Beautés et présences à Respire Jazz

La beauté est-elle compliquée: avec le quartette No(w) Beauty à la Grange. Être LÀ avec Charlotte Planchou et Mark Priore dans la cour de l’Abbaye Saint-Gilles. Et on oublie le reste.
Un jour, comme ça, comme souvent : « Je vous présente un ami… » Sourire avenant. «…spécialiste du jazz ». Le sourire s’efface, le front se plisse. « Ah, le jazz ! C’est compliqué ça… » Oui, en effet, c’est compliqué. C’est comme le foot, vous voyez. Je n’y ai jamais rien compris. Il suffirait que j’ouvre de temps en temps l’Équipe ou que j’écoute avec un peu plus d’attention l’avis de mes amis qui sont tous spécialistes, plus spécialistes les uns que les autres… Les noms des footballers, des entraineurs, voire des journalistes spécialisés ou même des femmes des footballers, ils connaissent. Et pourtant, je peux regarder tout un match de foot, le cou tendu vers l’écran, les fesses endolories par l’angle extérieur de ma chaise… Je trouve ça fascinant. Serait-ce plus ou moins fascinant si je lisais L’Équipe ? Pas moins, mais ce serait autrement évidemment, d’autant plus qu’au lieu d’avoir chaque fois l’impression de voir le même match, j’observerais tous les détails de chaque action avec une intelligence du geste de chaque joueur qui rendrait chaque minute du jeu d’autant plus palpitante. Tenez, le ciel ! C’est beau, de toute évidence, et on peut le regarder toute la journée et encore la nuit sans se lasser. Vous êtes bien d’accord…Et vous y comprenez quelque chose ? Un jour, vous écoutez une interview de Hubert Reeves. Ou vous ouvrez une revue spécialisée. On vous explique pourquoi le ciel est bleu le jour. On vous montre. C’est merveilleux ces photos du ciel qu’on arrive à faire aujourd’hui des zones les plus éloignées de l’univers. C’est beau ! Mais, c’est aussi assez compliqué ! Vous pouvez épingler l’une de ces photos en poster sur le mur de votre salon. Vous pouvez aussi vous faire expliquer ce que vous avez sous les yeux, ouvrir des ouvrages, vous faire commenter chacune des centaines de galaxies qui y figurent. Est-ce moins beau ? C’est beau autrement. C’est plus grandement beau. La beauté du savoir est un puits sans fin et l’on peut rester au bord, la scruter plus ou moins, se laisser entrainer vers ses profondeurs. Oui, le jazz, c’est comme tout, c’est compliqué. Mais ça fait appel à l’oreille, si mal éduquée, si mal sollicitée par le genre humain qui sait identifier facilement l’apparence d’un oiseau par son plumage, mais peine à mémoriser et à identifier un chant d’oiseau, pourtant tellement plus facilement observable parce qu’il suffit de tendre l’oreille dans même tourner la tête. Le jazz, c’est pareil, on l’aime comme on aime le chant des oiseaux en ouvrant sa fenêtre ou comme l’on part en forêt pour se figer à l’endroit propice afin de distinguer chaque chant de tout le ramage “des hôtes de ces bois”. Ah, c’est compliqué ! Mais que l’on n’en soit à distinguer que le morse répétitif du pouillot véloce ou que l’on sache relever les chants longs du phragmite des joncs. C’est tout aussi beau, mais autrement.

Hier, le quartette No(w) Beauty de Hermon Mehari (trompette), Enzo Carniel (piano), Damien Varaillon (contrebasse), Stéphane Adsuar (batterie)… tous compositeurs, tous partenaires d’un même souffle en improvisation. Et ça, rien que ça, c’est compliqué ! J’ai rien compris ! Le public non plus sûrement ! Encore moins que moi j’imagine, parce que, moi, je les ai déjà entendus plusieurs fois en concert et que j’ai quelques repères de par mon métier. Et pourtant ce fut un triomphe, auquel je me suis joint sans retenue. J’aurais voulu avoir avec moi tous ces gens qui ne savent du jazz que cette “complication” ou ces “sachants” qui ont exclu de la chaîne culturelle nationale le jazz et toute musique instrumentale un peu “abstraite” parce que c’est “chiant” ou parce que « le jazz… C’est terminé, il ne s’y passe plus rien. Ah, et puis, ne pas oublier, c’est une musique macho. À part ça, circulez, ya rien à voir. » Voire Madame Rachida Dati qui veut, non amener la culture dans les campings, mais encourager ce qui s’y trouve déjà et n’a pas besoin d’elle pour exister, l’animation. Ça coûte pas cher, et ça peut lui rapporter gros.
Alors voilà, ce concert hier… c’était comment ? Vertigineux. Le sol s’y dérobe sous chaque pas sans qu’à aucun moment le corps ne s’effondre, porté par des nuées de notes, des tourbillons rythmiques, de formes qui se dissolvent autant qu’elles se rassemblent. C’est dense et léger, c’est du lourd en permanente apesanteur, c’est une bourrasque tranquille, traversé de violentes accalmies. Lorsque l’on ne sait pas dire, on cite, on compare. Le nom d’Ambrose Akinmusire vient à immanquablement à l’esprit. Il aura été l’une de plus lumineuses ouvertures dans les ténèbres de ce jazz éternellement finissant en ce premier quart de siècle face à un avenir incertain… (L’une des plus lumineuses ? En citer une autre ? Dix, vingt, peut-être cent se présentent à mon esprit, mais une particulièrement, le quartette du vieux Wayne Shorter, notre vieux Water Baby qui illumina ces annonces de ténèbres)
Donc réduire No(w) Beauty à cette facilité dont la critique ne saurait se passer, car comme tous mes confrères, je m’aide constamment de cette béquille : la comparaison, voire l’influence supposée. Je suppose qu’ils ont entendu Ambrose Akinmusire… et son batteur Justin Brown. Mais ce souvenir n’altère en rien mon impression d’hier, sauf à y revenir par défaut d’arguments. Hermon Mehari fait entendre un proximité de son et de phrasé qui en fait un proche cousin d’Akinmusire, faisant oublier toute référence antérieure (Clifford, Chet, Miles… peut-être pas Booker Little), mais il y a dans ce mélange (collectif car tout ici en relève) de douceur et d’énergie, d’aspiration au silence et d’explosion sonique, d’agnosticisme et de spiritualité musicale, qui relève d’une époque, la nôtre, d’un arrière-plan musical, artistique, social, géo-politique, écologique, scientifique, dont les résonnances échappent aux clichés de l’un ou l’autre genre parmi lesquels ces quatre musiciens ont grandi. Avec une mention spéciale pour Enzo Carniel, non parce qu’il a suivi mes cours d’histoire du jazz dans le cadre de la préparation au CA (certificat d’aptitude aux fonctions de professeur de musique), mais parce que, après avoir scruté ses “solos” (je le répète, tout ici relève du collectif) tantôt d’un foisonnement tantôt d’un dépouillement extrême (quelque chose de “sacré” échappant aux chasubles, aux cierges et au génuflexions du “spiritual jazz”), je serais tenté de prendre, à mon tour auprès de lui, quelque cours, non de piano ou d’harmonie (mon cas est desespéré), mais… simplement “d’écoute”.
Quelques temps, plus tard, le public, après s’être restauré, s’étant déplacé de la grange (et donc à l’abri du soleil) vers les rangées de bottes de foin disposées autour de la scène au pied de l’Abbaye Saint-Gilles, j’ai abordé plein de préjugés le concert du duo de David Tixier (piano et claviers) – Lada Obradovic, et en suis ressorti confirmé dans ce qui ne relevait plus du préjugé et qu’éclairait étrangement le stand sur lequel nos deux musiciens proposent goodies et autres produits dérivés (mugs, stylos, chaussures, etc…). Passons… à la buvette par exemple.

Ce n’est pas sans autres préjugés que j’abordai ensuite le récital de la chanteuse Charlotte Planchou, prêt à rejoindre ma chambre et à en profiter pour ouvrir mon ordinateur sur quelques travaux en cours ou en souffrance. Que savais-je d’elle ? Avais-je lu quelque article de presse dont la teneur m’aurait agacé ? Avais-je entendu quelques mesures d’un premier disque relevant de la chanson française, et qui manquerait de mettre en valeur ce qui n’allait pas tarder de justifier à mes yeux sa présence sur la scène d’un festival de jazz. Les premières notes de The Peacocks ont suffi à me retourner comme une crêpe. Et pas seulement parce que je prenais soudain conscience de la présence de Mark Priore au piano. Mais parce que Charlotte Planchou CHANTE. Et qu’elle chante une chanson géorgienne apprise par un relevé phonétique des paroles ou qu’elle emprunte à Mercedes Sosa Alfonsina Y El Mar d’Ariel Ramirez et Felix Luna, qu’elle revisite L’Albatros de Léo Ferré et Charles Baudelaire ou Yesterdays de Jerome Kern et Otto Harbach, qu’elle revisite une comptine traditionnelle occitane ou s’attaque à Kurt Weill et Bertold Brecht, elle est LÀ. LÀ dans chaque chanson à l’intérieur de laquelle elle se meut avec des facultés d’improvisatrices, facultés n’ayant rien à voir avec les clichés du scat, mais plutôt avec ce que je commentais en début d’après-midi lors d’une conférence intitulée “La Douleur et la joie de Billie Holiday”. Cette joie du jazz, du geste improvisé qui transcende le kitsch de la chanson. Et LÀ sur scène, comme on souhaite à beaucoup de vocalistes de jazz d’être LÀ. Et LÀ encore, avec son complice Mark Priore… non simplement accompagnée, mais en un vrai duo. Jazz ? Elle en a les compétences : voyez comme elle s’empare, en toute liberté, de The Peacocks qui est loin d’être une bluette. Son art (où elle s’accompagne parfois, en toute compétence, d’une guitare) est large, polymorphe, polystylistique, sinon qu’elle n’a qu’un style le sien, qui n’est pas que vocal, mais scénique. Mark Priore et Charlotte Planchou sont les improvisateurs, les dramaturges, les scénographes, les chorégraphes, les acteurs et improvisateurs un peu dingues d’un répertoire hybride qu’ils rassemblent dans un seul et même théâtre où se racontent un fleuve d’histoires. Inutile de dire que mes fesses n’ont pas quitté un seul instant la botte de foin sur laquelle elles s’étaient posées pourtant prêtes à s’en arracher rapidement dès le début du concert. Franck Bergerot