz live
Publié le 26 Juin 2025

Standards hors-normes

Ces 24 et 25 juin, c’est-à-dire pas plus tard qu’hier soir, Pierre de Bethmann retrouvait ses amis Neson Veras et Sylvain Romano autour d’un répertoire de standards pas si standards que ça.

C’était hier, deuxième soirée, deux concerts d’affilée – 19h30 et 21h30 – comme de coutume au 38 Riv’. La petite cave pleine comme un œuf (un peu moins, toutefois pour le second concert, une partie du public ayant peut-être renoncé face à l’orage qui tombait sur Paris). Premier set, un auditeur de marque, Stéphane Belmondo, discrètement installé au bord du dernier rang parce qu’il devrait partir sitôt le deuxième titre, attendu qu’il était au Sunside par la chanteuse Valérie Gaschaire et le pianiste Pierre Brouant (et j’aime bien imaginer cet archipel du jazz dont le concert auquel on assiste n’est qu’une partie d’un grand tout multicolore). Deuxième set, non moins de marque, le contrebassiste Étienne Renard, et je me plais à penser qu’il s’est placé au premier rang pour ne rien perdre des gestes de son confrère de basse, Sylvain Romano, orfèvre puissant de l’instrument. Il peut d’ailleurs tout aussi bien être venu pour celui qu’il a connu enseignant au CNSM, le pianiste Pierre de Bethmann. Et d’ailleurs, n’est-ce pas un trio que nous sommes venus écouter, complété par l’ahurissant guitariste Nelson Veras ?

Standards. En commençant par Cole Porter, le plus grand par la constance de son génie d’une mélodie ou d’un texte à l’autre, puisqu’il excelle tant comme compositeur que comme auteur. Love for Sale que rien ne laisse deviner à travers un entrelacs serré, rapide, fuyant, dessiné par le piano et la guitare qui se pourchassent, se joignent, se complètent, dialoguent et se dispersent, tout cela à la fois pour l’auditeur trop étourdi, n’ayant pour seul soutien qu’une walking bass étrangement impassible et souveraine, jusqu’à l’apparition d’un thème, pris à l’envers, plus exactement la partie B du thème exposée avant le A. Ç’a l’air de rien, mais c’est suffisamment troublant pour que le connaisseur hésite à nommer le thème avant qu’il ne soit invité à se chanter intérieurement à l’unisson du piano « Love for Sale… etc.» au moment où survient enfin le début de la chanson.

À l’unisson du piano, c’est beaucoup dire, tant exposés et improvisations se trouvent soumis à de continuelles altérations harmoniques ou du tempo. Ces altérations – réelles ou simulées – reviendront souvent dans ce programme qui passe de Jobim à Monk en passant par l’étourdissant tourniquet de The Woodocks (John Taylor) précédé d’une passionnante exploration en block chords. Où l’on voit que la notion annoncée de standards est ici très large. Nouveaux entrelacs, nouveaux affolants chassés-croisés entre la main droite de de Bethmann et les folles angularités que dessinent les doigts de Veras sur son manche (et ces feintes avec le tempo auxquels les collaborations du guitariste avec Octurn nous ont notamment habitués). Où l’on verra encore les deux mains de Sylvain Romano – gracieuses, agiles, puissantes, pour tout dire félines – abandonner la stricte walking pour des variantes sur ostinato ou d’exaltantes figues libres.

Mais quelle est cette fragrance qui monte lentement sur ces terres embrumées où le trio s’est aventuré ; d’abord discrète, mais s’insinuant doucement. Ne serait-ce pas… ? Les miroitements harmoniques et rythmiques nous égarent, nous en distraient, la masquent, jusqu’à ce que plus aucun doute ne soit permis. Il y a quelque chose de facile à réduire le deuxième mouvement de la 7ème Symphonie de Beethoven à cette “rengaine” que, le premier, John Kirby introduisit dans le jazz (Beethoven Riffs On, 1941) mais avec une légèreté, un entrain, une insolence défiant tous les dangers du kitsch. Hier, tout le talent de notre trio résida dans la lenteur de dévoilement du geste beethovenien attisant notre impatience.

Après un moment passé en coulisses avec les musiciens, à revisiter l’histoire du jazz et quelques autres histoires, j’ai profité du deuxième concert pour me laisser aller sur un programme en partie différent, qui m’a paru comme chauffé à blanc ; impression possiblement causée par l’effet de proximité et mon emplacement au plus près de la scène, le nez sur leurs gestes, alors que, le pianiste préludant le dos tourné à son trio sans annoncer de titre, j’observais les échanges amusés ou interrogatifs de ses deux comparses, Nelson Veras se baissant soudain vers le vrac de partitions jonchant le sol avant d’en tirer une à poser sur l’unique pupitre qu’ils suivraient ou non, souvent fort distraitement. Plus cette cerise sur le gâteau : la reprise de Semblence tiré du prodigieux “Facing You” de Keith Jarrett. Franck Bergerot